D’où qu’il est interdit de parler de jeux qui ont dix ans ? Hein ? Est-ce que les lycéens s’empêchent de faire des fiches de lecture sur Les Fourberies de Scapin juste parce que Molière est mort (attendez je vérifie) en 1673 ? (51 ans, merde, décidément on mourait bien jeune) Bon, techniquement, les lycéens aimeraient bien s’empêcher eux-mêmes de faire des fiches de lecture, mais en rédiger, c’est un réel plaisir d’esthète qu’on découvre à l’âge adulte, comme le whisky tourbé, le sexe dans un vrai lit et les consultations chez l’ostéopathe.

Donc, j’ai joué à Dear Esther après tout le monde, après avoir entendu aussi tout ce qu’on en a dit (« c’est pas un vrai jeu ») et… 

Ben ouais, c’est pas un vrai jeu. Mais ça n’est pas forcément un problème.

L’action se déroule à la première personne, à travers les yeux (et la charpente un peu poussive) d’un protagoniste échoué sur une île sans nom des Hébrides, qui, je dois dire, est très joliment représentée (un argument auquel j’étais forcément sensible), avec le vent constant, la mer et les vapeurs d’embruns qui te mettent le goût du sel sur les lèvres et réussissent l’exploit de te tremper sans que tu ne te sentes mouillé avant qu’il ne soit trop tard (une spécialité écossaise que même la Bretagne ne parvient pas à égaler).

C’est joli, hein ? Et là, je vous assure qu’il est midi pile avec un vache de cagnard.

Le protagoniste se met à réciter (lire ? se remémorer ?) des messages adressés à une certaine Esther, et à décrire ce que l’île, où il est s’est rendu (échoué ? exilé ?) représente pour lui.

Et là, on marche. Pas pour rien que Dear Esther est considéré comme le père des walking simulators ; il n’y a strictement rien d’autre à faire que marcher, et éventuellement regarder les trucs autour de soi d’un peu plus près. De temps en temps, en vue d’un repère, d’un monument, dans une situation, notre personnage continuera à causer, jusqu’au dénouement final (comptez deux heures). Au joueur de recoller les morceaux, de fouiller, de comprendre / composer sa propre version de l’histoire.

Dear Esther (dans son édition la plus récente, la Landmark Edition que j’ai faite) est très joli même sur Steam Deck, avec des vues magnifiques et une ambiance locale parfaitement restituée (manquent juste les cormorans qui t’engueulent). Tout le propos du jeu / de l’installation virtuelle réside dans la pesanteur du personnage que l’on contrôle : tout est loooong, on marche à un pas de sénateur, mais cela fait évidemment partie du truc, de ce “cheminement” quasi initiatique que le protagoniste est amené à suivre (ben oui, personne n’a jamais fait de téléportation initiatique)1. Le truc, c’est que le moindre déplacement étant coûteux, ça n’encourage pas l’exploration ni l’expérimentation ; d’autant plus qu’il apparaît très vite qu’en-dehors du chemin balisé, il n’y a pas vraiment de salut. Donc, on suit la route de l’expo en faisant “oooh, la vache, c’est quand même très beau”. Et des fois, des jolies choses, ça peut suffire à un type qui se tape trois vols d’avion de 7h30 (exemple absolument innocent bien entendu).

J’ai vu Dear Esther comparé à un poème et c’est probablement la forme, en réalité, dont cette “œuvre” (faute de meilleur terme) s’approche le plus. Ça n’est pas un jeu ; c’est un propos symbolique inscrit dans le temps lui-même et dont on sent la texture (pour le meilleur et pour le pire) comme consubstantielle de l’expérience. (Oui, c’est une façon polie de dire que ça frise parfois le chiant, mais c’est volontaire, et ça a du sens.)

Est-ce que c’est bien ? Diantre, comment vous dire si un poème est “bien” ? Ça dépend si ça vous parle. Ça n’est pas un jeu, c’est une expérience à qui l’on a retiré tout ce qui peut faire un “jeu” (possibilité d’un échec empreint de conséquences résultant de la mauvaise exécution de ses mécaniques – rien de ça n’existe ici). Ça cause de deuil, de solitude, de renouveau. C’est marin et venteux. Ça a beaucoup de caractère (à condition de kiffer les landes battues par les rafales, mais je suis un public conquis). C’est aussi cryptique et, certains pourraient dire, un brin prétentieux par endroits.

Personnellement, j’ai passé un bon moment. Mais si je suis absolument le cœur de cible (comme on dit dans la startup nation) des thèmes de Dear Esther, j’ai l’impression d’être un peu passé à côté de leur exécution (je ne sais pas si j’ai tout compris parce que c’était finalement très simple ou rien du tout parce que j’ai raté un niveau de lecture). Cependant, dans le genre de jeu qui n’en est pas vraiment un et qui a réussi à me mettre la larme à l’œil sans moteur 3D ni lande battue par les vents, j’ai de loin préféré To the Moon ou même, pour rester dans le même format que Dear Esther, son petit interlude gratuit A Bird’s Story. J’ai toujours été plus sensible au fond qu’à la forme, même s’il faut quand même soigner cette dernière pour emballer le paquet cadeau (et pour ça, Dear Esther a parfaitement réussi la seconde).

Si ce que je raconte vous parle, foncez.

(Pour une fois, je ne mets pas le trailer, qui présente TOUT LE FUCKING JEU en seulement deux minutes.)

  1. Rendons quand même à Esther ce qui appartient à Esther : on peut voir, loin en aval, l’héritage de ce cheminement vécu par le joueur comme substance même de l’expérience ludique dans un “vrai” jeu comme Outer Wilds, lequel est, comme chacun sait ici, le meilleur jeu du monde.