Et ces traces, un jour, un autre être affligé,
« Le Psaume de la Vie », Henri Wadsworth Longfellow, trad. Sir Tollemache Sinclair
Voguant sur l’Océan solennel de la vie,
Pauvre frère en misère, et seul et naufragé,
En les voyant, Peut-être aura plus d’énergie.
Je crois fondamentalement que toute histoire est conflit narratif, et que tout conflit narratif est histoire ; je donne des ribambelles d’ateliers sur le sujet et appréhender cette notion m’a ouvert des horizons de subtilité comme d’efficacité narrative. En résumant très vite, un récit narratif dramatise le traitement d’une volonté se frottant à des résistances ; ce qui est le conflit. Il n’est pas nécessairement frontal (Iron Man contre Thanos), au contraire, c’est quand il est ambigu qu’il ouvre toute la richesse de la psychologie humaine (Emma Bovary frottant son idéalisme aux basses réalités du monde matériel). Le conflit alimente la tension et les enjeux ; il nourrit l’intérêt ; il donne aux personnages l’occasion d’exprimer leur vérité ; il accroît la longévité, amplifie le champ de conscience, est vital au voyage spatial.
Un aspect m’a longtemps gêné cependant, et ce fut l’occasion d’en discuter sur le forum Elbakin.net : le conflit m’a paru comme une triste observation sur l’espèce humaine – on aspire plutôt à une existence sans conflit, quand on en est plutôt friand dans nos histoires. Serait-ce à dire que notre espèce reste fondamentalement animée par un goût voyeuriste de l’adversité, sorte de Schadenfreude jouissif tandis qu’on voit Frodon saigner des oreilles sur la route du Mordor, puisque, comme le dit l’adage, « les gens heureux n’ont pas d’histoire » (sous-entendu : qui vaille la peine d’être racontée) ? Sommes-nous fondamentalement vilains, des animaux excités par la vue du sang et réjouis que ça ne soit pas le nôtre ?
Je l’ai un peu cru, jusqu’à recoller cette observation sur la narration avec cette vérité fondamentale de l’existence : « La vie n’est que peine, ceux qui vous disent le contraire essaient de vous vendre quelque chose. » Ou, de façon un brin plus élégante dans les mots de G. K. Chesterton : le rôle des contes de fées consiste à expliquer aux enfants que les monstres peuvent être vaincus.
La soif pour le conflit en narration ne relève pas du Schadenfreude, du voyeurisme, mais au contraire de l’humanité. La deuxième loi de Sanderson formule que les limitations sont plus intéressantes que les pouvoirs car ce sont les limitations qui fournissent les occasions narratives par le conflit ; elles les fournissent, dans un contexte magique, supernaturel, car elles nous ramènent à la réalité fondamentale de notre humanité, soit que la vie peut être difficile le lundi. Et, ce faisant, la narration nous offre un accompagnement, un soutien, une grille de lecture, une réassurance quant à ces difficultés de la vie. On s’intéresse à Superman parce que la kryptonite le rend vulnérable, soit : humain ; non pas parce qu’il en bave et que c’est bien fait pour sa tronche de Kryptonien surpuissant, mais parce que cette fragilité le rapproche de nous, et que sa manière d’affronter cette adversité peut, par voie de conséquence, nous inspirer à notre tour. C’est là que les histoires sont formidables.
En d’autres termes extrêmement simples, le conflit narratif se situe à l’opposé diamétral du Schadenfreude : c’est au contraire un vecteur fondamental de compréhension, d’éveil de fraternité entre les événements fictifs dépeints et ceux nécessairement contrastés de notre vie. Le traitement du conflit – quelle qu’en soit la résolution, heureuse ou non – est un appel à l’empathie et à la réflexion, puisque l’on recompose nécessairement les événements d’un récit à travers le prisme de notre propre sensibilité, de notre propre théâtre mental et donc, à terme : des résistances inévitables de notre propre vie esseulées.
C’est tellement simple, j’ai tellement l’impression d’enfoncer des portes ouvertes que j’ai presque honte d’écrire ça à 45 ans, mais hé, comme c’est une conversation que l’on a de loin en loin, je me dis, je pose ça là, et de toute façon, tout le monde aura oublié quand Elon Musk aura défoncé le siège de Disney avec un Cybertruck pour montrer qu’il est indestructible. Lui-même, pas le Cybertruck.
Je suis tellement d’accord avec ton article.
On baigne dans du conflit permanent, il est normal de rechercher cela dans ce qu’on lit, car cela nous parle, cela trouve écho dans ce que l’on vit au quotidien.
Ma copine m’a demandé un jour « pourquoi tu lis des trucs tristes/violents/sombres? » Mais parce que ça me fait me sentir moins seul dans ma souffrance. Parce que cela me montre des portes que je n’avais pas vues.
Merci de ton retour. Oui, je pense que la noirceur dans la fiction peut avoir une valeur de catharsis. (Certaines tendances extrêmes appelant à une absolue pureté dans l’art m’inquiètent d’ailleurs pas mal à ce titre ; il y a une nuance et un équilibre complexes à trouver pour chaque créateur.rice. Voir cet article de Léa Silhol : https://adrenadream.wordpress.com/2019/11/29/litterairement-correct-voyage-dans-la-nouvelle-dictature-des-normes/ )
Je ne sais pas vraiment s’il s’agit de catharsis pour la fiction, enfin personnellement j’aime les trucs avec de la noirceur, pas vraiment pour la noirceur en elle-même, mais pour l’endroit où elle nous emmène pour justement nous en faire sortir, ou nous montrer des voies possibles, pour nous montrer comment il est possible de réagir à la noirceur. En cela je crois que c’est assez différent de la catharsis.
L’article de Léa Silhol est très intéressant. Les questions qu’elle soulève je me les pose tous les jours. Je suis moi aussi tellement inquiet et attristé par les injonctions (souvent contradictoires) qui sont faites aux auteurices. J’ai parfois le sentiment que quoi que l’on fasse ce sera pas la bonne chose. Cela me parle d’autant plus que je suis un homme et que j’écris beaucoup de textes sur des sociétés à tendance matriarcale. Je me dis que le jour où c’est publié on va me tomber dessus.
Ces injonctions peuvent décourager beaucoup d’auteurices. Je continuerai car je crois sincèrement à ce que je fais et je le fais dans le but d’ouvrir des portes et pas d’en fermer, donc même si je fais pas « exactement » ce qu’il « faut », mon intention ne pourra pas être remise en cause.
Mais certains jours faut s’accrocher quand même.