Quand on déménage, en général, on en profite pour faire un grand tri ; quand on déménage à l’autre bout du monde, on le fait d’autant plus (… en principe. Don’t ask.) Mais si on a une tendance à l’accumulation (qui ? naaan) et qu’on est passé d’un ordinateur à l’autre au fil des ans en étant, disons, pas très rigoureux ni organisé sur les sauvegardes (« j’ai un plus gros disque dur, je colle tout ça là, je ferai le tri plus tard, je récupère seulement ce dont j’ai besoin »), on peut se trouver assis sur des téraoctets de sédiments relatifs à une existence entière qui n’occupent, pour ainsi dire, aucune place (et une charge mentale minime).

Une pile parmi beaucoup d’autres retrouvées à la cave

Est-ce que j’analyse en ce moment tout ça ? Ahahah, non, j’ai autre chose à faire, et puis je ne vais pas déroger à la noble tradition consistant à coller tout ça dans un coin pour plus tard, la version 2024 étant mon serveur domestique. Néanmoins, au passage, certains trucs attirent l’œil, et l’on se retrouve à plonger dans de réelles capsules temporelles. Un vieil installeur de Netscape qui ne doit plus fonctionner sur rien, les drivers mis à jour de mon modem Olitec compatible Minitel. Wahou. Visiblement, je prenais aussi grand soin de conserver mes sauvegardes de ce petit match-3 qui occupait mes pauses en pensant que j’allais y rejouer. Moi, vingt ans plus tard : mec, j’ai un Mac maintenant. On retrouve des souvenirs de vie au passage, des atmosphères d’une époque, de relations passées, de logements anciens, de préoccupations déchues.

Mais on va conserver quand même, hein.

Bref. Par contre, je suis enchanté d’avoir retrouvé un véritable trésor d’où j’avais presque oublié l’existence, et où, classée avec soin et amour, m’attendait figée dans l’ambre la bande-son de mes années 90, bien avant la musique numérique moderne telle qu’on la connaît (mp3 et iPods). C’est simple : soit vous n’avez strictement jamais entendu parler de ça, soit vous connaissez et vous êtes un spécialiste obsessionnel. Pas de juste milieu.

Je vais m’efforcer de résumer rapidement : dans les années 80-90, avec le développement de l’informatique personnelle, on s’est évidemment mis à se servir des ordinateurs pour faire de la musique. Mais à l’époque, un studio nécessitait toute une batterie de synthés et sampleurs externes, où l’ordinateur servait de pilote (c’était la force de l’Atari ST). On était encore très loin de disposer d’assez de puissance pour générer les sons directement dans la station de travail (ce qui est la norme aujourd’hui depuis une grosse quinzaine d’années).

Je résume grossièrement, mais le concurrent de l’Atari, l’Amiga (la seule vraie machine de cette époque, les vrais savent1) employait son architecture différente pour faire un truc rusé : découpler la « partition » d’un morceau des sons correspondants (samples). Il suffisait d’empaqueter les sons samplés avec les instructions pour les jouer, de demander à la machine de lire la partition, et hop, on avait une musique de qualité bluffante pour l’époque. Imaginez un orgue de barbarie mais qui jouerait des samples aux hauteurs exigées par le rouleau de papier perforé. On composait ça (on compose encore ça à l’heure actuelle) avec des soundtrackers, et les fichiers générés d’une extrême légèreté (quelques centaines de Ko) s’appellent des modules.

La scène du tracking est intimement lié à un autre phénomène des pionniers de l’informatique grand public, c’est la demoscene. Très rapidement là encore : les jeux vidéo des années 80 ont été rapidement piratés en masse ; les éditeurs ont mis des mesures de protection ; des groupes de crackers (hackers visant à cracker les protections) sont apparus en réponse, et pour signer leurs méfaits / prodiges techniques en déplombant les protections, ils ajoutaient de petites intros graphiques, sorte de voisin numérique, si on me permet la comparaison audacieuse, du street art.

Ces intros sont vite devenues un phénomène à part entière, la demoscene : indépendamment du cracking, il s’agit à présent de repousser les limites d’une machine (nécessitant donc une grande habileté ) pour proposer un spectacle visuel et sonore – on dirait aujourd’hui une « installation virtuelle » – démontrant la virtuosité graphique, technique et musicale du groupe, juste pour le plaisir des yeux et des oreilles. Ado, j’ai passé des heures chez mon pote Nono (merci, Nono) à mater des démos sur l’Amiga de son grand frère, complètement transcendé, avant d’avoir le mien.

La plus célèbre, peut-être, de toutes les démos est Second Reality de FutureCrew (j’y étais !). Dites-vous que ça tourne sur un PC de 1994 :

Et souvent, les morceaux étaient accessibles directement dans l’archive de la démo, et si vous aviez le tracker correspondant, les lire était entièrement possible (je me suis fait quantité de mixtapes en collant la sortie de ma carte son sur un magnéto ; j’ai commencé l’électro avec le tracking avant le MIDI, et tout mon apprentissage musical du genre s’est fait à travers cette lentille, quand les gens normaux de ma génération passaient en général par la house). Soit dit en passant, à mes yeux, c’est de cette mouvance que naît le chiptune moderne et ses dérivés en dance (je pense notamment à No Mana). Bien des artistes actuels sont passés par cette école (dont deadmau5).

Récupérer le son de modules en 2024

Évidemment, retombé sur ce trésor, j’ai tout de suite voulu en sauvegarder les plus belles pièces pour les remettre dans ma bibliothèque musicale. Certains artistes de premier plan (Purple Motion, LizardKing, Allister Brimble, Rob Hubbard2, Chris Huelsbeck…) ont placé leurs anciens travaux sur les services de streaming, parfois en remasters conservant le grain de l’original, mais j’ai des tas de trucs trop obscurs (récupérés à droite et à gauche, parfois dans les tréfonds de CD de Joystick…).

Heureusement, époque moderne oblige, deux ressources centrales archivent ces bijoux : Pouet.net pour la demoscene et ModArchive pour la musique pure. (Tous les modules ne sont pas nécessairement adossés à une démo, loin de là ; la musique existait en releases indépendantes, parfois même sous forme de Music Disks, très difficiles à se procurer avant Internet, équivalent tracker d’un album, parfois distribués même sous forme d’applications3).

Maintenant, il faut lire ça. Vous ne le savez pas, mais tous les lecteurs de média modernes (VLC en tête) sont compatibles avec tous les formats de modules (mod, it, s3m, xm etc.). Par contre, cela ne veut pas dire qu’ils les jouent correctement et sachent retranscrire les subtilités des instructions de certains morceaux comme les changements de rythme, les volumes des pistes et les glissando ; on n’aura pas toujours la vraie expérience voulue par le compositeur·ice4.

On évitera donc VLC pour se tourner vers un « vrai » lecteur. OpenMPT est la référence sous Windows, et permet même un export automatique du son (pratique). Sous Mac, c’est un peu plus compliqué, mais j’ai déniché le vieux Foobar 2000 qui est fidèle aux sons d’origine, j’en atteste. Il restera à capter la sortie de l’application avec une app comme Piezo ou même Audio Hijack.

Une rapide initiation au genre

Vous êtes encore là ? Wahou. Dans ce cas, et si vous êtes curieux·se de ce son qui, à mon sens, ne ressemble à rien d’autre (ça n’est pas vraiment du chiptune, ça n’est pas non plus de la house rétro, c’est… la musique de jeu vidéo des années 90 est probablement ce qui s’en rapproche le plus, mais avec une qualité de production sans rapport), vous avez bien mérité quelques morceaux, parmi mes favoris absolus depuis trente ans :

Libertine par Zodiak, pour Hex Appeal par Cascada (1993) :

Necros, Point of Departure5. Profitez de l’aperçu d’Impulse Tracker au passage… C’est autre chose qu’Ableton, hein ?

Laxity, Desert Dream trilogy (pour la démo du même nom par Kefrens) :

Eon par Hoffman, pour la démo éponyme par The Black Lotus. Là, ça nécessite une mention spéciale, parce que c’est une démo contemporaine (2019) qui tourne… sur un Amiga d’époque !

Je finis peut-être par le plus grand maître, Purple Motion, dont l’album Tracked (1991-2000) est disponible sur tous les services de streaming (préférez-le à MusicDisk, ces versions conservent la couleur de l’original, mais avec une qualité maximale) :

Et si vous êtes vraiment arrivé·e jusque là, et que vous avez envie de creuser :

C’était censé être un article court. Ah. Vous me connaissez.

  1. Depuis trente ans, je m’efforce de ressusciter cette guerre de tranchées, sans succès.
  2. Non, c’est pas le même.
  3. J’en ai retrouvé dans mes archives, mais pour faire tourner ça, va me falloir fourrager dans DOSBox.
  4. Libertine de Zodiak, bande originale de Hex Appeal par Cascada, sonne par exemple faux dans la plupart des lecteurs modernes – j’avais la démo d’origine, je sais à quoi elle ressemble. Même les compilations comme Retrovibes ne proposent pas la « bonne » version.
  5. J’ai littéralement découvert l’existence d’Orbital à travers son remix de Girl with the Sun in her Head, intitulé Shadow Caster, c’est vous dire si j’étais complètement immergé là-dedans, et comme souvent dans ces cas-là, cela reste sa version que je préfère.