Rasade d’humanité dans un monde surréaliste (L.III – IV)

Livre III

« Monsieur, l’entrée précédente sur vos démêlés immobiliers était maladroite, grossière et qui plus inintéressante. Vous bloguez, certes, mais l’on attend de vous des propos d’une autre volée que le récit bas et irascible de votre quotidien morne. Moi qui espérais une leçon de choses, un éclairage philosophique ou même l’aperçu d’une vérité profonde qui me conduirait à un niveau supérieur de compréhension! Vous êtes, monsieur, un imposteur.

— C’est, madame, une bien grande peine que vous me faites là. Mais plaiderais-je coupable que cela atténuerait votre ire? Repartiriez-vous en votre foyer – ou sur une autre page web – avec le sentiment du devoir accompli? Ou bien achèveriez-vous votre lecture, débarrassée de la culpabilité relative à l’intérêt que vous portez à mes humbles tribulations? Madame, il n’est plus assidu lecteur de Gala que celui qui s’en défend. Il peut ainsi se livrer au voyeurisme avec l’assurance d’une conscience tranquille: il ne lit par plaisir mais par devoir, fourbissant ses armes afin de combattre justement ce qu’il honnit. Cependant, si vous voulez m’en croire, madame, si vous daignez m’accorder quelque patience, je vous promets que cette histoire a une réelle conclusion. Je ne puis vous assurer que quelque vérité s’y trouvera révélée mais les expériences de pensée qui nous sont chères y contaminent la réalité d’amusante façon. Ce que prouve au passage, d’ailleurs, votre présence ici. En vérité, ne seriez-vous pas vous-même la directrice de mon agence immobilière?

— Ah, monsieur, je suis issue de votre cerveau malade; c’est à vous de me le dire. Mais las, poursuivez, vous m’avez convaincue. »

Livre IV

Je vous remercie. Reprenons alors notre récit là où nous l’avons arrêté; tandis que nous devisons, je me tiens, figé par le pouvoir de l’imagination, immobile devant la porte; la voiture de l’agence, gelée dans la circulation, est paralysée par le temps narratif, la vapeur d’essence prête à exploser pour chasser le cylindre au cours d’un nouveau cycle et entraîner toujours plus avant les roues vers leur inéluctable destination. Que Chronos reprenne sa marche implacable et nous ramène au moment présent!

J’ouvris à ma visiteuse d’assez mauvaise disposition, agacé par les tracasseries régulières de cette agence et l’incohérence de ses missives. Son assurance à elle révéla aussitôt une humeur comparable; sûre de sa légitimité, de son importance, jaugeant face à elle un homme portant barbe et cheveux longs, elle me fit ressentir une froideur comparable à celle que les Inuits éprouvent dans leurs maisons de glace. Je n’étais qu’un va-nu-pieds, un probable chômeur irrespectueux de la propriété et des abattements fiscaux.

L’entretien se déroula rapidement mais avec tension, le moindre trou percé aux murs, la plus infime trace sur la moquette, le plus léger éclat du carrelage relevé avec une méticulosité implacable et d’un ton lourd de reproches. En vérité, je pense que le Tout-Puissant visitant son église et jaugeant à son entretien la fidélité de la paroisse n’aurait su se montrer plus vengeur. À chaque remarque assénée mécaniquement comme un méfait s’ajoutant à une liste toujours plus longue, je sentais mon âme toujours plus condamnée aux feux de l’enfer. Qu’importe la caution financière, madame!
Je vous parle ici de mon âme immortelle!

Oui, j’ai bien senti tout le matérialisme tant décrié de notre époque car il semblait que je n’aurais pu commettre pire crime que celui de vivre en appartement et donc, en accord, d’occuper les lieux. À chaque affront constaté, laissé seulement par une habitation normale, en bon pater familias que, je vous prie de croire, je suis, quoique sans les enfants, je fus fustigé d’un regard réprobateur et d’une série de questions inquistrices visant à établir la cause de chaque trou dans le mur.

Je refusais obstinément de répondre à ces questions, jugeant que j’avais amplement passé l’âge de la maternelle et de la réprobation. Car, eh, madame! Il faut bien pour vivre que l’on fasse son trou! Mais ma visiteuse toléra mal que je nie implicitement son autorité et donc sa raison d’être, car elle appartenait, je pense, à ce genre de personnes qui mesurent l’importance d’un quidam à la superficie loi Carrez. Quelle sorte de traîne-savates étais-je pour qu’elle ne m’inspire aucune crainte? Diantre! Cette visite s’est achevée dans une plus grande tension encore, en particulier lorsque ma contrôleuse voulut m’imputer des travaux ne relevant pas de ma responsabilité, comme les joints de la baignoire.

Le diable est dans les détails, je l’ai déjà dit plus haut, ou plus bas par ordre chronologique inverse; c’est pourquoi le joint de baignoire, sous son apparence purement anecdotique, peut constituer le noyau autour duquel s’agrège, à la façon du fruit corrompu, les plus graves des conflits.

De la valeur et de la symbolique du joint de baignoire: tel est le sujet pénétrant et fondamental que nous étudierons dans les livres à venir.

2011-02-01T19:43:08+01:00jeudi 20 mars 2008|Expériences en temps réel|Commentaires fermés sur Rasade d’humanité dans un monde surréaliste (L.III – IV)

One last save

« Les dés ne servent qu’à faire du bruit derrière l’écran du maître. »

Gary Gygax est mort mardi 4 mars.

Gary Gygax, c’était l’auteur principal de Donjons et Dragons, soit le premier jeu de rôle de l’histoire. C’était en 1974. Un loisir entièrement nouveau, inspiré du wargame mais qui allait vite prendre son indépendance, une sorte de mélange créatif entre le jeu de société, le conte, le théâtre d’improvisation…

D&D – et à travers lui le jeu de rôle tout entier – a formé toute une génération à une implication nouvelle dans l’imaginaire, une implication à la première personne. D’innombrables auteurs ont été nourris au JdR, lequel a stimulé leur imagination, leur a permis de faire leurs premières armes dans l’art de la narration, de jouer avec des mondes, avec le feu de la création, de tester des pistes et d’apprendre à juger quand une histoire fonctionne. J’en fais, très humblement, partie et je m’incline très profondément devant monsieur Gygax pour tout ce que j’ai appris à travers son jeu quand j’étais gosse.

Le versant simulationniste du JdR a engendré les « RPG » informatiques comme les Final Fantasy jusqu’à sa filiation la plus moderne et la plus connue aujourd’hui, World of Warcraft, où dix millions de personnes à travers le monde se retrouvent en ligne pour partager des aventures imaginaires dans un monde peuplé d’elfes, de gobelins et de dragons.

Tout cela remonte à D&D et à ce monsieur, Gary Gygax – un nom prédestiné à la fantasy; son oeuvre a véritablement fondé un pan entier de la pop culture actuelle. Grâce à sa création et son évolution, nous sommes des millions à avoir rêvé et à rêver encore.

Le soir de son décès, comme par extraordinaire, je jouais au même moment dans les Royaumes Oubliés mon jeune paladin archétypal comme seul Donjons et Dragons sait encore en faire. Je n’ai jamais eu la chance de rencontrer ce monsieur, mais je crois que c’était – involontairement – le meilleur hommage que nous puissions lui faire, pour le remercier de ce loisir qu’il a inventé qui continue de nous emmener dans de fantastiques voyages à travers des contrées fantastiques, dangereuses et intrigantes.

2011-02-02T15:34:37+01:00vendredi 7 mars 2008|Expériences en temps réel|Commentaires fermés sur One last save

Rasade d’humanité dans un monde surréaliste (L.I – II)

En clin d’oeil à la talentueuse alchimiste LS, je dirai simplement en introduction:
The manner of this post (and those that will follow) is a very, very humble tribute to Sterne and his Tristram Shandy.

« Les mots sont comme les glands… Chacun d’eux ne donne pas un chêne, mais si vous en plantez un nombre suffisant, vous obtiendrez sûrement un chêne tôt ou tard. »
– William Faulkner

Livre I

Dans une entrée précédente, je révélais au monde ébahi un fragment de ma correspondance privée – non pas quelque aventure croustillante aux frontières de la déviance et m’affirmant par le scandale – mais, plus prosaïquement, ma lettre de résiliation à mon agence immobilière. On fait les scandales que l’on peut.

L’histoire de cette missive lancée dans l’éther et pour laquelle je ne m’attendais pas à recevoir de réaction a connu ce matin un rebondissement fort amusant et sur lequel, j’en suis sûr, il y a un sens plus profond à élucider. Mais, si vous le voulez bien, un peu de contexte d’abord.

Il me faut tout d’abord avouer que je n’ai pas envoyé cette lettre de façon purement gratuite; j’agissais un peu par réaction. Le ton légèrement polisson et ampoulé du courrier était une réponse codée aux méthodes de ladite agence dans le traitement de ses locataires. Ayant eu affaire aux intéressés du côté du locataire – traîne-savates, fauché, le jean troué, l’oeil vitreux, l’élocution traînante – et du propriétaire – bourgeois, aisé, prévoyant, l’investissement sain, la chemise repassée, la carte de visite immaculée – je n’ai pu m’empêcher de noter une certaine différence de traitement selon le rôle.

Je dois derecher convenir – et même reconnaître – que, parfois, j’accorde peut-être une importance démesurée au plus infime détail – mais le diable est dans les détails, dit-on, et, si j’aime autant le diable, c’est parce qu’il est révélateur. L’agence en question, donc, place plus que jamais le locataire dans la peau du fautif a priori, quémandeur d’un logement où vivre son insignfiante existence – qu’il fasse preuve de gratitude si on le lui octroie et qu’il n’oublie pas, avec le virement bancaire, d’adresser un e-mail de
remerciements et une boîte de chocolats à la nouvelle année.

Non, bien sûr.
J’exagère.

Livre II

Je suis, je pense, un gentil garçon, qui paie son loyer à l’heure, qui évite de faire du bruit le soir après 22h, qui dit bonjour à la dame (et au chien) dans l’ascenseur, qui fournit toutes les attestations qu’on lui demande, etc. Revers de la médaille: si je me sens soupçonné à tort, je deviens très vite très con, surtout dans le cas d’exigences léonines. Et l’agence enchaîne lesdites, probablement par excès de prudence, dans des courriers-types dont les formules sont d’une séchresse exemplaire. Cher locataire, « vous voudrez bien faire…  » (En fait, là, j’ai pas envie.) Cher propriétaire, « nous vous remercions de bien vouloir trouver… » (Ah, mais c’est très aimable, merci à vous.)

Ma lettre d’origine, je l’avoue, s’amusait donc toute seule de ces tournures, aparté entre moi-même et vous, lecteurs de ces futiles et stupides expériences, tout en clôturant le dossier d’un implicite et joyeux « tout cela n’importe guère, somme toute ». Et, en effet, je recevais, trois jours plus tard, d’un air tout aussi guilleret, une autre lettre circulaire de leur part où l’on exigeait cette fois, lors de l’état des lieux, la remise d’un duplicata de la facture de location de la shampouineuse à moquette. Je suppose que c’est pour le locataire indélicat et surpris dans sa saleté une manière de se dédouaner: « je sais, les sols sont immondes, mais regardez, j’ai quand même loué une shampouineuse ». Que leur prévenance en soit remerciée! La shampouineuse comme mot des parents. Et, autrement, j’imagine que constater la propreté leur serait insuffisante; il leur en faut connaître le moyen d’action, car, il est vrai, comment s’assurer autrement que nul esclavage, nulle servitude, nulle action contre nature ou contre l’environnement, nulle déviance, nulle atteinte aux bonnes moeurs ne sont intervenus dans le nettoyage des sols? La shampouineuse comme caution morale!

2011-02-02T13:22:03+01:00mardi 12 février 2008|Expériences en temps réel|Commentaires fermés sur Rasade d’humanité dans un monde surréaliste (L.I – II)
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