J’ai commencé l’écriture de cette note dans le train qui m’emmènait à la fac d’Angers pour donner un cours avec d’authentiques lolcats dans le texte et, suite à une histoire fort classique de retards et de correspondances, je me suis retrouvé à sillonner la rame en quête d’un contrôleur. Et, au fil de mon passage, j’ai vu à peu près deux à trois ordinateurs portables par wagon, cinq ou six paires d’écouteurs trahissant des baladeurs MP3, mais un seul Kindle.
Et encore, c’était la première liseuse que je voyais hors de mon cercle de copains (et c’était en première classe, cela va sans dire).
Pourtant, le livre électronique, c’est demain, c’est l’avenir, il faut s’y mettre tout de suite, sinon on va mourir, c’est le futur et le sauvetage de la littérature.
Zénon strikes back
Les éditeurs exclusivement numériques ont fleuri et défendent souvent un modèle de commercialisation et de rémunération un peu alternatif, pendant que la grande édition classique persiste à vendre des fichiers à peine moins chers que le papier et truffés de DRM, ce qui pour un geek est un tue-l’amour équivalent à la culotte de grand-mère (« même pas la lumière éteinte j’en veux »).
Le livre électronique représente une forme d’avenir, c’est très probable (comment je me mouille avec cette phrase) : consultation rapide, prise de notes, dictionnaires intégrés, légereté et même contenus augmentés (quoique là, je doute que ça dépasse le gadget). D’où le bouillonnement qui l’entoure. Cependant, si c’est le grand sujet qui agite le milieu littéraire parce qu’il est certain de façonner les modèles de demain, le paradoxe de Zénon menace de frapper à nos portes. Et je pense qu’il menace tout particulièrement les éditeurs tout électronique, qui s’efforcent comme ils peuvent de faire progresser l’idée qu’on peut lire en numérique, mais, comme pour Facebook, Twitter, le téléphone portable, je gage que les réactions sont souvent : « OK, mais à quoi bon ? » J’en faisais partie avant d’acheter ma liseuse.
Je passe évidemment sur la difficulté de passer commande sur certains sites, les systèmes et formats propriétaires, etc. Cela n’a pas dérangé l’implantation de l’iPod ni même celle de la vidéo numérique.
Pourquoi ça piétine autant avec les bouquins ?
Le problème à l’envers
À mon très humble avis, je crois qu’on prend le problème du livre électronique à l’envers. C’est-à-dire qu’on se focalise sur l’offre (formats libres ? facilité de commande ? regardez, j’ai tout le catalogue classique retraduit ! etc.) alors qu’en vérité, même si c’est contre-intuitif, rares sont les innovations qui se sont implantées par la qualité de leur offre ou même de leur standard. Alors ? C’est parce que la lecture, c’est ringard ? Non.
La vérité, c’est qu’il faut vendre l’appareil avant de vendre le contenu. Et c’est là que ça coince.
Le marketing d’Apple est extrêmement éclairant à ce titre. Regardez : ils sont capables de vous vendre des baladeurs fermés fonctionnant avec une solution propriétaire (l’iPod), des ordinateurs fermés plus chers que tout le monde compatibles avec peu de trucs (le Mac), même une tablette assez inutile mais bon dieu qu’est-ce qu’elle est cool (l’iPad). Qu’est-ce qu’on s’en fout, en vérité, de ce qui marche dessus ? Peu importe. Apple vous donne envie. Apple vous explique qu’avoir un iPod, c’est la liberté, c’est jeune, c’est cool ; Apple vous garantit qu’utiliser un Mac est facile, et en plus ça fait classe dans le salon. Apple vous vend un ordinateur portable pas forcément génial, mais il est plat, putain, tu te rends compte ? Il est plat ! C’est dingue (le MacBook Air).
Qui fait ça avec le livre électronique ? Personne – à part Amazon qui s’est beaucoup concentré sur le Kindle aux USA avec succès (mais qui aurait pu être bien supérieur, je pense, si le Kindle n’avait pas été si… moche), et Apple qui arrive discrètement avec l’iPad et même l’iPhone.
Mais est-ce qu’on achète un iPad pour se dire « je vais lire le New York Times dessus » ? À mon avis, non, pas initialement, en tout cas. On achète un iPad parce que c’est cool. Et beaucoup d’utilisateurs se sont rapidement retrouvés quelques mois après à se dire : « mais pourquoi j’ai acheté ce truc, moi, déjà ? »
Si l’on veut vaincre le paradoxe de Zénon appliqué à l’innovation technologique, si l’on veut accompagner le grand public vers le livre électronique, il faut à mon sens déplacer la communication de l’offre de contenu vers l’aspect sexy des choses. Vers le mode de vie que l’on vend avec la machine, qui fera de vous quelqu’un de beau, de branché, de cool, parce que lire, c’est fun, ça s’adresse à tout le monde, toi la lycéenne à couettes roses, toi le Black en costume cravate, toi la senior aux dents blanches qui éclate de rire devant la version numérique de Notre Temps, et en plus, lire, ça vous fait paraître intelligent, yeah ! L’offre ? Mais on s’en fout, de l’offre ! Une fois qu’on leur aura vendu les machines, on trouvera bien à quoi les abonner !
Au lieu de ça, on s’étripe sur des considérations certes fondamentales, mais parfaitement absconses, et dont le grand public se contrefout royalement. Paradoxe de Zénon again, parce que l’édition numérique est soit réalisée par la grande édition qui connaît mal ces nouvelles habitudes de consommation, soit par de micro-structures trop légères pour sortir du Net (et donc d’un public déjà partiellement acquis).
C’est cet aspect qui donne petit à petit des parts de marché à l’iPad, pas parce que c’est une meilleure machine ou que son offre est supérieure, mais parce qu’ils vous vendent un mode de vie qui vous renvoie une image flatteuse de vous-même à travers l’usage que vous faites de l’appareil. C’est ce qui va placer Apple en position dominante de distributeur de contenu parce qu’ensuite, ils contrôlent les canaux et, sans comprendre comment c’est arrivé, vous, éditeur, vous retrouvez à leur mendier une place au catalogue.
Je crois que la littérature pourrait rencontrer là une fantastique occasion de redorer son blason auprès d’un public jeune qui considère un peu ça comme un loisir de vieux chiant. Mais j’avoue que je suis un peu inquiet quant à la faisabilité de la chose. Les acteurs sont trop morcellés. Ou alors, il viendra d’Apple, Amazon et Google.
Parce qu’ils ne vendent pas du contenu, ils ne vendent pas des trucs utiles, ils ne cherchent pas à raisonner avec vous. Ils créent votre envie, et puis ils la satisfont.
Photos : matériel d’impression par Rama, licence CC-BY-SA-2.0-fr ; liseuse par Rico Shen, licence CC-BY-SA-3.0 ; iPad par FHKE, licence CC-BY-SA-2.0.
[…] This post was mentioned on Twitter by Lionel Davoust. Lionel Davoust said: Sur le blog : ne prend-on pas à l'envers le marketing du livre électronique ? >> http://bit.ly/e4xuFZ (cc @actudesebooks) […]
Très intéressant ton article !
C’est pas faux…
[…] n’est qu’un tout petit extrait, et je vous recommande vraiment de lire le billet en entier.Bien que ce billet ne parle pas que de ça, je me suis concentré sur l’importance de […]
Merci !
Oui, le marché décollera s’il devient sexy, ou si les prix sont attractifs.
Voir par exemple :
http://www.blogeee.net/2010/12/tout-savoir-sur-larchos-70b-ereader-disponible-a-79e-en-france/
Ouh, alors ça c’est une machine intéressante, et pas chère.
Bien dit sur un des aspects du problème en effet complètement sous évalué et qui pourrait à lui tout seul faire levier.
Et si on lit l’article totalement, il y a encore moins cher, chinois – certes sans ecran tactile mais est-ce vraiment utile pour une liseuse basique ? – http://www.blogeee.net/2010/09/jwd-pmp-7100-une-liseuse-avec-ecran-c-paper/
@Sophie : Merci. 🙂
@Ansset : J’avais vu passer, oui. Ce papier électronique couleur est vraiment bluffant pour le prix qu’on en demande. C’est encore un poil lumineux à mon goût, mais tout cela progresse extrêmement vite. Reste à réussir à convaincre ma grand-mère. 😉
Bonjour et merci pour cet excellent article.
Toutefois, il me semble que certains aspects ont été laissés de coté :
– les supports, à savoir les liseuses sont ultra spécialisés et n’offrent que peu de possibilité additionnelles (l’iPad en est un excellent exemple même si à mon sens ce n’est ni plus ni moins qu’un iPhone/iPod avec un grand écran) pour un tarif somme toute assez conséquent (~100€ pour les moins chers) alors que nous sommes à l’ère de la convergence des médias;
– Les technologies utilisée sont encore en phases de recherche et en évolution très rapides. Il n’y a qu’à regarder l’obsolescence des modèles proposés (<1 an), les formats de contenus, etc. Le public ne se penchera sérieusement sur le livre électronique que lorsque son évolution sera stabilisé, il n'y a qu'à regarder le développement de l'iPhone pour le voir;
– ensuite l'offre que j'ai pu évaluer sur divers site de ventes, est plus que légère (ma compagne serait prête à se plonger dans le monde du livre numérique s'il elle n'était aussi réduite);
– le plaisir de tenir un livre au format papier, de le faire vivre sous ses doigts, sans compter l'histoire qu'il peut avoir; tout cela joue également en la défaveur du livre numérique; Pour ma génération, c'est une réalité, pour les futures je ne dis pas.
Je suis désolé si je semble rétrograde mais il s'écoulera encore quelques années avant que je ne bascule sur un support électronique pour lire un livre ou même un journal. Étant informaticien de formation, j'ai une certaine habitude à lire sur écran (ordinateur, iPhone, …) et j'ai même déjà eu l'occasion d'utiliser un livre électronique, mais pour autant rien ne vaut à mon sens un livre papier (même pour lire une documenttaion technique au format PDF) qui a subi les assauts du temps ou bien de mon sac. Autre avantage non négligeable, je n'ai pas besoin de le recharger quand il n'a plus de batterie.