Entre autres fixettes, Nicolas Sarkozy en a une sévère : « l’héritage chrétien de la France ». Il rend visite au Pape pour lui parler d’Internet, il aime les dorures et la pourpre, il remonte fièrement à une contrée fille aînée de l’Église et ne manque guère une occasion pour opposer à un bloc islamique fantasmé un autre, tout aussi illusoire, d’un Occident chrétien. Dernière illustration en date, « l’héritage chrétien » et ses valeurs civilisatrices dont il est allé parler au Puy-en-Velay.
Il va falloir un jour que monsieur Sarkozy – ou les conseillers qui lui écrivent ses discours – ouvrent un livre d’histoire et la mettent en perspective. De quoi parle-t-on exactement quand il est question de valeurs de « civilisation » – ce projet si cher dont il nous rebat les oreilles depuis son institution, un projet qui, par ailleurs, rogne les budgets de l’éducation, retire l’histoire des filières scientifiques, les maths des littéraires, et conduit de manière générale une offensive concertée contre ce qui peut nourrir de près ou de loin l’esprit critique ?
La civilisation, c’est vivre ensemble ; c’est quitter l’état de nature pour progresser dans le domaine des moeurs, des connaissances, des idées, nous explique le TLF. Inutile de ressortir du placard Galilée, les croisades, les persécutions, pour s’interroger en quoi la chrétienté fut réellement fondatrice de progrès « dans le domaine des moeurs, des connaissances et des idées » – charge qui concerne, d’ailleurs, toute religion dogmatique. Être convaincu de détenir la vérité vous rend curieusement résistant aux opinions contraires – une résistance qui s’exprime le mieux la tronçonneuse à la main.
L’attaque est facile. Tellement éculée qu’elle en devient honteuse. La chrétienté, ce n’est pas cela ; ses valeurs sont différentes. Elles se fondent sur le partage, la charité, l’amour. La chrétienté moderne est ouverte, tolérante, positive – à opposer, bien entendu, à un Islam rétrograde, totalitaire, obscurantiste.
Ah oui, vraiment ? N’y a-t-il pas une légère confusion des causes ?
Qui sont les plus grands penseurs de cet Occident progressiste, éclairé, en quête de raison, de progrès dans le domaine des moeurs, des connaissances et des idées ? Les papes successifs, les cardinaux ? Hormis certains penseurs chrétiens de haute volée, de Saint-Augustin à Kierkegaard en passant par Teilhard de Chardin, qui furent les réels fondateurs et véhicules de cette lumière ?
Il va falloir un jour que la droite chrétienne comprenne que ces valeurs positives dont elle se réclame tant et dont elle ignore la genèse ne viennent malheureusement pas – pour eux – de l’Église mais du mouvement même qui a irrémédiablement sapé l’autorité divine : les Lumières. Que les fondateurs d’une certaine idée de la tolérance, de l’égalité, de la république, de la raison, ne sont pas les penseurs chrétiens, pour aussi beaux et fondamentaux qu’ils puissent être. Les Lumières se placent dans la continuité de cette pensée chrétienne dans ce qu’elle a de meilleur, mais elles ont aussi introduit l’idée fondamentale qui sous-tend le monde développé dans ce qu’il a de plus positif : la raison humaine et la conscience doivent primer sur la tradition et notamment sur l’autorité dogmatique – c’est-à-dire celle de Dieu. Les Lumières n’ont évidemment pas renié le rôle du religieux, comme en témoigne le déisme d’un Voltaire, mais l’organisation sociale, la quête de la connaissance, doivent être subordonnées à un humanisme séculaire et rationnel qui vise l’intérêt commun, et qui place l’individu au centre des préoccupations.
C’est là que se trouve la vraie grandeur des civilisations (« Comment ! Ces gens n’ont pas encore entendu dire que Dieu est mort ! » se lamentait déjà Nietzsche à travers Zarathoustra descendant dans la vallée) : l’usage du raisonnement individuel et de la conscience sociale dans les choix. L’Église s’est peut-être un peu rapprochée de son discours pour le second au cours des derniers siècles, mais la soumission à toute autorité entre fondamentalement en conflit avec le premier.
Et si, même, l’on voulait faire un calcul purement politique, en plus des aspects franchement douteux de l’idéologie de monsieur Sarkozy, son discours est idiot. Opposer ainsi la chrétienté comme racines françaises ou occidentales à l’obscurantisme d’une différence étrangère, mal définie mais anxiogène, est d’une stupidité consommée. Sans dire que « nos » racines sont devenues pour la majorité plus rhétoriques que réellement vécues, sans parler du danger d’une confrontation frontale entre blocs, les Lumières, faisant l’apanage de la raison, rendent solubles tous les systèmes de pensée en éveillant la personne à sa conscience, à son civisme et à la tolérance. Plutôt que de répondre à des extrêmismes par d’autres, il conviendrait plutôt d’éveiller chacun à son libre arbitre et de le rendre libre de ses choix, enfin apte à se détacher du carcan des traditions, des autorités suprêmes autoproclamées qui exigent sa soumission, sa fidélité, son âme et son argent, pour être libre de n’en adopter que ce qu’il désire, qu’il s’agisse de religion, de modèle familial ou de valeurs ; le tout dans le respect de la personne humaine, afin que, bordel, les dogmes et les divinités dégagent une bonne fois pour toutes de la place publique et qu’on discute en êtres humains sociaux.
On a peur des fondamentalistes ? Qu’on leur montre la puissance de la raison et en quoi elle est compatible avec toutes les croyances, comme avec la vie humaine1.
Cela, monsieur Sarkozy, serait un vrai projet de civilisation.
- Oui, je suis conscient que des horreurs ont aussi été commises au nom des Lumières. Mais qu’on me pardonne si je pense fermement que c’est le meilleur outil dont on dispose actuellement et que deux siècles de cette philosophie ont plus fait pour la civilisation que deux millénaires de soumission aveugle à l’autorité. ↩
Amen.
C’est bien gentil tout ça, mais encore faut-il bien raisonner. Tout le monde pense, et très peu savent raisonner, car il faut pour cela que la raison soit être irriguée par le coeur et aiguisée par une ascèse pour être libre des passions.
L’ascèse et le coeur, au-delà de leur différences, voilà bien ce à quoi invitent les christianismes, bouddhismes, islamismes : une invitation à un âpre travail sur soi.
Que des millions de gens y cherchent à tord un cocon, un moyen de fuir ses responsabilités ou de se venger d’une vie de souffrances et que des responsables d’ Eglises/Temples ou d’Etat y cherchent un moyen de manipuler les foules n’y change rien.
C’est pourquoi je pense que la raison tout comme la vérité ne peut s’ériger seule en absolu et qu’elle a besoin de religiosité pour s’épanouir.
Je m’étais longuement exprimé lors d’une conférence à Limoges sur la question (il faut que je la mette en ligne) : je pense, oui, que la raison doit être nourrie par un sens plus profond, idéalement humaniste, sinon elle est bancale. En revanche, la religion n’est la seul moyen de faire un travail sur soi, loin de là. Malheureusement, c’en est même devenu une part mineure, puisque ce travail est coloré d’une morale dogmatique et exclusive qui oriente le travail dans un sens unique, ce qui semble antinomique.
Je pense aussi fermement que l’ascèse n’est pas une fin en soi. C’est un possible moyen, mais la considérer comme un but est mortifère.