La fureur du conflit taxis / Uber est retombée et tout le monde s’accorde à peu près pour dire que personne ne sort vraiment gagnant de cette affaire ; les taxis dont le comportement violent et honteux n’a fait que salir une profession à l’image ternie, les chauffeurs en situation de précarité qui comptaient sur ce revenu, les clients qui trouvaient ce service bien pratique. En somme, la grande économie du « partage » ne revient qu’à une paupérisation / précarisation des travailleurs de tous bords, à un morcellement des activités, et à une concentration des revenus et du pouvoir dans les mains d’un petit nombre de gros acteurs (Amazon, Uber, etc.) Voir cet article court et bien résumé.
L’affaire Uber n’est que la partie émergée d’une mutation déjà bien amorcée dans d’autres secteurs d’activité. Amazon (et autres grosses plate-formes) centralise les offres des vendeurs d’occasion et ne fait que de la mise en relation. Graphistes, codeurs, webdesigners, traducteurs se font payer à la parcelle de contrat au bénéfice des plate-formes sur lesquelles ils sont inscrits. Ils sont presque reconnaissants : après tout, ils trouvent du travail.
Ce que tout le monde voit se dessiner, mais que personne n’ose s’avouer, c’est que la tendance ne va aller qu’en s’accélérant et en touchant des secteurs d’activité de plus en plus vastes et inattendus. Dans les années 2000 circulait une blague parmi les fervents défenseurs du piratage des échanges non-marchands :
Les ventes de voitures ont baissé de 20% cette année. Fichus pirates qui téléchargent des voitures !
C’était drôle parce qu’absurde, c’était un peu rebelle aussi, bref c’était très dans le coup.
Dans quelques années, avec le développement des imprimantes 3D, la blague va devenir une réalité. On peut imaginer un Renault du futur, qui concevra ses véhicules en les sourçant collectivement sur des plate-formes de travail à distance, au design établi par concours ouvert, dont la fabrication se fera partiellement chez le client pièce à pièce, et dont la durée de vie n’excédera par un ou deux ans, pour un prix égal au dixième du cours actuel. Et le client final, qui paiera moins cher, trouvera ça parfait, jusqu’au moment où sa propre profession se verra touchée par cette uberisation – peut-être même sera-t-il capable de trouver ce système idéal tant qu’il est client, tout en se révoltant quand on l’applique à lui, sans même voir la contradiction.
Pour que même Jaron Lanier, un des activistes et penseurs historiques de l’Internet libre, considère qu’un problème se dessine, on est en droit de se poser des questions. (Si le sujet vous intéresse, l’article ici vaut largement l’euro qu’il coûte.)
Cela dit, je ne porte pas de jugement de valeur. Peut-être est-ce l’évolution de la société. Peut-être que le système actuel sera jugé archaïque dans trente ans ; peut-être ne le comprendra-t-on pas. L’éthique est un choix de société ; à voir ce qu’elle choisit.
Mais, du haut de ma lorgnette, tu sais à quoi je pense depuis plusieurs mois, auguste lectorat ?
Aux donneurs de leçons.
Je pense aux donneurs de leçons du début des années 2000 – et à ceux qui existent encore maintenant, qui prônent une libération sauvage de la culture avec des expressions de novlangue telles que « échange non-marchand » – qui, voyant émerger Napster, eDonkey et les réseaux p2p, n’avaient qu’un seul mot à la bouche : « L’économie change. Le monde change. Vous n’avez qu’à vous adapter. À vous de trouver de nouvelles solutions. Le progrès n’attend pas ! » Ceci de la part de professions bien établies, sûres à l’époque : cadre de grande industrie, commercial de grand groupe.
Eh bien, soit. Nous avons serré les dents, râlé, tempêté contre notre situation déjà difficile en train de s’effriter davantage, pensé que, peut-être, oui, nous étions des dinosaures, peut-être, oui, il fallait trouver de nouvelles façons de commercer. Ce qui, pour être juste, n’est pas entièrement faux : certaines pratiques doivent changer à l’ère du numérique, la création nécessite davantage de réactivité et d’agilité qu’autrefois. L’auteur et compositeur que je suis a appris le métier de webdesigner, a touché à celui d’attaché de presse, de commercial. Par chance, j’aime apprendre de nouvelles choses ; cela ne m’a pas tant coûté.
Mais je vois aujourd’hui monter la marée vers toutes ces professions jadis bien sûres et bien établies et je les entends crier d’ici au secours, que l’eau est froide. Vous savez, cela ne me fait pas plaisir de vous voir aujourd’hui confrontés à ces mêmes problématiques. Le monde était plus simple pour tout le monde quand seuls les créateurs et les indépendants étaient confrontés à ces problématiques – trouver des contrats d’un an à l’autre, apprendre à se placer, savoir promouvoir un projet et le vendre.
Mais vous savez, il m’est vraiment très difficile de ne pas vous rétorquer aujourd’hui : « L’économie change. Le monde change. Vous n’avez qu’à vous adapter. À vous de trouver de nouvelles solutions. Le progrès n’attend pas ! »
J’essaie d’être un homme meilleur. Alors je m’abstiens. Parce qu’au-delà de nos cas individuels, nous y perdons tous, je pense. Mais je suis quand même navré de constater à quel point les leçons sont beaucoup plus amères quand c’est directement vous que le progrès concerne, qu’il rend votre façon de travailler obsolète, vous pousse à des bouleversements d’envergure pour ne pas couler, pour juste survivre. Adapt or die. (Motherfucker.)
Quelque part, nous avons déjà amorcé notre transition, dans les métiers de la création. Nous y travaillons depuis dix à quinze ans. Par nature, nous défrichons, nous explorons. Il va y avoir encore bien des difficultés, mais nous sommes finalement plus en avance que tout le monde sur ce point. Je n’envie pas ceux qui découvrent aujourd’hui ces réalités-là et n’ont pas la disposition pour explorer – tout le monde n’a pas envie de ne pas savoir ce qu’il va faire dans un ou deux ans, ce qui est tout à fait légitime.
Oui, j’essaie d’être un homme meilleur. Alors je m’abstiens d’une disposition d’esprit revancharde sur le monde. Mais, vraiment, il m’est très difficile de ne pas avoir une pensée spéciale pour tous les donneurs de leçons, confortablement tapis derrière leurs écrans, confits dans leur assurance et leur bon droit, avec qui j’ai pu croiser le fer sur ces sujets au fil des ans. Vraiment, il m’est très difficile de ne pas souhaiter avec ferveur que l’Uber de votre secteur vienne frapper à votre porte.
Parce que vous chantiez. Et que, comme nous tous, il va vous falloir danser, maintenant.
AMA (je ne prétends pas détenir LA vérité, mais simplement proposer une façon de comprendre les réalités), le véritable problème est la mercantilisation, c.a.d. un système dans lequel SEUL le marchand s’enrichit. C’est une dérive du système qui, au départ, privilégiait producteur et acheteur et donnait au marchand un rôle d’intermédiaire; dans le système prédateur qui s’est constitué progressivement après ce que j’appelle l’apocalypse progressive des années 60 et 70, où il ne s’agit plus de créer de la richesse puis de la partager comme autrefois, mais bien de s’emparer de la richesse et de se l’approprier, les producteurs et créateurs sont considérés comme des minerais à exploiter, pas comme des humains. La richesse n’est plus QUE mercantile.
Les plates formes marchandes se sont multipliées parce que l’économie sociale et solidaire n’a pas été capable de réagir et de proposer un offre de vrai partage solidaire. Elle l’a fait avec retard.
Et sans voir le déplacement de la valorisation, en croyant fonctionner encore suivant le système de création.
En fait ce déplacement était déjà en germe en 1954, avec l’invention de la TVA. S’agit-il d’une cause ou d’une conséquence, il est allé de pair avec le développement de l’impôt.
L’économie sociale et solidaire a été capable de proposer autre chose. L’histoire l’a prouvé, elle a inventé, créé une nouvelle façon de penser. Mais en cours de route, beaucoup de choses ne se sont pas transmises, ou mal transmises. Notamment autour des valeurs de partage. Aujourd’hui, quelques irréductibles résistent encore et toujours à l’envahisseur. Le problème, c’est qu’ils sont peu nombreux, trop idéalistes pour oser se confronter au monde réel, et mal armés pour lutter contre le grand marchandisateur.
Le problème AMA, c’est qu’un renversement des valeurs s’est produit entre 1950 et 1980 et que l’économie sociale et solidaire vit toujours avec les valeurs d’avant l’apocalypse dont le septième coup de trompette a été le film Mad Max II : on ne crée plus, on pille ce qui a été créé autrefois.
En effet il est bien question de brutalité dans l’évolution de l’économie de la création / distribution des produits culturels comme pour celle des services de mobilité… et ce mouvement semble pouvoir s’appliquer à presque toutes les industries : tout le monde va devoir apprendre à danser !
Si la réplication et la mise en circulation gratuite (du point de vue des consommateurs) des bien culturels peut nous sembler une première étape « logique » liée au progrès technologique (réseaux, graveurs de CD…), UBER va bien plus loin en organisant un véritable marché d’un service a priori non réplicable gratuitement (transporter des personnes, même en auto-partage, coûtera encore de l’énergie et l’utilisation d’un moyen onéreux pour un bon bout de temps).
La position hégémonique de cette plate-forme d’information au sens large (accès à l’offre, garantie de confiance, optimisation du parc installé) redistribue totalement les rapports de compétition, faisant d’UBER le nœud central incontournable qui de facto établi les normes (en particulier : la dévaluation massive de la licence taxi et l’ouverture à des conducteurs « non pro »). Je ne connais pas les droits & devoirs des instances en charge d’organiser (et réguler) un marché, mais UBER – dès lors qu’il en prend le rôle – devrait probablement s’y conformer.
La précarisation à l’œuvre est bien liée à ce nouveau rapport de forces disproportionné. Si les barrières à l’entrée liées au capital productif (voiture, licence) sont toujours présentes, leur importance (et leur valeur, pour ceux qui les possèdent) a décru en faveur d’un capital « social » que représentent les plate-formes de distribution de l’offre. J’imagine que la monétisation de ce capital doit être un minimum encadrée par des instances publiques… relire Le Capital (et Piketty) avec un œil nouveau pourrait être utile.
L’encadrement par les instances publiques, c’est bien ce qui est censé rationnaliser et encadrer la pratique du capitalisme, mais les théories – et les pratiques – ne vont hélas pas dans ce sens. C’est probablement le volet critique du système qui manque, et qui cause bien des maux actuels.