Juste une petite réflexion aléatoire que je me suis faite lors d’un atelier d’écriture : l’apprentissage de l’écriture m’a toujours paru plus long, peut-être plus laborieux même, que celui d’autres arts – le dessin par exemple et, pour ce que je connais le mieux, la musique. Il est raisonnablement facile de mesurer les progrès dans la découverte d’un instrument, par exemple, des premiers pains à la compétence suffisante pour, mettons, jouer avec des copains dans un bar et que ça tienne la route (sans devenir Motörhead pour autant, on est d’accord). L’écriture n’a pas réellement, me semble-t-il, cette gradation facile à suivre – des premières envies aux premières publications professionnelles, qui conduiront à suffisamment de maîtrise pour publier régulièrement et devenir Motörhead. (Owi.)
Alors bien sûr, on ne peut comparer les grammaires narratives et quand on s’y risque, cela nécessite la plus grande prudence. Certaines difficultés ou lenteurs dans l’apprentissage de l’écriture sont liées tout bêtement à la forme de l’art : la pratique de l’écriture est davantage inscrite dans la durée que pour toute autre, dans ses dimension de création ou comme de réception. Mais, et c’est là où je voulais en venir, il me semble que les difficultés fondamentales inhérentes à l’écriture sont doubles :
Il est difficile d’acquérir le recul nécessaire à l’autocritique. Quand on apprend la musique, il est assez facile de s’entendre jouer faux ou hors rythme, ou de s’enregistrer pour s’en rendre compte a posteriori ; en d’autres termes, la différence entre la référence et l’exécution est assez transparente. (Peut-être moins pour la composition originale, mais il est a minima – c’est la journée des locutions latines – aisé d’évaluer la qualité de l’exécution.) Dans l’écriture, cela me paraît beaucoup plus difficile. Il y a ce que l’on veut dire, ce que l’on a dit, et juger d’un potentiel écart entre l’idéal et l’exécution est évidemment possible (c’est ce que font tous les pros quand ils se relisent), mais c’est l’apprentissage d’un recul et d’une critique d’un texte qui n’est pas nécessairement immédiate (alors qu’entendre un pain, ça fait tout de suite grimacer la majorité des gens, à commencer par l’exécutant). Mais surtout :
Il est difficile de découper en compétences distinctes la pratique de la narration, contrairement aux autres arts. Si je veux apprendre la musique, je peux travailler les gammes, l’harmonie, entraîner mon oreille, répéter un passage difficile jusqu’à la perfection, ce qui m’aidera pour d’autres passages difficiles, etc. De même pour un art pictural – je peux travailler l’architecture, l’anatomie, le paysage par croquis. Dans l’écriture, c’est beaucoup plus difficile. Parce qu’un récit narratif me semble un tel entremêlement de compétences difficiles séparables : une bonne scène va faire intervenir l’adéquation du style, le sens du rythme, les dialogues, l’inventivité scénaristique, la mise en scène des personnages, la description… Et que, si l’on peut dresser un croquis convaincant de monument à titre d’exercice, il me paraît plus difficile de travailler en isolation le dialogue sans personnages, le sens du rythme sans scène pour le porter, la description sans contexte narratif qui lui donne son utilité, etc. Je ne dis pas que c’est impossible, juste que c’est beaucoup moins intuitif d’y parvenir, et que cela me paraît bien plus artificiel que le travail des gammes ou des croquis qui sont, eux, des parts naturelles de la musique et du dessin.
C’est évidemment possible de parvenir à cet apprentissage, mais cela me semble nécessiter une patience et une introspection peut-être plus prononcées que dans les autres pratiques, et c’est aussi, peut-être, ce qui peut rendre cet apprentissage un peu ingrat, et expliquer pourquoi, pendant longtemps, on peut avoir la sensation de ne pas avancer – ou ne pas comprendre pourquoi les magazines et anthologies refusent les textes que l’on envoie les uns après les autres. Cela cache peut-être aussi pourquoi le conseil premier que donnent la plupart des écrivains revient à une variation sur la persévérance (voir la règle première de Robert Heinlein) ; et pourquoi certains, à l’extrémité du spectre, soutiennent qu’au fond, ça ne s’enseigne pas. Il y a indéniablement une part d’alchimie personnelle, comme dans toute pratique créatrice, qui consiste à ce que chacun unisse ces différentes compétences au service de son projet et de son sens de l’esthétique ; mais ces parts peuvent évidemment être enseignées. En revanche, leur intégration est beaucoup plus personnelle et moins facile à baliser qu’ailleurs, et je pense parfois que c’est cette capacité à intégrer ces parties d’une manière individuelle au service d’un projet et d’une vision que l’on appelle, faute de meilleur terme, le « talent ». Mais, si on le définit sous cette forme, on pourrait arguer qu’il s’enseigne aussi.
Ce qui entraîne bien trop loin pour un article qui devait à la base tenir plutôt de la réflexion notée sur un coin de table.
« Il est difficile d’acquérir le manque de recul nécessaire à l’autocritique. »
– Le recul tout court, plutôt ?
Excellent article auquel j’adhère (et comme je suis aussi musicien et que je m’y suis mis à peu près en même temps qu’à l’écriture, je trouve le parallèle pertinent). Je pense que cette définition de ce qu’est le talent sonne juste. À mon oreille, tout au moins.
Il y a aussi, à mon avis, que la musique ou le dessin s’appuient sur un panel technique bien défini. Je prendrai l’exemple de la musique (que je ne maîtrise malheureusement pas).
Pour la musique, on peut facilement trouver les notes, les accords, des exercices pour maîtriser l’ensemble puis les variations mineures, 7ème etc… pour comprendre quels effets ils produisent sur la mélodie, avant même de la jouer. Tout cela est effectivement la partie « facile » de l’apprentissage.
L’équivalent en écriture serait d’apprendre du vocabulaire, plus ou moins thématique, et connaître sa grammaire, et ça non plus ce n’est pas particulièrement difficile, il faut juste s’y mettre.
La partie réellement difficile, c’est de trouver l’inspiration, quelles compétences pour créer? Quelles astuces pour trouver le bon équilibre? Quoi raconter et comment faire passer l’émotion sans que ce ne soit du déjà-vu?
En musique, il y a une différence entre jouer du Motörhead et être Motörhead. Je pense qu’il n’est pas plus difficile, d’écrire correctement que de jouer de la musique correctement. Mais il est certainement aussi difficile de créer une musique qui transcendera son public qu’écrire un roman ou une nouvelle qui marquera à jamais son lecteur.
Après, je dis ça, mais je ne suis ni dans le premier cas, ni dans le second, tout cela ne restant aujourd’hui que de la simple rhétorique…
Mais j’y travaille…
PS: C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je lis votre blog, entre autres 😉
Merci pour votre lecture Walhan ! Et bon travail, et bonne écriture ! 🙂
« Il est difficile d’acquérir le manque de recul nécessaire à l’autocritique. »
y a pas téléscopage de deux phrases là? (on manque de recul/il est difficile d’acquérir le recul?)
Très concrètement, je vois une autre grosse différence entre l’apprentissage de la musique et de l’écriture : le professeur. Pour apprendre un instrument, tu vois un professeur 1h minimum par semaine (sans compter le solfège, les cours collectifs etc), qui te pousse à pratiquer tous les jours (impact plus fort que quand tu es seul sans pression extérieure). Il t’apporte le fameux regard critique, d’autant que l’exercice consiste à répéter une trame déjà écrite, dans un référentiel auquel on peut se comparer.
Ce n’est qu’au bout de longues années de pratiques intensives (3ème cycle de solfège, soit après 6 ou 7 ans de mémoire) que les cours de composition arriveront vraiment : au départ, on ne fait que répéter ce que d’autres ont composé.
Et si je me mettais à recopier du Balzac pendant 7 ans, à raison d’1h par jour… probablement qu’à la fin, j’arriverai à écrire ^^
La conclusion : des écoles d’écritures, ça manque.
Heureusement ça commence à arriver – la France est clairement très en retard sur ce point en comparaison du monde anglophone, où il existe même des ateliers comme Clarion dédiés à l’imaginaire… Des structures privées comme Les Mots sont heureusement en train de pallier au manque 🙂
Et merci de partager des posts littéraires 🙂
Est-ce qu’une fois les bases posées ( grammaire, concordance des temps, etc…) on peut encore parler d’apprentissage ? Pour moi ce serait plutôt une évolution constante ( on peut écrire une superbe histoire avec très peu de métier, si on a un style fort, une vraie maturité, un angle d’attaque qui arrache…), un peu comme l’évolution d’un personnage de Jeu de rôle… On peut changer, aussi, en tant qu’auteur, se transformer sans renier ses premiers textes, juste en se détachant d’eux.. Bref, je vois plus l’écriture comme une activité avec un apprentissage très court, mais une évolution qui n’arrête jamais (et les conseils d’autrui, y compris d’enseignants, peuvent être précieux, j’ai d’ailleurs eu un super prof à la FEMIS). Le seul truc qui ne marche pas, au fond, c’est de se croire arrivé.
« Le seul truc qui ne marche pas, au fond, c’est de se croire arrivé » je crois que je vais la recopier et l’encadrer, celle-là.
Je me disais exactement la même chose 🙂
En tout cas merci Lionel pour cette réflexion très juste. Effectivement la différence avec d’autres arts comme la musique ou le dessin (de ce que j’en connais), c’est que pour ces deux-là, on reproduit les créations d’autres personnes (ou on va dessiner des modèles issus de la réalité) pendant de nombreuses années, là où avec l’écriture, on sait déjà lire et écrire – du coup on passe directement à la phase de création pure, pour ainsi dire.
Dans le fond, je ne suis pas sûre que ce soit plus facile d’apprendre à composer ses propres morceaux de musique ou à trouver son propre style d’illustration que d’écrire ses propres œuvres de fiction. Dès que l’on fait entrer en jeu la création originale, il devient difficile de prendre du recul sur son propre travail, et de juger celui d’autrui. Par exemple, peut-on dire qu’un Picasso abstrait fait de carrés est objectivement moins bon/abouti qu’un Monet avec ses nénuphars riches en précisions et en réalisme?
Pour reprendre l’exemple de la fausse note, oui, on est capable de se rendre compte qu’on a fait une fausse note ou une erreur de rythme en musique (parfois de manière stridente sur le violon, l’instrument que je pratique), mais pour moi, c’est la même chose que de se relire et remarquer une lourde répétition ou une faute d’orthographe dans son texte de fiction.
En fait, est-ce que au contraire, on n’apprend pas les bases de l’écriture au moment d’apprendre le fonctionnement de la langue française, et que la création littéraire correspond à toute la phase post-solfège de la musique, lorsqu’on commence à composer ses propres morceaux?
Merci beaucoup Florie, content que ça résonne !
Un petit mot en passant sur Monet et Picasso : la critique / étude artistique comporte aussi une part d’inscription dans un contexte, tant pour celui qui crée que celui qui reçoit ; chacun bâtit sur ce qui précède, ce qui rend quasiment impossible la définition d’aboutissement de manière objective (du moins séparée, a minima, de l’époque). Quelques humbles éléments de réflexion là-dessus : http://lioneldavoust.com/?s=critique+objective
Et merci de parler littérature sur Facebook, ça fait toujours cogiter 🙂
Ta vision de l’écriture est très pertinente, je pense. Par contre, je suis absolument convaincu que ça vaut aussi pour la musique. Il faudrait plutôt comparer la démarche de l’écriture littéraire à celle de l’écriture musicale, pas à l’apprentissage d’un instrument. L’apprentissage de la composition n’est pas plus rapide ni plus simple. Appliquer strictement des règles d’écriture musicale ne fera pas du musicien un compositeur. Derrière le récit littéraire comme derrière le récit musical il y a un travail d’imagination et de façonnement du matériau au bénéfice « d’un projet et d’une vision » qui n’est pas qu’une simple mise en pratique de règles. Et c’est ce que tu expliques très bien.
Merci ! Sur le lien entre composition musicale et narrative, j’y pensais aussi, à force. Ce genre de notule tient un peu de la réflexion en cours ! 🙂
« La création littéraire témoigne de la relation singulière que l’écrivain entretient avec l’outil d’expression qui est le sien : le langage. A la différence d’autres communications linguistiques dont la fonction est avant tout pratique, l’oeuvre littéraire se caractérise par sa fonction poétique. Elle traduit une sensibilité, une vision du monde à partir de composantes esthétiques.
Un des signes du caractère littéraire d’un texte est le fait que le contenu et les moyens stylistiques demeurent indissociables. »
Les techniques littéraire au lycée, éditions Hatier 1996.
On peut tout à fait travailler les techniques, le style : ça a même un nom, la littérature. Choisir ses images, peser son lexique, construire du sens par la forme et non seulement le fond (comment on raconte VS ce que l’on raconte), oui ça se travaille. Je dirais même plus, ça s’étudie chez les autres (si possible meilleurs que soi) pour en ramener quelque chose.
Je veux pas faire le pisse-froid encore, mais tu fais une comparaison avec les moyens propres d’autres arts, sans jamais t’intéresser en détail de ceux de la littérature. (rappelez-vous vos cours de lycée, c’est de ça qu’on vous causait, en fait…)
C’est un peu vain d’en appeler au « style » sans jamais évoquer les éléments, les intentions qui le font, le composent, à mon sens.
Rien ne sert de recopier du Balzac (pour reprendre l’exemple plus haut), si ce n’est pas pour étudier comment ça fonctionne.
Bref, un peu moins de narratologie, un peu plus de littérature…
Sur ce, c’est pas le tout, j’ai des copies à corriger.
Analyser n’est pas faire. L’analyse travaille a posteriori sur une œuvre achevée, alors que la création travaille par définition sur ce qui n’existe pas encore. Bien sûr que regarder comment les autres ont fait est utile, mais ça ne sera jamais toute la réponse, parce que celle-ci est esthétique, et si elle est esthétique, elle est donc personnelle. Si tu m’invites à lire un manuel de lycée, je t’invite pour ma part à regarder ce qu’en dit John Gardner – le mot-clé chez lui est en l’occurrence la « rumination ». (En plus, ça tombe bien, j’en ai parlé il y a huit ans ici : http://lioneldavoust.com/2010/john-gardner-the-art-of-fiction/ ) Tu n’apprends à ruminer que par ton parcours personnel, par ta confrontation avec ta parole, et cela, n’est-ce pas le cœur de la littérature et du vécu ?
Je connaissais pas le bonhomme, je suis allé parcourir ton article. Ça a l’air très intéressant, mais encore une fois d’un point de vue narratologique plus qu’autre chose. Je jetterai peut-être un oeil sur le livre en entier quand j’aurai le temps.
Au fond, ce qui m’embête dans ce discours-là c’est qu’il se concentre (c’est très anglo saxon) sur la forme et non sur le fond : en bref, sur le « qu’est-ce qui est raconté » et non sur le « comment c’est raconté ».
C’est là tout le problème pour moi et ce qui me fait réagir : n’importe qui peut raconter une histoire. L’art de l’écrivain (note que j’ai volontairement pas dit « romancier ») c’est le comment. Et ça, je suis désolé, bah oui ça s’apprend en regardant ce qui se fait ailleurs, en étudiant ce qui se fait ailleurs, et oui, en faisant ses gammes. En essayant, en pastichant, en copiant.
Pour voir comment ça marche.
Pour construire ensuite son propre geste littéraire. C’est ça le coeur de la littérature.
Pour ce qui est du vécu, je sais pas, je ne crois pas du tout que le vécu soit important dans la création littéraire.
Alors oui, pour revenir à ton article, ça prend du temps d’apprendre à écrire (pour autant que ça veuille dire quelque chose), mais pas pour les raisons que tu évoques, à mon sens. (je note que tu dis « l’apprentissage de l’écriture » et pas « apprentissage de la littérature », ce qui me semble plein de sens).
(on peut tout à fait faire ses gammes en littérature : ça s’appelle l’analyse littéraire, suivie de l’imitation, du pastiche)
Merci, cet article exprime un sentiment diffus que je ressentais et je me sens soulagée en le lisant.
[…] a parlé la semaine dernière d’une hypothèse (intensément débattue en commentaires) sur les difficultés de l’apprentissage de l’écriture, qui peut déjà apporter un élément de réponse, mais au cœur de l’apprentissage de la […]
Ton billet m’a fasciné, merci beaucoup. Il évoque avec justesse une question qu’à dire vrai je ne m’étais pas posée: pourquoi les auteurs s’élaborent longuement, comme des vins?
Au-delà des aspects que tu évoques, je me demande s’il n’y a pas aussi un certain aveuglement narcissique propre à celles et ceux qui écrivent. Lorsqu’on s’est mis en tête d’exceller dans un domaine, que ce soit dans la menuiserie ou dans le tennis, on prend généralement pour acquis que cela va nécessiter un long apprentissage et des entraînements intensifs et réguliers. De nombreux auteurs, au contraire, ne voient pas la nécessite de s’entraîner, et considèrent que, dans un monde où tout paraît subjectif, tout ce qui sort de leur plume mérite de le faire – comme si la littérature était le seul art qui n’ait pas sa part d’artisanat.
Tout à fait. Et parler d’artisanat est même, pour beaucoup, un gros mot, comme si cela dévaluait la littérature… Il n’y a évidemment pas que ça, mais en nier l’existence, comme si c’était sale, me paraît insensé.