Le problème avec cette série d’articles, c’est que l’actualité va bien trop vite pour mes maigres doigts. Peu importe ; il existe des sites d’informations bien spécialisés dont c’est le travail… si l’on lit entre les lignes et qu’on résiste à la démagogie un peu anarchiste qui les teinte parfois. Notre but ici, ensemble, consiste à nous efforcer de voir à tête reposée tous les points de vue pour en tirer des leçons et, peut-être, des solutions. Cela impliquera un temps, pour les besoins du raisonnement, d’adhérer à des opinions discutables, afin de traquer les incohérences où qu’elles se trouvent.

Je t’ai laissé, ô lectorat haletant, suspendu à la promesse d’une approche différente, tel un homme politique en campagne électorale ou le spectateur découvrant que le wagon où s’est faufilé Fox Mulder vient d’être bombardé à la fin de la saison 2 d’X-Files.

Eh bien sache… que ce n’est pas le sujet d’aujourd’hui.

Avant d’avancer, revenons déjà sur l’échec de la loi Création et Internet, surnommée HADOPI du nom de l’autorité qu’elle se proposait d’instaurer, et voyons déjà pourquoi, avant même le vote des assemblées législatives, avant même sa contradiction avec la Constitution de 1789, elle cachait des pièges dangereux. (Rien de bien nouveau ici pour les spécialistes de la question, que j’ai déjà fortement résumée.)

Ma petite entreprise…

La loi s’inscrit dans le contexte de crise subi par la chaîne culturelle et attribuée au téléchargement illégal. C’est pour ma part une analyse à laquelle je souscris ; la consommation de culture en ligne hors circuit rétribué, que ce soit par le peer-to-peer ou le streaming, représente un manque à gagner terrible pour le secteur (cf part ouane), ce qui menace évidemment sa santé économique (et donc ses emplois) mais aussi les créateurs en eux-mêmes. On réplique souvent qu’Internet est une chance énorme pour les jeunes artistes, que de nouveaux modes de distribution émergent. Oui. Mais je pense fermement qu’actuellement, ces avantages ne contrebalancent absolument pas l’hémorragie.

Sans même parler du côté éthique qui, personnellement, me dérange : de quel droit jouis-je de la création d’un autre sans l’avoir rémunéré sous une forme ou une autre ? L’argument « oui, mais qu’il ne se plaigne pas, le téléchargement lui permet de se faire connaître » me semble extrêmement fallacieux. J’ai pour ma part des textes mis à disposition gratuitement (section Télécharger du présent site) et des textes qu’il faut payer pour découvrir, typiquement les nouvelles en anthologie (et autres projets). J’entends décider de la façon de diffuser mon travail d’une façon ou d’une autre comme je le souhaite, parce qu’après tout, c’est le mien, et pas qu’on décide à ma place.

Et, accessoirement, gagner ma vie aussi.

Na.

Partons donc pour cette discussion de ce postulat, si vous le voulez bien, même si vous n’êtes pas d’accord (et on peut en discuter).

Le problème, c’est que même avec cette vision à l’esprit, Hadopi ne tient pas debout.

Esprit, es-tu là ?

L’esprit de la loi, tel qu’exposé dans le projet, définit le concept de riposte graduée sur une base pédagogique. Houlà, de quoi s’agit-il ?

La loi voulait se fonder sur une tactique dissuasive à laquelle j’aurais tendance à adhérer (dissuader avant de sanctionner semble une solution élégante, légère et non répressive à laquelle on ne peut – dans l’absolu – que souscrire). En résumé, la Haute Autorité que créait la loi (la fameuse HADOPI) surveillait les téléchargeurs fous et leur adressait un, puis deux messages d’avertissement avant de faire tomber le couperet qui était, en l’occurrence, la coupure de l’accès à Internet.

Dans les faits, le législateur ne s’attendait même pas à aller jusqu’à cette sanction :

Une toute récente étude, réalisée auprès des internautes en Grande-Bretagne […] et publiée en mars 2008 dans la revue Entertainment Mediaresearch, fait ressortir que 70 % des internautes cesseraient de télécharger à réception d’un premier message d’avertissement et 90 % à réception du second. [… Aux USA,] Un bilan récemment dressé a en effet permis de constater que 70 % d’internautes renoncent au téléchargement dès réception du premier message d’avertissement, 85 à 90 % à réception du deuxième et 97 % à réception du troisième avertissement […].

(Retenez bien ces chiffres, on s’en resservira dans les articles futurs.)

Tout semble bel et bien.

Mais, comme souvent, c’est là que les ennuis commencent.

RTFC

Les critiques contre HADOPI ont été innombrables et bien résumées çà et là. Citons les deux plus graves, qui ont conduit à la décapitation du projet par le Conseil Constitutionnel :

  • Pour le Conseil, Internet est une composante fondamentale de la liberté d’expression et d’information du citoyen moderne. Le couper arbitrairement contredit la Constitution de 1789 car on ne saurait restreindre cette liberté sans procédure judiciaire.
  • La loi HADOPI va à l’encontre du principe de présomption d’innocence. La Haute Autorité devait constater les infractions et couper les accès sans que le présumé coupable n’ait la possibilité de se défendre. Ceci va à l’encontre des fondements même de notre justice.

La loi s’est donc trouvée en grande partie censurée par le Conseil, la dépouillant de son arsenal d’action. On ne peut que se réjouir d’une telle modernité des Sages, qui ont bien compris à quel point Internet est devenu le média où tout passe un jour ou l’autre.

Il y a une backdoor dans ta loi

Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg, car on entre maintenant dans les dérives les plus sournoises, ce qui a poussé d’ailleurs les auteurs de science-fiction à signer une lettre ouverte contre cette loi, exprimant leur crainte pour l’indépendance du réseau et sa liberté. Car, avec une méconnaissance du fonctionnement actuel d’Internet, HADOPI ouvrait la porte à toutes sortes de bug exploits les plus nauséabonds. Mentionnons par exemple le fait que, dans l’esprit de la loi, la riposte graduée se veuille obligatoire (pour en garantir l’aspect pédadogique) mais que la loi précise des « peut » quant à son exercice, la rendant donc facultative ; ou que le streaming soit simplement oublié (or on s’y reporte de plus en plus).

Mais le plus gros problème éthique à mon avis porte sur le filtrage et la surveillance – un leitmotiv qui revient sans cesse dans toutes les lois tournant autour du Net ces temps-ci. D’autres en ont parlé mais pas assez à mon goût.

Suivez bien le raisonnement, c’est vicieux.

IP can’t get no

HADOPI voulait pister les téléchargeurs sur le simple relevé de leur IP – plaque d’immatriculation identifiant tout ordinateur connecté à Internet. Sauf que l’IP n’est pas une preuve.

  • Elle est falsifiable avec une facilité déconcertante ;
  • Tous les ordinateurs d’un même foyer partagent la même – si Riri, Fifi et Loulou téléchargent l’intégrale de Karen Cheryl, c’est la ligne familiale qui sera coupée, compliquant grandement la recherche d’emploi d’Onc’Donald (et amenant Gontran à se foutre de sa gueule une fois de plus) ;
  • Les réseaux Wi-Fi n’ont de sécurisé que le nom ; s’y introduire – et donc prendre l’IP de sa victime – n’a rien de bien compliqué.

Or, je vous rappelle que l’HADOPI constatait les infractions sans respecter le principe du contradictoire – sans donner à l’internaute la possibilité de se défendre.

I’m watching myself

Tout le monde n’a pas des mad skillz d’über haxx0r. Alors comment prouver son innocence a priori, surtout quand on n’y connaît rien ? Justement, le législateur instaure dans cette loi une obligation de sécurisation de sa ligne. Il est responsable de l’usage qui en est fait :

Art. L. 336-3. – Le titulaire d’un accès à des services de communication au public en ligne a l’obligation de veiller à ce que cet accès ne fasse pas l’objet d’une utilisation à des fins de reproduction, de représentation, de mise à disposition ou de communication au public d’oeuvres ou d’objets protégés par un droit d’auteur ou par un droit voisin sans l’autorisation des titulaires des droits prévus aux livres Ier et II lorsqu’elle est requise.

Quel habile retournement : puisque la « preuve » n’en est pas une, à charge de l’accusé de se dédouaner.

Mais, grand prince, le législateur propose un moyen de faire : installer sur son ordinateur un logiciel estampillé HADOPI qui surveillera que toute son activité reste bien dans les clous. Oui, c’est un mouchard.

Mais allons jusqu’au bout du raisonnement, à supposer que nous nous fichions de notre vie privée et n’ayons donc aucune gêne à ce que nos communications soient ainsi épiées. Les libertés fondamentales sont-elles garanties par la loi dans le cadre de l’utilisation d’un tel moyen de surveillance ? Non, nulle part. Et qui définira ces moyens de sécurisation ? La Haute Autorité, sans garantie du respect à la vie privée.

De l’éthique du filtrage

La liste pourrait être encore longue, mais un point fondamental, découlant des précédents, mérite toute notre attention : la surveillance, urbi (dans l’ordinateur) et orbi (par l’HADOPI) des échanges. En admettant pour le débat que l’intention soit la meilleure du monde (… pavant la route qu’on connaît), si, encore une fois, dans le but d’une expérience de pensée, nous adhérions l’espace d’un instant à une philosophie de surveillance, même dans ce cas, nous ne pourrions que nous méfier (euphémisme) du point suivant :

Art. L. 331-34. – Est autorisée la création, par la Haute Autorité, d’un traitement automatisé de données à caractère personnel portant sur les personnes faisant l’objet d’une procédure dans le cadre de la présente sous-section. […]
Un décret en Conseil d’Etat, pris après avis de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, fixe les modalités d’application du présent article. Il précise notamment :
– les catégories de données enregistrées et leur durée de conservation ;
– les destinataires habilités à recevoir communication de ces données, notamment les personnes dont I’activité est d’offrir un accès à des services de communication au public en ligne ;
– les conditions dans lesquelles les personnes intéressées peuvent exercer leur droit d’accès.

Vous avez bien lu :

  • L’avis de la CNIL n’est que cela… un avis, qu’on respecte ou non, encore une fois sans garantie des libertés individuelles qui n’apparaissent pas dans la loi (hormis la plus ancienne d’entre elles, la Constitution, cf supra…) ;
  • Toutes les conditions de la surveillance sont fixées en-dehors du débat législatif, par décret, c’est-à-dire par le pouvoir exécutif.

Même en attribuant les plus angéliques des intentions à notre gouvernement actuel, la main sur le coeur, le drapeau à la main et la larme à l’oeil, nous ne saurions quel usage les élus de l’avenir sauraient faire d’un truc pareil.

Un dessin vaut mieux qu’un long discours

On comprendra donc les craintes de l’appel de Génération Science-Fiction mentionné plus haut.

Quant à savoir s’il s’agit d’une fourberie consciente du législateur ou de simple incompétence, à chacun de se faire une opinion.

Dans la part.3, nous nous attarderons encore un brin sur HADOPI première version pour montrer comment, en essayant de sauver l’esprit de la loi, on aurait pu la « patcher » pour la rendre moins idiote. Ce ne sera pas qu’une expérience gratuite, cela nous permettra de faire le pont avec HADOPI 2 et de chercher à lancer des pistes sur les véritables orientations que ce gouvernement souhaite donner à Internet. Rien n’est plus révélateur que la question « Mais pourquoi tiennent-ils absolument à une connerie pareille ? »

C’est là que des solutions pourront se dessiner.

Sinon, Fox Mulder n’est pas mort dans le wagon, mais vous le saviez déjà, il y a eu sept saisons ensuite.