Une autre question qu’on m’a posé de visu, cette fois :
Comment puis-je savoir le meilleur point de vue à adopter pour mon histoire ? J’ai deux personnages, l’un plutôt blasé, l’autre un peu instable sur les bords, qui se complètent et se couvrent mutuellement. J’aimerais bien passer de l’un à l’autre, mais j’aimerais aussi installer leur relation progressivement de manière à ce que le lecteur ne se rende pas compte tout de suite des enjeux de leur association. Si j’alterne les points de vue, est-ce que je ne risque pas de casser mon effet ?
La réponse facile est : si, mais à toi de te débrouiller pour slalomer entre les trous…
Je sais, je sais. Tu l’as bien compris, mais comment fait-on ?
Plus sérieusement, cette réponse lapidaire n’est pas aussi gratuite qu’il y paraît. Chaque histoire a sa propre dynamique et, sans connaître tes personnages moi-même, sans même être toi, je ne peux pas te donner une réponse toute faite qui réglera ton problème. Le choix du point de vue est si central à l’écriture de fiction qu’on pourrait sans problème écrire un livre sur la question. En revanche, il y a peut-être quelques pistes qui pourront t’aider – ce billet sera forcément un peu simpliste et lapidaire, mais j’espère qu’il saura mettre en relief les enjeux.
Tout est subjectif (ou pas)
Le choix du point de vue est une question fondamentale qu’on néglige ou expédie parfois, alors que son choix peut faire ou défaire un récit. En effet, le point de vue dicte en grande partie le ton, et donc la dynamique de l’histoire. Si je traite de l’ascension de l’Everest, je n’écrirai pas le même livre en prenant le point de vue de l’alpiniste (aventure ! danger ! dépassement de soi !) ou de sa femme restée à la maison (soirées thé ! réflexions sur le quotidien ! Madame Bovary !). Tu as donc parfaitement raison de t’interroger en amont de la rédaction.
C’est déjà un premier élément de réponse : si tu prends donc tes personnages en troisième personne « caméra à l’épaule » (personnage-point-de-vue) ou à la première personne, soit les deux formes les plus courantes, tu es limité (approximativement) à leurs perceptions, leurs opinions, leur vision du monde. Ce qui est un atout, car c’est un excellent outil de caractérisation, mais aussi un handicap, si, mettons, tu cherches à cacher un élément à ton lecteur. Prends un récit policier dont l’enjeu est de trouver qui a tué le docteur Lenoir. Si tu passes sur le point de vue du colonel Moutarde, qui sait parfaitement bien qu’il a dézingué Lenoir dans la véranda avec le chandelier, il va être très difficile de le cacher au lecteur à moins d’une bonne raison, et celui-ci risque de se sentir floué si tu n’en dis rien. Mais vu que l’objectif de ton récit est de trouver qui a tué, tu casses la dynamique de ton histoire. Solution : dans ce type de récit, tu ne passes pas sur Moutarde (à moins de tricher : amnésie, folie passagère, etc.).
Dans le cas d’éléments moins centraux, tu peux les dissimuler un moment en faisant diversion avec l’intrigue ; après tout, ton personnage-point-de-vue est là pour raconter ce qu’il lui arrive, pas pour récapituler quinze ans de psychanalyse à chaque fois qu’il sort le lait du frigo, et on veut le voir agir. Mais il faut se montrer très adroit et subtil si tu veux cacher au lecteur des éléments que, selon toute vraisemblance, il devrait savoir : ce genre de dissimulation paraît souvent artificiel, ce qui rompt la suspension d’incrédulité ou brise le « rêve fictionnel », comme dit Gardner.
Mais c’est aussi un atout car tout personnage, comme dans la vie réelle, projette son vécu, sa vision du monde, sur ce qui l’entoure. Là, en revanche, tu as un outil puissant et cohérent pour lui donner, en quelque sorte, des « angles morts » dans sa vision du monde. Un sociopathe ne voit pas la réalité comme le reste de la population, par exemple, ce qui peut parfaitement justifier que des détails, des subtilités dans les relations humaines, lui échappent et donc, si tu réussis bien ton coup, échappent à ton lecteur. De façon plus simple, pourquoi ton protagoniste récapitulerait-il ce qu’il sait pour son seul bénéfice ? Ce sont ses initiatives qui nous l’apprennent, et les conséquences qu’elles entraînent sur sa psyché ; c’est une façon de construire une personnalité par strates successives, in media res.
Le point de vue est le véhicule par lequel on entre dans un récit : si le véhicule a une roue crevée et une fuite d’huile, on restera sur les grandes routes, et tant pis pour les montagnes. Tu peux donc forger ton point de vue en accord avec l’effet que tu cherches à rendre ; il faut alors te poser la question de ton intention narrative, pour réfléchir à la meilleure façon de la transmettre.
La piste active
Holly Lisle propose pour sa part une règle extrêmement simple : il faut choisir le point de vue qui en sait le moins. Je suis méfiant avec les « règles » mais le conseil n’est pas sans mérite. Le plus ignorant, dans une scène, est souvent celui qui a le plus de raisons d’agir (et propose donc la narration la plus intéressante), et celui qui pourra le mieux exposer la situation au lecteur, puisqu’il a lui-même besoin de la comprendre. Il ne faut évidemment pas pousser l’axiome dans ses derniers retranchements (le point de vue de la plinthe lors d’un interrogatoire de police n’a pas grand intérêt, à part peut-être pour du postmoderne) mais, si l’on reprend l’exemple de l’assassinat de Lenoir, on a logiquement envie de suivre l’enquêteur qui devra démêler les faux-semblants, collecter les indices, etc. Bref, c’est une astuce commode qui peut aider à prendre une décision rapide dans les cas simples.
Hello !
Je ne sais pas combien cette personne a de personnages dans son histoire, mais je crois important, de temps à autres, de prendre le point de vue d’un personnage secondaire qui rencontre les deux premiers. ça va permettre d’enrichir, de voir à quoi ils ressemblent de l’extérieur de leur association et peut-être de créer des fausses pistes si tu ne veux pas que leur relation soit trop évidente : peut-être qu’ils n’ont pas l’air de se compléter, par exemple !
Enfin, c’est difficile de répondre dans le vide, sans rien connaître à l’histoire. Mais à force d’idées il y en aura peut-être quelques-unes qui conviendront 🙂
En tout cas, je trouve que ce que tu as dit était juste et pertinent 🙂
Hm, tu décris surtout là un seul type de point de vue, mais il ne faut pas négliger les points de vue omniscients ou la foca externe.
On peut aussi raisonner en fonction du niveau d’information qu’on veut livrer au lecteur, par rapport à celui des personnages. Il peut être intéressant parfois de donner plus d’infos au lecteur qu’aux personnages ( c’est souvent le cas des textes comiques), ou au contraire de lui donner beaucoup moins d’infos qu’aux personnages (on peut penser à certains thrillers ou les Tom Clancy). Le choix de la première personne ou la troisième est une pure affaire technique personnelle. Dans une narration à la première personne, beaucoup de micro-postures, micro-attitudes inconscientes ne seront pas décrite, alors qu’une narration à la troisième personne permet tout cela.
Bref, rien de faux, mais je trouve que c’est un peu trop simple pour un domaine très vaste et compliqué. On peut aussi aborder la question des points de vue lors d’une description, même sans personnage.
@Maloriel : Merci pour lui pour l’idée 🙂
@Erion : Tout à fait, comme je le disais l’article était forcément partial et simpliste, c’est une question trop vaste pour être résolue aussi simplement dans un billet, même long. J’ai préféré rester dans le classique (même si, pour ma part, j’aime beaucoup expérimenter avec le point de vue, deuxième personne du singulier et autres, pour sortir justement des sentiers battus).
Plus j’y réfléchis et plus je pense qu’on pourrait vraiment écrire un bouquin sur ce seul sujet sans en faire le tour…
Merci pour le complément d’info sur les genres que tu apportes. 🙂
Mais en fait, en y réfléchissant un peu plus, ce qui me gêne dans ton texte, c’est « le point de vue dicte en grande partie le ton, la dynamique de l’histoire ». En fait, j’aurais le parti pris inverse : décider de ce que l’on veut écrire, de ce que l’on veut montrer dans le texte, dicte le point de vue.
En clair, quand je démarre une scène, ou une nouvelle, je me dis pas « quel point de vue vais-je choisir ? » mais « qu’est-ce que je dois montrer dans cette scène ou ce texte » et j’en déduis le point de vue le plus pertinent. En général, ça me laisse pas avec 40 000 choix.
Nous sommes parfaitement d’accord et j’ai la même approche. Je pensais « dicte » au sens de « détermine » : le point de vue restreint ce que tu peux faire, donc il faut effectivement le choisir d’abord (d’où la phrase « il faut alors te poser la question de ton intention narrative, pour réfléchir à la meilleure façon de la transmettre »). Puisque l’un restreint l’autre, c’est une décision qu’il faut prendre en premier, et on la prend en fonction de ce qu’on cherche à faire.
Je m’éloigne peut-être du sujet (ou pas). Mais j’aime bien voir, de temps en temps, un point de vue complètement extérieur, avec des pensées différentes, comme le point de vue d’un animal. Il m’est arrivé à plusieurs reprises de lire des nouvelles avec ce type de « regard ». Je trouve que c’est un bel exercice de style que de casser les réflexions habituelles qu’un humain peut avoir, et arriver à nous emmener ailleurs dans notre cheminement de pensé.
Pour reprendre le début de l’article, c’est aussi intéressant de jongler entre plusieurs personnages, afin de nous décrire l’histoire de différentes façons, et de différents points de vus. Je pense notamment à « La horde du contrevent » d’Alain Damasio, qui arrive à parfaitement emmener le lecteur à travers différents univers, tout en le laissant s’attacher aux personnages.
Je suis parfaitement d’accord, cela permet de composer une image assez ludique du récit où le lecteur va se trouver en position active, à chercher les indices pour devancer l’histoire.
Bon, il va falloir que je fasse un article plus académique sur le catalogue des différents points de vue, en tout cas. 🙂
Faut limiter quand même un peu. La Horde du Contrevent, ou le Trône de Fer, on a tellement de points de vue qu’on s’y perd un peu (pour la Horde, je devais à chaque fois vérifier qui causait, pfiou, c’est aussi sportif que de lire Au Bord de l’Eau en voulant vérifier les descriptions de chaque arme que les personnages peuvent employer).
Enfin, on s’y perd, mais ça reste d’excellents bouquins. Comme quoi, le talent du raconteur doit jouer aussi un peu.
Faut limiter quand même un peu. La Horde du Contrevent, ou le Trône de Fer, on a tellement de points de vue qu’on s’y perd (pour la Horde, je devais à chaque fois vérifier qui causait, pfiou, c’est aussi sportif que de lire Au Bord de l’Eau en voulant vérifier les descriptions de chaque arme que les personnages peuvent employer).
Enfin, on s’y perd, mais ça reste d’excellents bouquins. Comme quoi, le talent du raconteur doit jouer aussi.
Et voilà, on essaye un peu d’arrêter le cours de l’internet qui envoie un message dont on est un peu pas satisfait, et on se retrouve à dire un peu trop de conneries. C’est un peu humiliant, mais bon, j’ai un peu l’habitude.
Non mais c’est cool, ça donne l’impression que l’article est hyper actif, genre il se passe plein de trucs.
(Tu as pas l’option « Modifier » sous ton nom ?)
Non. Ca doit être réservé aux huiles locales 🙁
Peut-être qu’à moi qui administre, alors. Du coup je peux te faire dire n’importe quoi si j’ai envie. 😀