lolcat-problem-solved-450x336Dans l’uberisation progressive du monde, nouvelle affaire qui nous touche de près cette fois, Booxup. En résumé, il s’agit d’une application qui permet d’organiser des prêts de livres physiques entre particuliers, en publiant le contenu de sa bibliothèque. Une sorte de méga-bibliothèque communautaire, si l’on veut. La boîte vient juste de recevoir une visite de la direction de la répression des fraudes (DGCCRF) pour étudier au juste la légalité de cette histoire. Et la presse – dont Actualitté, que je ne félicite pas sur ce coup – comme le public de hurler :

« WAT ? Prêter des livres entre particuliers est une habitude vieille comme le monde. En quoi la loi vient-elle s’en mêler ? »

Suivent toutes les récriminations habituelles mal dégrossies sur l’ingérence des autorités, la propriété intellectuelle qui empêche de danser en rond, etc. Déclarations grandiloquentes de la liberté de prêter ce qui nous appartient, jusqu’à voir, parfois, dans le prêt un acte d’un fondamental altruisme.

Moui. Une minute, et un peu de réflexion, s’il nous plaît à tous. La question du prêt des livres est-elle remise en question par les pouvoirs publics ? Grands dieux (et bordel), non. Donc, du calme. Parce qu’entre les envolées d’un lyrisme tremblotant du co-fondateur de Booxup, David Mennesson, et l’indignation populaire, il y a, en gros, de fortes chances qu’on nous prenne pour des jambons.

Pour commencer, la DGCCRF n’a lancé aucune procédure contre Booxup. Il s’agit juste d’un procès-verbal – d’une visite visant à constater la nature de l’activité. « Bonjour, que faites-vous ? » Booxup n’est absolument pas en danger – et même, loin de là, l’entreprise a plutôt reçu un coup de publicité (mais tend à se draper dans sa superbe, avec de grands yeux humides qui attirent forcément la sympathie d’un public contestataire).

Pourquoi toute cette agitation ? Pour démêler le vrai du faux, commençons par donner un peu de contexte et un peu de bon sens.

Quelle est l’échelle en question ?

Pourquoi la DGCCRF s’intéresse-t-elle à Booxup quand personne ne s’intéresse à nos tantes qui se font circuler Cinquante nuances de Grey sous le manteau ?

Pour une raison très simple, et une dimension, sacré bon sang, que tout le monde oublie en permanence dans les questions sur la circulation des biens / informations / services à l’heure d’Internet. Elle est la même que pour Uber, que pour le téléchargement illégal, etc.

Prenons justement ce dernier exemple, comme il a – grosso modo – quinze ans et qu’on commence à avoir un peu de recul dessus. Jadis, on copiait les albums des copains sur cassette, on se les filait dans la cour du lycée, etc. Quand le téléchargement illégal est arrivé, plus ou moins la même rhétorique s’est posée :

« WAT ? Copier des albums entre particuliers est une habitude vieille comme le monde. En quoi la loi vient-elle s’en mêler ? »

La différence se situe dans l’échelle de l’échange. Répétons cela bien fort pour le graver en lettres de feu au sommet du mont Sinaï : la différence se situe dans l’échelle de l’échange (bon sang).

Quand je copie un album pour le filer dans la cour du lycée, par défaut, je le file à une connaissance. Cela se produit dans un cercle réduit, lequel porte même un nom dans le droit, tiens donc : le cercle privé. C’est le même mécanisme qui me permet d’organiser une lecture publique d’un livre chez moi, mais pas d’ouvrir un théâtre (que l’entrée soit payante ou pas).

Dans le premier cas, j’ai affaire à des connaissances. Dans le deuxième, à des inconnus. 

La légalité / éthique / problématique de la libération des échanges porte d’abord sur ce point. Elle ne porte pas sur la pratique en soi, mais sur l’envergure de celle-ci. Je partage une chanson en mp3 avec un ami, je reste dans le cercle privé1. Je la mets à disposition sur un réseau pour que le monde entier y ait accès, on n’est plus dans la même intention ni dans la même envergure. Je sors du cercle privé. Je peux conduire mon pote à l’aéroport, mais si je mets en relation des inconnus et pioche ma commission au passage, je viens cogner en frontal le système établi des taxis (que ce soit judicieux ou pas est une autre histoire).

Pourquoi les lois sur le droit d’auteur existent-elles, à la fin ? À l’origine, pour protégér les droits du créateur sur son oeuvre (voir ici pour une définition détaillée et la différence avec le copyright), et par extension ceux qui la distribuent et prennent le risque financier (éditeur en premier lieu). À terme, pour protéger la culture en protégeant ceux et celles qui la font, en leur permettant une juste rémunération. Ni plus ni moins.

Bien. Maintenant, revenons à l’exemple de Booxup. Prêter un livre à un ami n’est pas un mal en soi – personne n’a rien dit de tel. Mais, quand on ouvre sa bibliothèque aux quatre vents, ou qu’on télécharge Ninja Eliminator chez un amateur de films de bon goût en Chine, dès lors qu’on se met en relation avec des inconnus, on entre dans une toute autre catégorie : on sort du cercle privé. (C’est la question de propriété intellectuelle qui a volé en éclats avec la généralisation des échanges pair à pair et personne n’a encore trouvé de réponse – j’avais bien une idée, mais…)

Maintenant, auguste lectorat, je t’en prie : avec moi, voyons plus loin que le bout de notre nez. La question de la légalité ou pas des pratiques de Booxup ne relève pas du principe de prêt de livre, mais de l’envergure avec laquelle on le fait.

Point. Barre.

Parce que le principe de prêt de livre est encadré par des lois, et l’État tant honni investit même chaque année des milliards pour les rendre accessibles : ça s’appelle des bibliothèques, avec des professionnels qui entretiennent un fonds, le recommandent, font oeuvre culturelle. (D’ailleurs, j’ai envie de dire : à quoi sert Booxup, au bout du compte ?) Et – ô surprise – les acteurs de la chaîne du livre touchent quelques piécettes sur cette distribution de leur travail.

Mais avec Booxup ? Que dalle. Booxup arrive, met en relation ses clients internautes (qui, je le rappelle, sortent du cercle privé), et la chaîne du livre ne peut que grimacer (ou accepter de danser pour se faire un peu de communication en organisant des concours ou des partenariats parce qu’elle ne peut pas trop faire autre chose que suivre, au risque d’être brûlée en place publique si elle s’y oppose – moi, tu le sais, auguste lectorat, je préfère les flammes de l’honnêteté aux sourires léchés du communicant, et puis je m’en fous, j’ai une combinaison en kevlar et un fusil à canon scié sous le comptoir de mon bar).

Si Booxup était une association à but non lucratif, on pourrait arguer qu’on entre dans une zone grise. Un travail de passionnés, rassemblant des membres qui se connaissent, ou apprennent à se connaître, comme à la MJC du quartier. On pourrait s’interroger sur le bien-fondé d’une telle initiative, on pourrait peut-être même grogner devant cette distribution parallèle, mais on pourrait retenir à Booxup le principe de la bonne foi.

Usage et propriété sont dans un bateau

lolcats-its-mine-has-my-name-on-itL’argument opposé en général à ce stade de la discussion, c’est : « Ah, alors, tu es contre les bouquinistes, alors ? Le marché du livre d’occasion ? Sale rapiat ! » (Je prends alors un air pincé, mais je m’efforce de rester calme.)

Petit rappel fondamental sur la propriété : elle se divise (pour faire très simple) en deux volets : l’usage (jouissance du bien dont il est question) et la propriété à proprement parler. C’est patent dans le cas de l’immobilier : si vous louez un appartement, vous en avez l’usage, mais évidemment pas la propriété.

Dans le cas d’une bibliothèque publique, quand vous empruntez un livre, vous en avez la jouissance pour un temps défini, mais il ne vous appartient pas (vous pouvez le lire, pas le découper en petits morceaux).

C’est en échange de cette jouissance de leurs oeuvres, proposée au public, que les créateurs touchent un droit indexé sur les volumes en bibliothèque. Un bouquiniste n’a rien à voir là-dedans : lui, il revend des livres (la propriété) dont découle la possibilité d’en jouir (mais ça vous regarde) (sans arrière-pensée salace), mais il n’est pas là pour vous en permettre l’usage (sinon, il ferme boutique – un libraire qui fait bibliothèque ne gagne pas sa vie ; merci, captain Obvious !).

Voilà d’où découlent les interrogations qui portent sur Booxup. L’entreprise opère visiblement dans un vide juridique. Comme dit précédemment, ce serait une structure à but non lucratif, on n’aurait peut-être pas grand-chose à redire sur la question du principe.

Mais ce n’est pas tout. Et c’est là qu’on s’énerve.

Booxup n’est pas votre ami

Devine quoi, auguste lectorat ? Booxup vient de lever 310 000 euros. Oui, madame.

David Mennesson a beau prétendre que

quand il y a levée de fonds, il y a capitalisation, et quand il y a capitalisation – par le seul jeu des écritures comptables – l’entreprise prend de la valeur. Il y a donc profit pour les actionnaires, qu’on l’admette ou non (même s’il est putatif, c’est la base de la spéculation et de la notion d’investissement), et celui-ci se réalise non seulement sur un vide juridique, mais sur le travail des créateurs et des acteurs économiques de la chaîne du livre – le tout drapé dans un discours libriste d’autant plus horripilant qu’il est parfaitement hypocrite, comme on va le voir – mais une casserole à la fois.

J’ai une triste nouvelle, la dernière fois que j’avais vérifié, l’argent ne tombait pas du ciel et on n’en donnait pas contre rien. Personnellement, quand je lève 310 000 brouzoufs (ce que je fais tous les matins entre mon plongeon dans ma piscine de lait d’ânesse et le balayage des billets que le vent a soufflé contre ma porte pendant la nuit), ce n’est pas pour aller planter des nèfles. C’est pour préparer une bonne grosse revente bien juteuse d’un portefeuille clients avant que la bulle n’éclate tout en posant la main sur le coeur et en proclamant : « je fais ça pour la culture ! pour favoriser l’échange entre les hommes ! prêter des livres est une pratique ancestrale, et maintenant, nous mettons cette habitude à votre portée ! power to the people ! help, help, I’m being repressed! » 

Rien ne le prouve, non, mais gageons que David Mennesson, associé à un ancien de l’ESSEC qui a travaillé dans des « environnements challengeants » (oh, sérieusement ?), ne peut, allez, quand même pas l’ignorer. Faire tourner un serveur web – même un gros serveur – ça se fait avec mille fois moins de thunes. Oui, mille fois moins. Combien de cet argent retournera dans la poche des créateurs, lesquelles rendent cette activité possible ? Des éditeurs ? Zéro. Nada. Zilch.

J’ai posé la question au fondateur, ce qui a entraîné une discussion fort édifiante.  

310 kiloboules pour du développement Android et de la com’, c’est du beau développement Android et de la belle com’, je peux vous dire : les soirées pizza du développement vont probablement être arrosées au Dom Pérignon.

Surtout, où est, sacré bon sang, le code source de cette dite appli « libre » ? Et si c’est une appli libre, pourquoi ne pas faire appel à la communauté du libre, dès le début, pour accélérer le développement ? Pourquoi lever des fonds privés, si c’est « libre » ?

Parce que ça ne l’est pas. Une application n’est pas libre s’il est dans le projet de la rendre libre. Ça s’appelle au mieux de la démagogie, au pire prendre les gens pour des imbéciles. Ce n’est pas parce que je prétends très fort qu’il ne pleut pas que je n’attraperai pas une pneumonie en restant sous l’orage. « Mais si, vous êtes libre, monsieur Voltaire. Bah, disons que vous sortirez bien un jour de la Bastille ; vous allez pas chipoter, c’est pareil. »

Le développement libre, en principe, fonctionne sur la base d’une idée d’un petit nombre, qui libère aussitôt son travail pour bâtir une communauté et décentraliser le développement. L’idée est d’accélérer et faciliter le travail par la collaboration. Lever des fonds pour développer et faire de la communication, c’est précisément l’inverse d’un projet libre. C’est un projet bien fermé qui garde bien au chaud sa base de données utilisateurs pour en faire… nul ne sait quoi. (Mais j’ai bien une idée, dont l’indice est « 310 000 euros ».)

Perspectives : allez ailleurs (là où c’est vraiment libre)

Que Booxup paie sa redevance à la SOFIA sur le modèle des bibliothèques – et il y a de quoi faire avec 310 kiloeuros (comme le disent les diplômés de l’ESSEC), sachant que la SOFIA en a perçu 16 millions en 2011, par exemple (le rapport de proportionnalité n’est pas si énorme) – et l’on ne trouverait strictement rien à redire. On applaudirait même. Là, on aurait une initiative innovante. Une vraie bonne idée.

Non, ici, on se tape un discours démago ; or, j’aime assez peu qu’on me prenne pour un abruti, et encore moins qu’on prenne le public, dans son ensemble, pour une assemblée colombophile en lui martelant le mot « libre » comme si ça suffisait à transformer le plomb en or. Je dois être vieux jeu, mais ça me dérange un peu qu’on endosse le discours libertaire (jusqu’au hashtag créé pour l’occasion qui ne veut rien dire, #FreeYourBooks – parce qu’ils étaient prisonniers, avant ?) pour, en réalité, leverager (t’as vu, moi aussi je parle l’ESSEC) de l’investissement de la façon la plus capitalistique qui soit.

Or, il se trouve qu’un projet vraiment libre de partage de bibliothèques physiques, ça existe (merci à Neil Jomunsi pour la découverte). Ça s’appelle inventaire.io, ça marche très bien (d’après les retours) et c’est vraiment open source. Le code se télécharge sur la page d’accueil, et la base s’appuie sur les données Wikidata.

Cela pose-t-il les mêmes problèmes d’envergure et de propriété que précédemment ? Oui, mais déjà, les données appartiennent réellement aux utilisateurs et nul ne gagne rien là-dessus ; il s’agit d’une forme de bibliothèque communautaire entre proches, ce qui est parfaitement honorable… et une bonne idée. Pour moi, ça, c’est légitime.

Que Booxup paie la chaîne du livre, ou bien qu’on fasse appel à un vrai projet libre comme inventaire.io. Mais on ne peut pas avoir le livre, l’argent du livre et le sourire de l’auteur.

  1. Une telle copie n’est pas tant autorisée que constitue une exception au droit, mais n’entrons pas ici dans ces subtilités.