Nous avons passé six semaines à commenter les célèbres règles de Robert Heinlein sur l’écriture et, la dernière fois, j’avais promis de proposer une règle bonus – la mienne. Il ne s’agit pas d’oser me comparer au maître, mais comme nous sommes dans l’élan de parler de maximes brèves et lapidaires, le moment n’est pas trop mal choisi ; voici ma proposition :
Écrire, c’est choisir.
Je me la suis formulée ainsi car c’est l’une de mes causes principales de procrastination sur un projet. Les potentialités d’un livre en construction sont toujours splendides et infinies. L’objet est toujours parfait en esprit ; il couvre tous les thèmes souhaités avec adresse, il propose une intrigue haletante, des personnages complexes, il est inventif, bref, il constitue un pavé de marbre blanc supplémentaire sur ce chemin étincelant qui conduit au prix Nobel (ainsi qu’au luxe de se garer en double-file sans risquer de contravention) (non ? C’est pas dans le prix ? Mais alors, quel intérêt ?).
Seul problème : à moins d’écrire des sonnets, un récit est long. Une nouvelle peut se lire en une session, mais il est peu probable que ce soit le cas pour son écriture ; ne parlons même pas d’un roman. Par conséquent, l’écriture d’un livre est sujette aux fluctuations d’humeur, d’énergie, et c’est nécessairement un processus saucissonné en 70 jours environ pour le premier jet (en admettant une vitesse d’écriture à 15 000 signes quotidiens et un bon pavé). Il est impossible de contrôler tout le processus dans ses moindres détails sur le premier jet – ce n’est d’ailleurs pas le but de cette phase de l’écriture. Le récit va prendre son propre élan, sa propre dynamique au fil de la progression ; certains thèmes vont se révéler, d’autres risquent de glisser au second plan. Certains personnages vont se révéler moins complexes qu’espéré, d’autres davantage. C’est normal, car même pour un écrivain structurel (dont ton humble serviteur, auguste lectorat, fait partie), c‘est l’écriture à proprement parler, l’accomplissement du voyage aux côtés des personnages, qui façonne réellement le livre.
Cela signifie qu’à un moment – et idéalement le plus tôt possible – il faut lâcher prise sur les attentes et les espoirs. Faire de son mieux, comme toujours, mais accepter que le livre ne sera peut-être pas forcément tout ce que l’on espère – Bridget Jones dans l’espace avec des batailles spatiales épiques intégrant une réflexion sociale à la Gattaca et métaphorisant Critique de la Raison Pure. (Si vous y arrivez, j’achète direct.) L’histoire passe avant toute autre considération, et cela signifie que certaines exigences de rythme, de cohérence, voire de taille pure du livre, pourront dicter de laisser des pans de côté ou, du moins, qu’il faudra les laisser s’atténuer. Mais à un moment, pour avancer, pour seulement progresser dans le premier jet et cerner ce qu’est ce fichu livre au bout du compte, il faut l’écrire – et pour y arriver, il faudra faire des choix, ou accepter ceux qui s’imposeront en suivant la dynamique du récit. La simplicité n’est pas une mauvaise chose ; less is more.
Écrire, c’est choisir.
La bonne nouvelle, c’est qu’un livre, par sa longueur, sera toujours une œuvre un tant soit peu complexe offrant de multiples facettes. Si les personnages sont crédibles, le décor développé, le rythme réfléchi, alors une certaine densité de l’œuvre émergera de facto, née des choix effectués en amont. Ce ne sera pas forcément cette densité-là qu’on espère de prime abord, c’est possible ; l’expérience de l’écriture intervient au fur et à mesure, et l’on parvient de mieux en mieux à rapprocher le jet de l’œuvre de la cible visée initialement. L’idéal, c’est que le résultat reste motivant et excitant non seulement au bout du compte, mais aussi en cours d’écriture.
Merci pour cet article (et tous les autres auparavant), c’est bourré de bons conseils 🙂
Hop, dans les favoris ^^. Merci pour les conseils :).
Et bien, merci pour celle-ci !
Et choisir, c’est renoncer.
Merci, content que ça puisse servir 🙂
Je crois que c’est ma plus grande frustration en écriture : le résultat qui colle pas à ce que j’avais en esprit. Ça demande un gros effort de relativisation d’aimer le texte final pour ce qu’il est au lieu de pleurer ce qu’il aurait pu être.
Mathieu Hernandez va lire ca un coup
Hier, je réalisais justement ceci : » L’idéal, c’est que le résultat reste motivant et excitant non seulement au bout du compte, mais aussi en cours d’écriture. » et à quel point c’est indispensable sous peine d’aller au charbon avec des pieds de plomb parce que le texte a pris une tournure qui ne motive plus comme au départ. Cela revient à oublier que l’auteur est le maître absolu et qu’il n’a pas à laisser l’histoire prendre un cours qui ne lui plaît pas plus que ça. Il doit être vigilant, surveiller le cap et ne pas écouter sa paresse qui lui trouve toutes les raisons du monde de ne pas supprimer et recommencer certains passages.
Je me suis imprimé un panneau au-dessus de mon bureau :
« Writing is fun.
If not, make it fun. »
Alors le bridget jones sans l’espace croisé avec…
C’est un bon défi à lancer aux copains, je garde ça dans un coin de tête! ^-^
Je me reconnais beaucoup dans ce dilemme mais plus en phase de correction. L’élaboration d’histoire se fait assez souplement chez moi, la phase d’écriture proprement dite, je la force à être immersive, automatique, bref, à mettre le cerveau gauche en sommeil.
Mais c’est lorsque arrive la phase de correction que là. .. rien ne va plus!
Certaines histoires satisfaisantes y survivront, d’autres bancales y laisseront leur peau faute de parvenir à un choix certain et absolu. (Pas de gris avec moi ^-^)
Au delà « d’écrire, c’est choisir » je dirai, « choisir, c’est accepter de se tromper »
Vaincre le perfectionnisme et la procrastination qui l’accompagne est un long combat… contre son manque de confiance en soi.
Bonne chance à toi dans tes projets, tu as l’air de savoir où tu vas! ^-^
[…] Source : Écrire, c’est choisir | Lionel Davoust […]