Une question fort intéressante qui m’est arrivée il y a quelque temps, quand on parlait d’une habitude qui forme pour moi une des pierres angulaires de la pratique de l’écriture (et à voir le retour positif, les « aha ! » enthousiastes qui me sont revenus, je ne suis pas le seul !)

Dans un registre plus large, que penses-tu du fait d’avoir plusieurs histoires sur le feu ? (Et par sur le feu j’entends « en cours de rédaction »)

De base, ce que je pense est : si ça marche pour toi, si ça te permet d’avancer, alors c’est très bien. Je connais des auteurs (dont, si ma mémoire est bonne, Laurent Genefort qui en parle dans l’épisode 17 de Procrastination) qui maintiennent leur motivation et leur intérêt justement de cette façon.

Pour ma part, et c’est éminemment personnel, hein, j’aurais tendance à mettre en garde, voir carrément à déconseiller la pratique. L’humain est notoirement mauvais dans la conduite de plusieurs tâches de front. Bien sûr, il ne s’agit pas d’écrire littéralement en même temps deux histoires, mais j’ai tendance à penser que l’implication nécessaire dans un projet, un univers, des personnages, nécessite une concentration totale, tant lors de la pratique, que sur la durée. La création nécessite à la fois des phases de production active (on travaille avec une intention claire de réalisation, que ce soit pour planifier ou rédiger) et de repos, de lâcher-prise (pendant lesquelles l’esprit rumine inconsciemment les problèmes qu’on lui a donnés et façonne des réponses). Pour ma part, je redouterais de mélanger les univers et les discours. « Les Dieux sauvages » représente une série de trois gros (énormes) bouquins de plus d’1 million de signes pièce, avec sept à huit points de vue par volume, des fils d’intrigue concomitants ; j’admets tout à fait que j’ai une petite tête, mais je ne vois pas comment je pourrais maintenir ma concentration et mon lien avec l’ensemble si je m’aventurais ailleurs. (Un détour par la traduction a contribué, d’ailleurs, à m’en sortir.) J’y passe 4 à 8h par jour et j’ai l’impression que c’est toujours insuffisant. (Je veux plus de temps, d’énergie, d’esprit !)

Mais, comme je le disais, pourquoi pas. La question que j’ai envie de te poser en retour, c’est : travailles-tu réellement sur plusieurs projets à la fois ? Leur attribues-tu bien ces phases de travail actives sus-évoquées ? (Quoi, on dit bien susnommées, sus-évoquées, ça n’irait pas ?) Ce que je brandis sous ton nez, c’est en réalité mon doigt moralisateur de Jupiter, pour te dire : est-ce que ce travail en parallèle n’est pas une façon élaborée de procrastiner sur tes histoires ? De ne pas te confronter au travail d’écriture proprement dit ? De retarder l’angoisse de tracer un sillon dans le champ vierge de tes rêves créatifs, telle une cuillère dans un pot de fromage blanc tout neuf à jamais désacralisé par ta coupable gourmandise ? Chut, la métaphore1, c’est un métier.

Écrire un bouquin, c’est long. On n’y échappe pas. On peut réduire un peu la durée par l’expérience, par la technique, bref, par le métier, mais ça reste une œuvre au long cours. Ma crainte, quand je lis ça, c’est que ce soit une manière détournée de se réclamer d’un travail d’écriture sans être réellement du travail d’écriture qui comptera au final : les mots sur la page. Je ne fustige nullement la préparation ; je suis puissamment structurel, mais la préparation, il me semble, doit conserver toujours en ligne de mire la production du résultat fini. (Non pas qu’il faille se retenir de créer des trucs inutiles au final si on se fait plaisir, mais il faut en avoir conscience – créer douze langues fictives pour une nouvelle de fantasy risque d’être de l’effort perdu dans cette perspective immédiate, hormis l’amusement. C’est bien, l’amusement, mais si l’on a pour but de produire du texte pour des gens, cela peut, aussi, revêtir une stratégie d’évitement et de procrastination.)

Donc, je te pose les questions :

  • As-tu réellement, sincèrement avancé sur ces projets en parallèle ?
  • Sens-tu que cette respiration t’aide, justement, au lieu de te compliquer la vie en mélangeant les récits ?

Si la réponse est oui aux deux, félicitations : tu as une plus grosse tête que moi ! Et continue à faire ce que tu fais, parce que tu fais ce qui te convient.

Si non, choisis-en un, clairement, et finis-le avant de passer au suivant, comme le recommanderait la deuxième règle de Robert Heinlein (<- article où l’on trouvera des éléments complémentaires à celui-ci sur le sujet, d’ailleurs).

  1. Ouais, je sais, en plus, c’est une comparaison.