C’est un peu mon fil personnel dans l’écriture en ce moment : je creuse les mécanismes curieux et inconscients qui président à l’écriture (et toute forme de création). Restant structurel (et m’appuyant donc fortement sur des plans et la préparation de mes récits à l’avance), j’explore néanmoins davantage les aspects du lâcher-prise : c’est une notion que nous avons pas mal abordé avec Mélanie Fazi et Laurent Genefort dans le podcast Procrastination (entre autres avec le double épisode sur le rêve et la création).
Sur le sujet, j’ai raconté une petite anecdote il y dix jours à Decitre Grenoble qui semble avoir bien plu, du coup, la revoici, en version un peu plus étoffée.
L’inconscient est une fantastique machine à résoudre des problèmes : c’est une notion assez bien connue des neurosciences, mais il vient un moment où cette notion passerait presque dans le mystique (je ne dis pas que ça l’est ; mais on peut s’interroger). Un certain nombre d’auteurs décrivent parfois leur travail de création de mondes imaginaires, pas tant comme une invention, mais comme une forme de « souvenir », une recherche du sens « logique », qui s’emboîte avec le reste, avec le projet désiré. Insérez là-dessus l’explication spirituelle ou psychanalytique de votre choix ; je n’en plaque aucune, pour ma part, je constate simplement le mécanisme, à savoir que, concernant Évanégyre, j’ai parfois davantage l’impression d’agir en archéologue qu’en démiurge.
Entre l’anecdote.
Dans Évanégyre, il y a deux nouvelles qui agissent en quasi-miroir l’une de l’autre : « Bataille pour un souvenir » et « Au-delà des murs » (reprises toutes deux dans La Route de la Conquête). Sans spoiler (divulgâcher), « Bataille pour un souvenir » raconte, surprise, une bataille selon le point de vue d’un des camps. « Au-delà des murs » relate le point de vue du camp opposé, après la bataille.
« Bataille pour un souvenir » a été écrite aux alentours de 2007 (de mémoire) puis publiée en 2009 dans l’anthologie Identités dirigée par Lucie Chenu chez Glyphe (le tout premier récit d’Évanégyre à être publié, d’ailleurs, et merci à Lucie à qui je devrai toujours cette première possibilité de présenter cette brique de l’univers au public). À l’origine, la nouvelle était donc parfaitement indépendante ; c’est une règle de l’univers que je me suis fixé peu de temps après, soit l’indépendance des ensembles narratifs. Une nouvelle (comme « Bataille pour un souvenir »), un roman (comme Port d’Âmes), une trilogie (comme « Les Dieux sauvages »), tout cela doit pouvoir se lire parfaitement indépendamment du reste et dans n’importe quel ordre, car chaque récit doit se suffire à lui-même (même si l’on retrouve parfois des lieux, des personnages, voire l’évocation d’événements différents sous des éclairages nouveaux, mais il s’agit du petit bonus pour le lecteur fidèle de l’univers, lequel peut voir, par transparence, émerger un autre récit sous-jacent avec le recul – ce qui est visible notamment sur La Route de la Conquête).
Donc. Avance rapide deux ans plus tard : Stéphanie Nicot m’invite à participer à l’anthologie Victimes & Bourreaux. Une « suite » ou du moins une reprise des guerriers-mémoire de « Bataille pour un souvenir » m’ayant été fréquemment demandée, et le thème de l’anthologie s’y prêtant bien, il me vient l’idée de revisiter la bataille des Brisants. Mais je reste fidèle à mon précepte d’indépendance absolue des ensembles narratifs, et l’écriture de ce qui deviendra « Au-delà des murs » se présente alors comme un défi personnel à relever : reparler d’un événement qui a plu aux lecteurs d’Évanégyre, dans un texte qui pourra les satisfaire, tout en satisfaisant aussi les lecteurs qui découvriraient le monde via cette nouvelle. (Ce n’est pas à moi de dire si ça fonctionne ou pas, mais le blog IfIsDead, à l’époque, n’avait pas du tout vu que le récit participait d’un univers plus vaste, ce qui est pour moi une marque de succès.)
Au moment de l’écriture de « Bataille pour un souvenir », je n’avais donc aucune idée ni perspective de revenir à cet événement ni à ce peuple. Construisant « Au-delà des murs », je suis donc lié par l’écriture de « Bataille pour un souvenir », les événements tels qu’ils y sont décrits, et si l’on pourrait considérer que Thelín Curmerial, le narrateur de ce texte, n’est pas fiable et donc ment, je préfère ne pas abuser de cet artifice narratif et me lier très fermement, au contraire, à sa description de la bataille des Brisants. Laenus Corvath, le vétéran protagoniste d’« Au-delà des murs », s’y trouvait lui aussi ; construisant cette deuxième nouvelle, je dois donc trouver à insérer son propre destin dans le déroulé de l’affrontement. Pas difficile à première vue, après tout, un champ de bataille, c’est vaste, et Thelín et Laenus ne se sont pas forcément croisés.
Sauf que si ; il apparaît très vite que Laenus et Thelín doivent être tous les deux présents au cœur de l’affrontement qui décidera plus ou moins du sort du conflit, l’un dans le rôle du témoin (Laenus, « Au-delà des murs »), l’autre dans le rôle d’acteur (Thelín, « Bataille pour un souvenir »). Là, je me dis que ça va forcément coincer. Au moment d’écrire « Bataille pour un souvenir » par les yeux de Thelín, je n’envisageais absolument pas d’écrire un autre récit autour de cet événement ; ce n’est que trois à quatre années plus tard (en temps d’écriture) que l’idée d’« Au-delà des murs » se présente. Quand je décris la bataille des Brisants du point de vue de Thelín, Laenus n’existe pas encore.
Songeant que cette scène-là sera donc, finalement, impossible, je reprends quand même attentivement le passage concerné de « Bataille pour un souvenir » par acquit de conscience, pour voir si je ne peux pas caser Laenus dans les non-dits de Thelín.
Et là, je tombe – avec un certain vertige cognitif, je dois l’avouer – sur ce passage, décrit par Thelín, au moment de l’affrontement :
Je grimace de dégoût. [L’adversaire de Thelín] tend la main dans le dos et dégaine son arme inhumaine. Je raffermis ma prise sur mon sabre. Derrière Erdani, à moitié dissimulé par le char, un soldat en armure rouge se tient prêt à dégainer.
Et là, comme on dit au Café de Flore, OMG.
Laenus Corvath a toujours été là. Il était là depuis le début, depuis l’écriture, trois-quatre années plus tôt, de « Bataille pour un souvenir ». Je connais suffisamment mes mécanismes internes : ce petit morceau de phrase n’a pas grand-chose à faire là, il ne sert guère de finalité (hormis peut-être l’atmosphère) : j’ai juste suivi l’envie du moment. Surtout, ce soldat n’est pas seulement présent : il est « à moitié dissimulé », signifiant qu’il n’est pas tant un intervenant de la bataille qu’un témoin discret, voire qui ne se trouve pas tout à fait là où il de faudrait (les autres gardes d’élite présents dans la scène – qui sont, eux, à leur place – portent une armure vermeille, comme tous les Valedànay ; celui-là est en armure rouge, c’est un soldat du rang).
J’ai écrit Laenus Corvath dans la scène à une époque où je n’imaginais même pas son existence. Je – le moi conscient, qui croit maîtriser ce qu’il écrit et les histoires qu’il construit – n’y suis absolument pour rien ; cela fait partie des bonheurs ? vertiges ? miracles ? de l’inconscient et de l’écriture. Cela m’a été servi par autre chose.
Je n’ai aucune idée de ce que c’est, mais j’en suis reconnaissant, et je « le » laisse faire. Il y a un côté assez réjouissant et qui rend humble en même temps à comprendre que, malgré toute la préparation et la technique (que je ne désavoue absolument pas), on reste le vecteur de… trucs… qui nous échappent.
La technique en art est indispensable. Mais j’ai toujours pensé qu’elle devait seulement être le support qui donne les outils au créateur de laisser transparaître sa création de la manière la plus limpide qui soit, tant pour le lecteur qui la reçoit, que pour lui-même, en ôtant le maximum d’obstacles dans la réalisation entre le média qu’on s’est choisi et la création brute, ce qui émerge à travers la conscience et qui, pour ce que j’en sais, représente peut-être une transmission extra-terrestre en provenance d’Alpha du Centaure.
J’ai adoré l’anecdote, merci de l’avoir racontée ! ?
Je pense qu’il y a une part d’intuitif et une part de conscient dans tout ce que l’on fait.
Personnellement, j’ai toujours considéré ma cerveau comme une boîte noire où il se passe plus de trucs que ce dont j’ai conscience. Et mon intuition comme la résultante de ces choses qui se produisent par devers ma conscience.
Je pense que cela fait partie des différences de caractères, ou même d’approche de l’écriture : je me définis comme intuitive. Je nourris la boîte noire de règles d’écriture, de mécanismes, d’outils divers et variés. Puis j’oublie que je les utilise. J’y vais « au feeling » comme on dit. Et ça marche. C’est pas très commode, quand on veut faire des retours à ses amis auteurs, cela dit. Mais sur mon travail personnel, ça marche bien. Et c’est comme ça que je me retrouve « jardinière » parmis d’autres raisons.
Je pense qu’à l’autre bout du spectre, il y a les auteurs qui ne font pas confiance ou ne savent pas utiliser leur intuition. Et donc qui appliquent en conscience les règles et mécanismes qui vont bien (je ne parle de rien d’absolu, bien sûr).
Et au milieu, tout une part d’auteurs qui mélangent un peu des deux.
En bref, le cerveau est une machine fascinante mais timide. ^^
Les architectes ne sont pas que des mécanistes… L’intuition a aussi sa place dans ce fonctionnement. Les plans et les structures sont les aides qui l’aident à émerger et à la rassurer, puisque, c’est très juste, le cerveau est une machine timide. 🙂
Oui, c’est bien pour ça que je précise qu’il y a surtout pleins de gens qui mélangent des deux à niveaux différents, entre la technique (je sais ce que je fais, quelle règle j’applique), et l’intuition (je mets ça la parce que je sens que ça doit aller là). Comme pour tout, c’est un spectre avec aucun absolu. 🙂
Oui, tout à fait, bien sûr. 🙂 D’ailleurs, soit dit en passant, on parlera des architectes et des jardiniers dans l’épisode 12 de Procrastination 🙂
C’est poétique comme anecdote 🙂 Avant d’arriver sur Rennes, de lire puis rencontrer Critic et toute la bande, j’avais l’image de l’auteur « inspiré » par une quelconque… force, un quelque chose d’étrange car il est difficile d’imaginer qu’il y a un processus « ordinaire » derrière toutes ces histoires que je lie et qui me transportent – la sensation d’être dans l’histoire, l’inventivité des auteurs, la justesse des personnages, la beauté des émotions, des décors…
Bon, à force de fréquenter lesdits auteurs-totalement-terriens (je me souviens de Philippe Ward qui m’a regardé en disant « ben t’as vu, on est des gens comme les autres »), j’ai admis la possibilité que, comme le dessin ou la musique, l’écriture est une technique qui s’apprend (bien entendu, on a tous plus ou moins de talent, mais après tout, j’ai moi-même réussi à décrocher un 3ème cycle au conservatoire avec 50% d’audition en moins…)
J’aime beaucoup ton anecdote parce qu’elle remet un peu de mystère et de mythe dans tout ça 🙂 J’ai envie de dire « je l’savais! je l’savais! » C’est pas possible de rester collée à « Port d’Âmes » comme je le fais cette semaine, alors qu’à la base, la fantasy de ce type n’est pas mon univers de prédilection. Y’a un truc de magique 😉
L’écriture s’apprend, et la technique a son importance… Mais il ne faut pas négliger non plus la part d’ineffable en chacun, et la technique sert justement à écarter un maximum d’obstacles pour y accéder toujours plus facilement, à mon humble avis 🙂 C’est l’équilibre qui est capital.
Et surtout, je suis vraiment ravi que Port d’Âmes te captive à ce point, surtout si la fantasy n’est pas ton genre ! 🙂 Merci à toi !