EDIT : Comme me l’a fort justement signalé mon camarade Laurent Genefort au moment d’enregistrer la saison 3 de Procrastination, la notion dont il est question dans cet article n’est pas le hors-texte, mais le sous-texte. L’article a été corrigé par rapport à sa version d’origine.
On l’a abordé en filigrane dans Procrastination, j’en ai parlé par ici de temps en temps, mais plus le temps passe et plus cela m’apparaît avec limpidité : on n’écrit pas des mots, ils n’ont aucune importance. On n’écrit que ce que les mots disent.
OK, dit comme ça, on dirait que j’ai inventé l’eau chaude, mais bougez pas, je m’explique.
La définition la plus claire du métier d’écrivain – en tout cas, celle avec laquelle je me sens le plus en accord – m’a été donnée par Bruce Holland Rogers dans une interview que je lui proposais (et qui sera publiée un jour) :
Mon art réside dans le choix de mots qui engendreront un effet attentivement étudié.
Ce que j’interprète comme : écrire consiste à gouverner les émotions du lecteur (éventuellement avant qu’il ne s’en rende compte). Soit : il ne s’agit pas tant de prêter à voir que de donner à rêver ; il ne s’agit pas de raconter simplement ce que les mots disent, que d’évoquer et déployer sensations et images dans l’esprit du lecteur en n’employant que l’outil du vocabulaire, un peu comme un espace “plus grand à l’intérieur”, une sorte de TARDIS tel que le décrit aux Imaginales par Mélanie Fazi dans le cas de la nouvelle. Ce sont, évidemment, les rôles fondamentaux de la comparaison, de la métaphore… Mais cela va plus loin : cela porte avant tout au travers de ce que l’on ne dit pas. Roger Zelazny, grand maître de l’épure, raconte qu’il a commencé à vendre des textes professionnellement quand il a cessé d’expliquer les choses à son lecteur mais les a laissées émerger du contexte du récit (l’émergence, un mot dont on parle décidément beaucoup dans Procrastination). Tous les auteurs ou presque disent que le lecteur fait la moitié du travail, car il construit ses images, ses représentations et son univers au fil de sa découverte ; l’une des difficultés, et peut-être des marques de l’expérience, consiste pour l’auteur à lui en laisser la place. En d’autres termes, l’auteur apprend d’abord à dire, puis, surtout, il apprendrait à en dire le moins possible, et au contraire à laisser habiter.
J’en suis convaincu depuis des années, mais ça m’est récemment apparu avec une lucidité inédite à mesure que je prends de la distance avec l’enseignement en fac de traduction (où je n’ai jamais été qu’intervenant extérieur une quarantaine d’heures dans l’année, hein – une belle aventure, mais que je dois clore peu à peu en raison du temps à ma disposition) et suis donc à même de lâcher des sentences. Comme dit l’autre, on ne travaille vraiment quelque chose que quand on devient capable de l’enseigner à quelqu’un. Or doncques, l’autre jour, il m’est apparu avec une absolue clarté que traduire, ça n’est que traduire le sous-texte. Celui qui traduit seulement les mots, comme celui qui écrit seulement les mots, n’a rien compris à l’exercice. Il s’agit de traduire les fonctions du langage qui créent les atmosphères, les sons, les ressentis, les émotions – et c’est cela, par le biais des outils stylistiques, syntaxiques et de civilisation, qui doit rester identique autant que faire se peut. C’est là que l’on sait si la distance est adéquate avec l’original ; quand il faut s’approcher, quand il faut s’éloigner, pour rester paradoxalement fidèle à l’esprit. Mais les mots peuvent changer, du tout au tout si c’est parfois nécessaire. Ils ne sont pas importants par eux-mêmes. C’est pourquoi la traduction littéraire restera toujours une affaire d’êtres humains, car c’est une affaire de sensibilité ; du moins, le jour où les IA seront capables de faire la même chose, la société aura muté d’une telle manière que l’humanité affrontera des bouleversements probablement bien plus fondamentaux que la survie de la profession.
Les mots sont comme une onde porteuse. Ils ne sont pas la finalité, ils ne sont que le support de l’écriture, du message, de la communication. Ce qui est une imperfection fréquemment fustigée dans des domaines nécessitant la plus grande rigueur comme le juridique, la diplomatie ou la communication au sein du couple (qui a dit “tout ça s’apparentant à la même chose” ?) devient, dans le cadre de la poésie et de la littérature, l’espace pour chacun d’habiter le récit de se l’approprier dans son espace intérieur – le silence ou la pudeur sémantiques, quel que soit le terme qu’on plaque dessus, est là une force.
Ouvrir ces espaces dans lesquels l’on peut se projeter marque à mon sens le plus haut degré de maîtrise de l’écriture, et savoir ajuster leur dosage (afin de proposer une onde assez forte pour transmettre du sens, mais pas trop pour ne pas l’assécher) relève certainement de l’œuvre d’une vie : cerner le contour du silence, une pratique presque zen s’apparentant à l’entretien de jardins de sable et de pierre. Davantage que du lâcher-prise, c’est du lâcher-prose. (Voir ici pour la vidéo virale convenant à la réaction à cette formule)
J’ai peut-être inventé l’eau chaude, mais après tout, c’est un blog, alors le cas échéant, je fais me faire cuire un bain.
C’est intéressant. Je dois avouer que jusqu’ici je n’y avais jamais réfléchi comme ça, mais tout compte fait lorsqu’on lit on se laisse guider par les quelques informations externes tout en imaginant tout ce qui est autour.
J’aime énormément cette idée de “cerner le silence”, qui me semble plutôt juste et permet de donner une forme de réponse à la vieille question de l’indicible ou l’ineffable. J’ai l’impression qu’on pourrait en dire de même de la musique…
Content que ça te parle 🙂
Pour la musique, toutefois, à moins d’être John Cage, je rapprocherais le silence de la valeur de contraste en littérature. Le silence met en valeur le son, mais l’auditeur ne s’y projette (à mon sens) pas tant que ça ; en revanche, il magnifie et met en valeur les effets. En littérature, ce sont les variations de rythme et les contrastes qui jouent ce rôle, je pense.
@les_piles D’accord Lionel, je veux bien, mais de grâce mettez un tricot !
J’aime bien cette analogie avec l’eau chaude !
Je m’étais déjà fait ce genre de réflexions en constatant à quel point il était plus facile de se couler dans un texte limpide et fluide comme de l’eau tiède, sans être bousculé par des éléments trop denses, comme des descriptions trop dirigistes (un courant qui nous fait dévier de la lecture) ou des informations trop vites assénées et qui finalement n’ont pas lieu d’être (des petits glaçons tranchants qui dérangent le flot).
Je me sens même parfois frustré lorsque mon imaginaire entre en confrontation avec un auteur qui veut m’imposer sa vision “visuelle” d’un personnage ou d’un décor 😀 Je me dis que… zutalor, si je veux que Cassidy soit blonde et que son papier peint soit vaporeux, pourquoi un quidam de l’autre côté des mots veut m’imposer autre chose ><
Bon… c'est très certainement parce que je n'aime pas trop les descriptions poussées. Je préfère la sensation d'eau tiède et claire à la réalité circonscrite d'une baignoire remplie de jouets flottants et de glaçons hostiles !
En tout cas merci de mettre les mots justes sur ces constatations.
“Lâcher-prose”… ouhaou, quel programme! 🙂 Je n’ai pas encore assez d’expérience pour pouvoir réfuter ou affuter ton eau chaude, mais, à l’instinct, tout ceci est très parlant. Si je fais une analogie avec mon expérience, justement sur la parole, cela me fait penser à la nécessité pour un orateur de ménager des temps de silence, afin que l’auditoire intègre ce qu’il dit (chose extrêmement difficile, d’ailleurs, ne pas parler quand on a 20 personnes en face : le stress vous pousse à meubler). Et d’ailleurs, si nos exposés sont toujours très factuels, on commence à parler dans mon milieu de storytelling : preuve que générer une émotion via une histoire sera plus puissant pour la compréhension et les relations que juste une succession de graphe.
Malheureusement, on parle pas encore littérature, dans le marketing du yaourt!
Ça viendra à mesure que le yaourt deviendra non plus du yaourt, mais une expérience 😉
Pour moi le silence est encore autre chose : comme en musique, il donne la présence au son. L’épure est l’étape d’après : comme en musique, où une note non exprimée pourtant est entendue par l’auditeur. Hmm. Tout cela me donne à réfléchir une suite à tout cela, peut-être. 🙂
Cet article est fort, et parle, je pense, à beaucoup d’entre nous qui écrivons, quelques soient nos écrits, connus ou inconnus. Eau chaude ou pas, peu importe finalement, tes mots vibrent, tout simplement. Cela m’a fait penser à une citation de Victor Hugo : “Les mots sont les passants mystérieux de l’âme.”
Je suis honoré par le rapprochement ! 🙂 Merci à vous.