ALORS TU L’AS VU MON TITRE PUTÀCLIC
Non mais sérieusement. Si c’est formulé ainsi, c’est aussi pour s’en rappeler : je n’hésitais pas à le proférer de la sorte, dans les murs très saints et très blancs de la sacrée institution universitaire quand j’allais y faire des interventions autour de la traduction :
À l’écrit, un merde vaut dix enculés.
Quoi t’est-ce ?
Eh bien, tu veux faire un peu moderne, un peu hardboiled, genre moi j’ai pas peur de la provocation, de la vulgarité, avec mes personnages badass qui jurent comme des charretiers à chaque détour de page. J’écris comme ils parlent, et c’est des gros soudards qui boivent et décapitent, alors bon, ils causent grossier, hein ?
Eh bah, pas forcément.
Rappelons-nous que, comme tous les arts narratifs, la littérature n’est pas appelée à représenter le réel tel qu’il est (sauf si tu fais du Nouveau roman, et dans ce cas, je prie pour ton âme), mais à proposer des effets de réel. À le mimer / sublimer / représenter d’une manière intelligible ; c’est-à-dire (et cela me semble une école esthétique bien supérieure, mais ça n’engage que moi, mais je le pense fortement quand même) à en transmettre l’essence par la représentation évocatrice et signifiante, plutôt que par l’inventaire et l’exhaustivité. Mais c’est autrement plus dur.
Minute, je t’ai perdu ? Ah,
merde.
L’écrit n’est pas l’oral. (Duh ?) Ben oui : des mots écrits, dans la correspondance, n’ont pas du tout le même impact que les mêmes paroles prononcées de visu. L’écrit fait appel à un système différent de représentation, et comme la fiction vise à l’illusion de réalité, cela signifie qu’elle place, finalement, les curseurs de la tolérance à des niveaux différents que la vie quotidienne.
Si je fais tomber mon stylo et murmure « merde » comme un réflexe1, ça ne choquera pas forcément mon entourage même professionnel (mais faut dire aussi qu’on est cools).
En revanche, si j’écris la même chose dans un roman
Maladroit, Lionel fit tomber son stylo et murmura :
« Et merde. »
La différence n’est-elle pas visible ? Si c’est raconté, c’est signifiant ; si je dis « et merde », cela laisse entendre que je suis énervé, tendu, qu’on m’a piqué mon pain. Cela influera certainement sur la suite. Si je pète un câble (fictivement, hein) dans la suite de la scène, ce ne sera pas surprenant : ces deux lignes peuvent former un début de promesse narrative.
Alors qu’au quotidien, bon, on s’en tape, quoi.
Donc, faire preuve d’économie dans le langage, bien choisir ses passages potentiellement vulgaires leur donne paradoxalement plus de force. Au contraire, les enchaîner leur ôte tout impact. Et pourquoi ?
Exactement. Parce que,
à l’écrit, un merde vaut dix enculés,
Putain cong.
- Mes parents déclinent toute responsabilité concernant ce regrettable incident : ils m’ont très bien élevé, et voient avec consternation cette déplorable évolution langagière. ↩
Toujours très chouette à lire, comme d’habitude ???? J’ai souvenir d’un livre où les personnages juraie… https://t.co/CsE8iFCqvw
Diantre, bigre, morbleu. Pour de la fantasy ça fait plus couleur locale. Mais tu peux aussi utiliser… https://t.co/sF1nA7eUze
Des propos pleins de sagesse, Bordel de Dieu de sa Race !!!! 😉
Pertinent, et hilarant. Des bisous.
C’est marrant. L’autre fois en écrivant. J’ai fais dire « merde » à un de mes personnages et en effet… https://t.co/kQb3JsXDN9
Le mieux est l’ennemi du bien. Merci pour cet article fort pertinent !
Merci à toi !
Rien à redire, sur le fond, à cette brillante démonstration.
J’ajouterai cependant que le choix du vocabulaire langagier pose aussi, en littérature, une question de valeurs (comme le travelling est, au cinéma, une question de morale…) : traiter ses petits camarades de roman(ce) d’enculé (on notera que les personnages n’adressent quasiment jamais cette injure à des femmes, ce qui serait pourtant attendu en bonne logique statistique…) traduit une homophobie certaine, consciente ou inconsciente, du personnage ou… de l’écrivain. Cela fait aussi partie, dans une société, d’un horizon d’attente : si le personnage apparait, dans un récit, comme sexiste, antisémite, négrophobe, islamophobe, LGBT-phobe, je vais naturellement le classer parmi les è méchants »;, ou du moins parmi les “héros” qui ont une marge de progression… 😉
Bref, écrivains, le vocabulaire classe vos personnages et traduit leurs valeurs. Et les vôtres…
Merci Stéphanie, et tout à fait d’accord avec toi sur ce que ça véhicule (cela place un personnage, et il faut en avoir conscience… comme il faut avoir conscience des mots que l’on emploie, quand on se targue d’en faire son métier !). Dans le même ordre idée, à titre personnel, en découvrant l’étymologie d' »enfoiré », je l’ai écarté de mon vocabulaire : https://lioneldavoust.com/2018/etonnante-etymologie-enfoire/