J’interromps le rythme plan-plan d’une publication par jour à 10h30 pour parler de quelque chose de beaucoup trop grave.
Quand on est un mec évoluant dans un milieu professionnel donné depuis un certain nombre d’années (plus de vingt, maintenant) et qu’éclatent sur ledit milieu des révélations comme celles de Mediapart, il me semble, même quand on a choisi d’observer l’équivalent d’une retraite numérique loin des tumultes du monde, que l’on est tenu de dire un mot, parce que le silence, autrement, frise de manière extrêmement dangereuse la complaisance.
D’abord, piqûre de rappel exhaustive (je ne ferai pas de récapitulatif – allez aux sources) :
- Le résumé d’ActuSF ;
- L’article de Mediapart (accès payant, mais j’ai lâché mon euro pour le lire, et il est absolument glaçant et révoltant – si vous ne sortez pas de là en ayant envie de cramer des bagnoles, vous avez un problème) ;
- Le droit de réponse de Stéphane Marsan transmis par ses avocats ;
- Cet article d’Actualitté expose le cadre légal ;
- Et enfin : la tribune de Stéphanie Nicot (directrice artistique des Imaginales) sur Facebook.
Pour être honnête, en première approche, je ne voyais pas quoi ajouter d’intelligent, si ce n’était que, comme dit plus haut, le silence s’apparente pour moi à de la complaisance. Mais de quelle position réagir ? Je n’ai jamais travaillé avec Bragelonne que pour une poignée de traductions de nouvelles avec un directeur d’ouvrage extérieur il y a des années.
D’autre part, tout comme je m’en remets au processus scientifique dans la quête de la vérité, j’ai tendance à m’en remettre aux processus judiciaires et, donc, à rester en général dans la réserve.
Que diable fous-je ici, alors ?
Parce que justement, il faut sortir de la réserve.
Dans son droit de réponse, Stéphane M. en appelle à la présomption d’innocence et rappelle que « la propagation publique de rumeurs […] a des conséquences irréversibles telles que le suicide, à l’instar d’une affaire récente » (pas forcément le meilleur parallèle à employer si l’on veut clamer son innocence, franchement, mais bon). Je ne souhaite nullement la mort ni le déshonneur à qui que ce soit ; c’est mon vernis bouddhiste, même si je crois puissamment aux principes d’ordre et de rétribution dans une société qui cherche à maintenir l’harmonie (voir Compassion, mais prison).
Mais, comme le rappelle Stéphanie, la presse est entièrement légitime à enquêter et recueillir des témoignages, et ce n’est pas incompatible avec la présomption d’innocence. Et dans un monde parfait, on laisserait la justice (et les processus scientifiques) décider sur des bases purement factuelles avec une confiance absolue en leur objectivité ; tout cela serait fort bel et bon si les recours légaux et les innombrables biais défavorables envers tout ce qui n’est pas mec cis blanc hétéro n’existaient pas, or, au risque de clamer une énorme évidence, ben non. Et c’est toute la racine du problème. Le monde n’est pas un idéal platonicien ; on peut y aspirer, mais dans l’intervalle, la vie (et les victimes) se préoccupent de l’ici et maintenant, et l’ici et maintenant, c’est que quantité d’hommes en position de pouvoir se permettent des comportements intolérables en croyant à leur impunité, et que le système, bien trop souvent, la leur accorde encore.
News flash : la balance demeure énormément en la défaveur des victimes. Ben voui. Cela a été dit quantité de fois mais cela vaut la peine d’être répété (si vous avez besoin d’un exemple récent, rappelez-vous le GamerGate) : oser parler d’une agression nécessite un courage énorme et les victimes ont la plupart du temps beaucoup plus à perdre qu’à gagner quoi que ce soit. S’offusquer de #MeToo et des dénonciations qui agitent la parole publique, c’est bien sympa, c’est très joli théoriquement, et dans un monde parfait, on règlerait toutes nos affaires dans un système équilibré (ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas travailler d’arrache-pied à cet objectif de civilisation). Mais c’est du raisonnement de privilégié qui ne voit pas le problème puisqu’il n’y est pas sujet : c’est s’offusquer contre son nerf sciatique enflammé alors qu’en fait on a toujours eu les pieds en-dedans. Le problème n’est pas la réaction, bordel, c’est la cause !
S’offusquer de #MeToo et de tous les mouvements dénonciateurs sur les réseaux ou des articles comme celui de Mediapart au titre de « quand même, rendez-vous compte la présomption d’innocence » n’est valide que si la dynamique sociale offre de réels recours officiels et sans risque contre les harcèlements et agressions.
Offusquez-vous donc de la société qui ne laisse pas le choix d’employer de tels moyens parce que le silence est trop lourd face aux dynamiques de pouvoir et qu’il n’y a, littéralement, pas d’autre manière d’être entendu·e que de frapper un grand coup de poing sur la table.
Très franchement, le droit de réponse de Stéphane M. m’a glacé. Alors que les femmes ayant témoigné quant aux comportements dont elles ont été victimes l’ont souvent fait sous couvert de l’anonymat, il identifie en retour très clairement chacune d’entre elles, laissant un horrible goût de « t’as vu, je sais où t’habites ». En le lisant, j’ai eu l’impression de lire l’exacte preuve des dynamiques prédatrices dénoncées.
Reprenons. Que diable fous-je ici, donc ? Déjà pour exprimer tout ça. Parce que, comme le dit Stéphanie Nicot, je crois résolument qu’on ne peut avancer qu’ensemble. Et, là aussi, ce sont des évidences (mais le fait qu’on doive les dire montre qu’en fait non) : d’une, pour partager toute ma révolte ; de deux, pour dire toute ma compassion et ma solidarité aux personnes qui se trouvent, ici ou ailleurs, à subir et à devoir naviguer à travers des dynamiques de pouvoir et de domination sexuelle là où d’autres ont le merveilleux luxe d’en être ignorants et de ne pouvoir se préoccuper que de leur boulot – et donc, « de ne pas voir où est le problème ».
Et du coup, pour déclarer très clairement que si vous ne voyez pas le problème, ce n’est pas qu’il n’y en a pas, hein. C’est que vous devez, de toute urgence, apprendre à voir en quoi ces dynamiques puent la charogne. Et si vous avez du mal, parce que houlà, ça vous secoue un peu les préjugés quand même, eh bien, restons dans des domaines de fiction : commencez par regarder The Morning Show, que, humblement, j’ai trouvé renversant d’intelligence et d’écriture (et aussi de tragique humanité).
Une pétition a été mise en ligne pour exprimer clairement le désir de voir les choses changer. C’est ici.
Note de service : je laisse pour l’instant les commentaires ouverts, mais je les surveille avec une claymore à la main, et je modérerai avec tout l’énervement d’un Highlander face aux Anglais ; je les fermerai sans préavis si je juge que ça part en sucette. Merci de toujours rester excellent·es envers les unes et les autres.
J’avoue que je tombe des nues… J’ai travaillé des années avec lui et il n’a jamais eu le moindre comportement déplacé envers moi, bien au contraire, toujours très correct et « grand seigneur ». C’est grâce à lui et au premier speed-dating des Imaginales que j’ai pu publier mon premier roman. Je ne suis personne pour juger de cette affaire, mais tout ce que je ressens à mon petit niveau ce sont des doutes et une prise de distance face à ces mouvements sur les réseaux sociaux qui parfois me font penser à la foule hurlante de « Frankenstein ». Mon avis n’est pas là pour prendre parti, parce que je n’en ai pas étant donné que je ne connais pas toute l’affaire 🙂 Je sais juste que je suis du côté de la vérité, et que j’espère qu’elle sera faite sans que les victimes, quelles qu’elles soient, ne souffrent davantage.
PS : je n’arrive pas à lire la tribune de Stéphanie Nicot comme je ne suis pas sur Facebook ; les autres c’est bon 🙂
Mettre en cause la parole des victimes, devant des faits avérés, prouvés, connus de tous, c’est carrément déplacé. Ce n’est pas parce qu’on ne voit pas, ou parce qu’on n’est pas concerné, que ça n’existe pas.
Très limite ce commentaire…
Mais vous prenez parti, pourtant, en évoquant la foule hurlante de Frankenstein…
Emmanuelle, j’ai la même réaction que vous. Dans mon cas aussi, son comportement a toujours été professionnel et irréprochable. Chaque fois que je le dis, il y a des réactions hostiles : « complice », « traître », « menteuse »… Un peu le genre de ce que je lis sous votre commentaire, parce qu’il faudrait, selon certains, croire la parole des unes sans croire celle des autres.
Bonjour,
Je n’ai pas Facebook aussi et je n’ai pas réussi à accéder ne serait-ce qu’à la page d’accueil. Il semble y avoir un blocage.
Néanmoins, je sais que Gillossen avait copié-collé le message concerné sur le forum d’Elbakin dans la discussion sur le sujet : http://www.elbakin.net/forum/viewtopic.php?pid=488116#p488116
Je confirme qu’il est lisible sans inscription (puisque c’est mon cas 😉 ).
Merci pour le lien !
« Alors que les femmes ayant témoigné quant aux comportements dont elles ont été victimes l’ont souvent fait sous couvert de l’anonymat, il identifie en retour très clairement chacune d’entre elles, laissant un horrible goût de « t’as vu, je sais où t’habites ». En le lisant, j’ai eu l’impression de lire l’exacte preuve des dynamiques prédatrices dénoncées. »
L’une d’elles a décidé de ne plus être anonyme:
https://actualitte.com/article/100126/tribunes/metoo-dans-l-edition-je-suis-jeanne-une-temoin-se-devoile?fbclid=IwAR3pJSBbDmDpy9shqJgFgGu0VyH6F9RNS2M8jsgfn0Funtg-VgloyZOUdjI
Je revenais en ces lieux exprès pour poster ce lien très instructif. Merci de l’avoir fait ! (et encore merci à l’autrice)
Merci Lionel, du fond du coeur.
J’apprécie le calme et l’approche contextuelle de cet article, merci !
Merci et félicitation pour votre courage, déjà d’avoir témoigné, et ensuite pour cet article dans Actualitté !
Je m’associe entièrement à Sébastien : votre courage est un modèle et une inspiration. À nouveau, je vous présente toute ma solidarité.
Merci beaucoup pour ce billet, il fait du bien dans le silence assourdissant qui nous entoure.
Le passage où Marsan pointe du doigt chaque personne anonyme m’a glacé le sang également. J’ai pensé à la même chose : il dit clairement « je sais que c’est toi ». Et qu’il n’ait sans doute même pas conscience que ça pose problème en dit long.
On parle ici et ailleurs de présomption d’innocence, donc de cadre juridique, alors que la plupart des faits qui sont relatés par Mediapart peuvent ne pas tomber sous le coup de la loi (je ne suis pas spécialiste, c’est juste une impression, corrigez-moi si je me trompe). S. Marsan a d’ailleurs beau jeu d’insister sur le fait qu’il n’a été ni mis en examen, ni gardé à vue, ni fait l’objet d’une enquête judiciaire. La question ne se situe pas sur ce terrain.
Il s’agit plutôt d’exposer des faits, qui ne conduisent pas forcément à un dépôt de plainte, mais sont tout de même pénibles, perturbants, voire traumatisants. C’est là qu’une enquête et un article de Mediapart me semblent justes et nécessaires. Exposer, non pour faire acte juridique, mais pour faire un travail de journaliste, c’est-à-dire informer, prévenir, donner la parole.
Puissent celles et ceux qui ont eu à subir ces désagréments (euphémisme) se sentir écoutées, et celles et ceux qui risquent peut-être de les subir à l’avenir se sentir mieux armées et soutenues pour les refuser et les dénoncer.
Je le savais.
Je savais que tu écrirais ce billet et je savais ce que tu y écrirais, et… cette certitude était importante pour moi. Bon, je fais pas partie des victimes, je fais partie des « protégées par la rumeur. » Mais il n’empêche. La certitude de savoir qu’on va pas hurler dans le vent, qu’on a du soutien hors des gens qui sont ou pourraient être concernés par le problème… Qu’est-ce que ça fait du bien !
Très beau texte, Lionel : juste et fort. Merci de l’avoir écrit avec autant d’intelligence que de cœur !
Quand le Maître parle ou écrit, on le lit, on l’écoute et on apprend. C’est ce que je viens de faire avec attention.
Tu as résumé ce que je pense.
Merci à toi.
Merci.
En discutant de cette affaire sur mon mur Facebook, on m’a parlé de Tippi Hedren, qui n’a plus réussi a trouver du boulot à Hollywood à partir du moment où elle a refusé de s’asseoir sur les genoux de Hitchcock… et autres exigences intimes et déraisonnables.
Ma réaction a été celle-ci: certes, Hitchcock avait beau être un créateur génial, c’était un salopard. Mais il n’a pas empêché Tippi Hedren de retrouver du boulot à lui tout seul. Si Hollywood avait voulu provoquer un rapport de force pour garder Hedren, même le grand Hitchcock n’aurait rien pu faire.
Mais Hitchcock était bankable. Et trop souvent, les billets verts tiennent lieu d’œillères.
Dans son statut Facebook, Stéphanie Nicot a eu parfaitement raison de dire: « Stéphane Marsan est certes le président de la société Bragelonne, mais à ses côtés, il a un directeur général délégué et quatre administrateurs. Leur silence, s’il se prolongeait, nous interrogerait… Les entreprises concernées doivent agir ! »
Il y a un environnement. Stéphane Marsan n’est pas tout puissant à lui seul. Et ce ne sont pas seulement son directeur général délégué et ses administrateurs qui lui confèrent sa toute puissance. Chacun des auteurs qui acceptent de bosser avec lui participe de sa puissance.
Les sociopathes ne peuvent survivre que grâce au carriérisme des uns et des autres. Par la peur de perdre son boulot. Et cette peur peut être plus grande encore quand ce n’est pas un boulot comme un autre, mais le rêve de toute une vie. On ne veut pas brûler les ponts avec les uns ou les autres. On sait que tout se sait, très vite, dans un petit milieu comme celui de l’édition. On ne veut surtout, surtout pas être identifié comme un lanceur d’alerte.
C’est pourquoi j’ai écrit un article sur le carriérisme sur mon blog, avant même, d’ailleurs, le début de l’affaire (article du 13 avril): http://alanspade.blogspot.com/2021/04/carrierisme.html
Mais j’essaye aussi de me glisser dans la peau de la victime. Pour moi, l’affaire va plus loin que la violence verbale telle qu’on peut se la représenter grâce à la page Instagram @balancetonéditeur. Je suis persuadé que dans un cas au moins, il y a eu de la violence physique. Cela a eu des conséquences graves sur la victime.
C’est pourquoi j’ai écrit un autre article, le tort tue: http://alanspade.blogspot.com/2021/04/le-tort-tue.html
Je pense que la victime de violences physiques qui ne retourne pas la charge de la culpabilité sur son agresseur en le dénonçant verra cette charge se retourner contre elle-même tôt ou tard. Elle sera doublement victime. Rien ne se perd, rien se créé, tout se transforme. C’est le moment d’être fort.
Merci pour la recommandation de The Morning Show que je ne connaissais pas.
Il m’a semblé que The Hour traitait aussi ce sujet.
Je découvre actuellement Suspect n°1 qui pose également un regard très sévère sur la question (prévoir la bassine à vomi pour celle-là).
Je t’aime. Voilà (ça, c’est fait)
Tu nous manques sur Twitter (mais ne reviens pas = prends soin de toi).
T’was nice to hear your voice (cuz you’re so right), comme souvent / tout l’temps.
Merci de cette prise de parole.
Le premier témoignage sur le net que je connaisse date de 2018 et vient d’une autrice anglo pour des évènements en 2015 :
“Adding to the chorus of accounts here, Stefane Marsan (an editor from France), approached me at RWA in 2015 after the RITAGHs award ceremony at the bar when I was alone and more than a little drunk. He wouldn’t stop TOUCHING me. My hands. My arms. We were surrounded by romance publishing elite, Tiffany Reisz was in my line of sight with her Rita award and yet he felt comfortable cornering me, offering his business card and telling me how big of a star he’d make me in France. He had me there for ten minutes. Always touching. As soon as I’d move one hand he would have the other already on me. Touching. Stroking. Smiling.
“I nodded and smiled, because I didn’t want to offend him – in case he was a big publisher – but in my head I kept thinking does he really think I’m this stupid, that I’ll sleep with him for a publishing contact? Because the subtext was heavily implied. I had no one at the conference I could go to. I was new, entirely alone and without friends for backup.
“I returned to my hotel room where my husband and infant son were sleeping – I scoped him out on twitter just to be sure he was a real editor, which he was. Then I threw out the card, and had a shower to wash his ‘touch’ from my body. It never occurred to me to report him because I’d dealt with this kind of behaviour so often at my workplace, it was like another Tuesday.
“It never occurred to me that I could or should report him, and I almost didn’t share this here but a friend managed to help me track him down from the RWA guest list cache and I screamed when I saw his face pop up on scream. All I had was a first name and his face branded in my brain. About 5’7-5’9″ with curly brown hair, paunchy in a tailored suit, trimmed beard and trendy glasses. He spoke with a heavy french accent. That’s it. But my friend is a genius, so now I can say his name. His full name. Stephane Marsan”
http://www.theyakitten.net/2018/02/12/a-comprehensive-list-of-the-recent-kidlit-sexual-harassment-allegations/
Bonjour
Je vous lis depuis peu (les deux premiers volumes des Dieux sauvages –excellent par ailleurs) et je partage totalement votre analyse lucide sur cette affaire.
Pour avoir chroniqué la littérature de l’imaginaire des années 1990 jusqu’au début de ce siècle, je me sens doublement furieusementt furieux, en mode Highlands.
Quant au « droit de réponse » de Marsan, il s’apparente, selon moi, à un crachat qui lui retombe particulièrement bien sur le visage…
Merci Lionel pour ce très beau billet. Toute mon admiration pour ces femmes qui ont osé témoigner.
Bon.
De la part d’hommes, les remarques mettant en doute la parole des victimes auraient été tronçonnés préemptivement à la claymore. Et d’habitude, je modère sans me préoccuper d’où ça vient, mais là, le cas est particulier. Dans une affaire qui concerne avant tout des femmes, je ne peux pas décemment, de par ma position, me poser en juge de paix de leur expression, décider de ce qui passe ou pas. Sous un tel article, cela reviendrait à remettre à nouveau entre les mains d’un mec ce qu’une femme peut dire ou pas. Et c’est hors de question.
Cependant, je souhaite pas héberger davantage de telles mises en doutes (ni que ça dégénère en flame war).
Du coup, je ferme les commentaires de cet article.