L’équation du Mal qui régit toute entreprise de réseau social (donc commercial) est la suivante :
- Un réseau est attractif dès lors qu’il fédère un nombre d’utilisateurs suffisant pour lui donner de l’intérêt ;
- Sachant que les gens ne sont pas dans l’ensemble prêts à payer pour un tel produit, cela pousse à le rendre gratuit ;
- Sauf que ces serveurs pour héberger statuts, photos et vidéos et ne se paient pas d’amour et d’eau fraîche ;
- Il faut donc rentabiliser (et faire croître) l’entreprise par de la pub, ce qui ouvre la porte à
- tous les abus possibles concernant la vie privée pour cibler les utilisateurs ;
- toutes les techniques les plus nocives pour les conserver sur la plate-forme en stimulant l’engagement (soit : le stress né de la captivité).
Exhibit A : Facebook. (Sérieusement, jetez un œil à cette page Wikipédia, ça vaut son pesant de likes.)
La capitalisation boursière et le fonctionnement de ces entreprises les rendent par-dessus tout captives de l’engagement. Je n’exonère personne, Hannibal Lecter aussi pourrait plaider qu’après tout, il avait seulement faim (juste, change de régime, mec ?), c’est seulement ce qui se trouve au cœur de toute cette toxicité.
C’est pour ça que je trouve que Twitter, après de longues années de complète apathie, tente en ce moment des trucs intéressants. Twitter Blue propose un abonnement optionnel (encore à l’état d’expérience) : puisque si c’est gratuit, c’est vous le produit, alors si c’est payant, c’est peut-être moins méchant (euh, j’improvise). Mon indécrottable optimisme me fait dire qu’il y a peut-être dans les hautes sphères de la boîte un constat productif :
- Twitter sera toujours plus petit, car plus volatile que Facebook, donc un éternel second ;
- Il faut donc cesser d’essayer de rivaliser sur le modèle économique et se différencier (timidement) sur le plan du modèle économique même (lequel va bien finir par péter, que ce soit à coups de lois ou de ras-le-bol des utilisateurs) (c’est entre autres pour ça que Mark Zuckerberg veut se racheter une virginité à coup de métavers et de rebranding) (jamais, Mark, jamais, tu m’entends ?)
Par conséquent, on pourrait voir dans Twitter Blue une tentative de s’extraire du marais puant de l’engagement ; si assez de gens paient, peut-être que l’entreprise pourrait s’arracher un peu au diktat du financement publicitaire, et donc proposer un fonctionnement d’un peu plus vertueux. (Maintenant, comme je l’ai lu, qui diantre accepterait de payer pour se faire agonir d’injures H24 ? Parce que Twitter, c’est aussi ça, et c’est une excellente question, mais c’est aussi une autre question.) (On pourrait aussi dire que rien ne changera et que ce sera juste une manière supplémentaire d’engranger du CA. Oui.)
Il y a aussi dans les cartons de Twitter l’initiative Bluesky, dont on ne sait à peu près rien, si ce n’est la promesse d’outils décentralisés revenant peut-être aux idéaux ouverts du web d’origine, ce qui est forcément sympathique. En tout cas davantage que ce qu’envisageait Facebook dans le même temps, entre autres un Instagram pour enfants (toi aussi, construis ton malheur dès le primaire). Le réseau a aussi reconstruit tout son écosystème programmatique pour que des applications tierces puissent proposer des expériences alternatives à la plate-forme officielle. En clair, vous pouvez utiliser Twitter avec d’autres clients que l’officiel : Twitterrific et Tweetbot, par exemple, pour personnaliser votre expérience. C’est totalement impossible avec Facebook.
Le problème avec Twitter, c’est que ça reste quand même géré avec davantage d’inertie et d’incompétence que de réelle volonté, mais dans le monde des réseaux, c’est toujours mieux qu’une volonté maléfique délibérée, hein. (Mon dieu, la barre est tellement basse.) Tout ça peut donc parfaitement n’aboutir nulle part, mais même en termes purement économiques, chercher à se désolidariser des mécanismes mêmes dans lesquels le principal concurrent s’est pris les pieds a un réel sens.
J’aimerais donc bien que ça donne quelque chose, parce que ce monde en a terriblement besoin.
C’est tout à fait louable de la part de Twitter d’essayer de se démarquer des autres réseaux (et surtout de Facebook), que ça prenne ou non, ce sera toujours mieux que ne rien faire.
Par contre, je constate que, petit à petit, toute utilisation d’internet implique de payer un abonnement que ce soit pour regarder des videos (netflix, youtube premium et co), pour écouter de la musique (spotify, deezer…) et maintenant pour « discuter » (twitter). Du coup, on s’éloigne de plus en plus de l’idée d’un internet ouvert à tous pour aller vers un internet accessible à certains… ou, en tout cas, accessible à certains dans des conditions plus paisibles. Je ne remets pas en cause le besoin de financer les serveurs et personnes qui œuvrent derrière chacune de ces plateformes, mais je ne peux m’empêcher de me questionner sur cette barrière matérielle que l’on crée et qui finalement risque de retranscrire dans le monde virtuel celle qui existe déjà IRL.
Je doute fortement qu’il existe une réponse favorable à cette question à moins d’un changement fondamental (beaucoup plus qu’Internet) de modèle de société. Effectivement, il faut payer infrastructures et experts (et contenus). L’idéal de l’échange culturel libre de l’Internet d’il y a dix-vingt ans s’est aussi construit à l’énorme détriment des ayant droit, détruisant tout un modèle (et ce sont toujours les créateurs et créatrices qui trinquent d’abord), réduisant les prises de risques des financiers, et l’on sait aujourd’hui que la longue traîne est un mythe pour la plupart des créateurs indépendants. Le problème (quand il s’agit de gagner sa vie) revient toujours à être découvert·e, et la diffusion libre est un mirage, car, toutes choses étant égales par ailleurs, elle favorise celui ou celle qui a le plus gros budget pub (voir cet article âgé de onze ans, mais dont je crois le fond toujours juste : https://lioneldavoust.com/2010/comment-la-liberation-de-la-diffusion-fait-le-lit-des-publicitaires ).
Pour le dire autrement : l’Internet libre tel qu’il était fantasmé / espéré dans ses débuts ne peut exister séparément du monde dans lequel il prend place (et, avec le recul, même si je l’ai longtemps pensé moi aussi, je crois qu’il était utopiste de considérer cette situation comme durable). Après, qu’on mette le revenu global universel et je m’en fous d’être découvert, je peux vivre de toute façon.