C’est compliqué d’organiser ses notes et ses idées quand on écrit de la fiction. C’est normal : les idées viennent dans tous les sens, tapant à tous les moments de la narration, dans des passages écrits (« j’aurais pu faire ça… ») ou pas (« il pourrait se passer ça… »), et même, la plupart du temps, vous ne savez pas si cette image, cette réplique, cette scène que vous imaginez sont pertinentes, s’il faut les suivre, les développer, ou bien s’il s’agit d’un fil narratif complètement annexe qui pourrait plutôt figurer, avec un décor et des personnages différents, dans cet autre projet qui vous ronge l’esprit et que vous brûlez d’écrire plutôt que le manuscrit actuel qui s’enlise et vous sort par les yeux et…
Bref. C’est compliqué.
Et, si j’en juge par l’intérêt que le sujet soulève, organiser et canaliser cette créativité non seulement d’une manière qui permette de l’exploiter, mais même, qui permette de ne pas l’oublier tout court, est une question centrale. Sur les notes d’écriture, j’avais commencé à parler de Zettelkasten et de pensée en réseau dans la colonne Geekriture ; là, on va parler d’organisation dans Scrivener. Bien sûr, c’est ma façon de faire aujourd’hui, appelée à évoluer, mais comme on me demande de loin en loin comment exactement classer les infos à l’écriture, je me suis dit que ça pourrait peut-être donner quelques idées. Voyez si ça vous nourrit.
Nous allons supposer que j’écris actuellement une saga fleuve d’imaginaire appelée « Les Entités farouches », un exemple évidemment totalement pris au hasard, hein, toute ressemblance et cetera. Supposons également que j’en suis en ce moment au tome 12, sur un total à venir de 15. Bien sûr, si cela devait arriver, nous sommes d’accord qu’il faudrait m’injecter une copieuse dose de sédatif avant de m’envoyer pour un séjour thérapeutique à la plage.
Voilà théoriquement à quoi ressemblerait le classeur Scrivener d’une telle série.
Déjà, première observation : je conserve la plupart des notes de construction globale dans mon Zettelkasten – c’est-à-dire dans mon application de notes (quelle que soit celle que j’utilise à un moment donné, Obsidian, Evernote, Bear, Craft, et autres jouets brillants qui me fascinent). La raison, c’est que je trouve cet environnement beaucoup plus adapté à l’idéation, et surtout à la pensée par liens (Scrivener permet de relier des fichiers entre eux, mais c’est lourdingue). Techniquement, pour moi, Scrivener est purement réservé à l’écriture et à la production : dedans, je mets principalement des signes destinés à la publication ou à l’exploitation.
De manière générale :
J’ai plusieurs dossiers de haut niveau :
- Le manuscrit en cours (j’y reviens).
- Un dossier de notes construit au fur et à mesure, d’où la mention « au fil », comportant également les notes de correction accumulées au fil de l’écriture.
- Un dossier appelé « High level » comportant la vision d’ensemble du manuscrit, ce qui se chevauche avec le Zettelkasten, parfois de manière bordélique. Ce n’est pas parfait, mais justement, c’est l’intérêt d’employer Scrivener : l’application grandit et s’adapte à mon bordel, au lieu de me pousser dans un carcan donné. Et oui, je m’y retrouve. Toujours. Presque. Un peu.
- Un dossier appelé « Suites » comportant des notes éparses et surtout des brouillons de scènes ultérieures déjà bien vivantes dans ma tête concernant les volumes 13 à 15 de « Les Entités farouches » (et probablement les tomes 16 à 28 puisque je vais déborder par rapport au plan initial).
- Un dossier contenant un PDF de chaque tome publié, de façon à pouvoir m’y référer si j’ai un doute sur la couleur des cheveux de Là-Bas-Paulo ou la formulation de l’insulte préférée de Chien de Sienne.
- Un dossier avec les briefings illustration, les croquis préliminaires, les essais de rédaction de quatrièmes de couverture, principalement parce que je ne sais pas où les mettre autrement.
- Un petit dossier de ressources utiles (inspirations ou éléments de worldbuilding spécifiques relatifs à l’univers plus vaste où se déroule la saga « Les Entités farouches », nommé Panégyrique).
Concernant le manuscrit en cours :
Même si je planifie mes histoires assez précisément, « Les Entités farouches » comporte beaucoup trop de personnages pour qu’il me soit possible de tout structurer avant l’écriture. Les détails des scènes, la dynamique effective de l’action va beaucoup influencer la construction finale, et ça, je ne l’ai qu’en parcourant réellement le chemin de la narration. Du coup :
Il y a ce que je suis en train d’écrire (dans cet exemple, je suis au tout début, dans le chapitre 1 de l’Acte I). Chaque scène mentionne le nom du personnage point de vue (ici M pour Marianne). Je pourrais employer les mots-clés ou les étiquettes de Scrivener, mais je trouve plus simple de le mentionner en toutes lettres. Cela me permet aussi d’expérimenter avec des points de vue plus inhabituels et ponctuels si l’envie me prend sans avoir à me plonger dans de la configuration.
Chaque scène (et parfois le chapitre, voire le fil narratif) comporte systématiquement deux fichiers :
- Go back file : les notes prises en cours d’écriture sur ce que j’aurais pu faire de mieux à la réflexion, ou bien sur les questions que je me pose. « Ai-je bien rendu le mystère de la belle Zéphyr ? Ne me suis-je pas emmêlé les pinceaux sur la chronologie ? Vérifier si le début n’est pas un peu chiant. » Et ainsi de suite : j’écris rapidement, en doutant le moins possible, et en laissant au recul de la correction le soin de resserrer les boulons, de juger si mes craintes sont fondées. La plupart du temps, non. Mais ça me rassure de me laisser une note à moi-même, la crainte est capturée, et j’avance sans me laisser paralyser.
- Cutting floor : Quand je coupe, quand je remanie un paragraphe ou que je vire une idée potentielle, j’ai toujours peur de me tromper. Dans 99% des cas, là encore, non, et je n’en aurai jamais plus besoin, mais du coup au lieu de la supprimer, je la colle dans ce fichier, où elle ne sera pas perdue : là encore, ce n’est pas tant un besoin réel qu’une question de tranquillité. Et pour la fois sur cent où je pars la repêcher, ça ne coûte pas cher.
Évidemment, aucun de ces fichiers ne font partie de la compilation finale, ce qui me permet de continuer à estimer correctement la taille de mon manuscrit, quel que soit le volume de notes (il y a une case à décocher dans l’inspecteur pour les fichiers concernés, voir ci-contre). Une fois la scène terminée, go back file et cutting floor passent dans les notes de correction, classés en fonction de l’emplacement de la scène. Quand le manuscrit sera fini, je les reprendrai et les comparerai avec l’effet produit par le premier jet, pour corriger alors si nécessaire.
Enfin, parce qu’à mesure qu’on s’approche d’une scène, les idées se condensent et prennent forme, je note globalement la suite de ma structure, avec les scènes déjà bien calées comme ici la suivante avec le roi Ernest ; ainsi que les chapitres déjà construits mais dont la place n’est pas encore tout à fait claire (comme le « Z » avec ici les personnages Izigoing, Zomig et Martabac), le tout pouvant se déplacer à mesure que le tracé de l’écriture élucide les choses. Pour davantage de clarté, je repère les scènes « à faire » d’une étiquette rouge et les notes pures (hors compilation) d’une étiquette bleue (pour les voir dans le classeur, c’est dans le menu Présentation > Afficher les étiquettes dans > Classeur). Ça m’est spécialement précieux quand je dépasse le million de signes, que j’ai l’équivalents de post-its dans tous les sens et que je choisis d’écrire plusieurs scènes du même fil narratif de suite, créant l’équivalent de trous à remplir dans la structure.
Une fois tous ces passages écrits, les notes afférentes iront elles aussi dans le dossier « au fil ». Il est presque certain que je ne les regarderai plus jamais, mais là aussi, elles sont au chaud, si besoin.
La supériorité absolue de Scrivener (sur, par exemple, Ulysses) est sa flexibilité totale. Rares sont les apps d’écriture à donner à la fois une vision d’ensemble aussi complète de son récit (il est aisé de dérouler et refermer les dossiers dans l’exemple ci-dessus) ainsi qu’une totale ouverture quant à la manière de structurer. Le fait que chaque document puisse avoir des sous-documents est spécialement précieux pour le travail de détail ; la différence dossier / document est finalement purement cosmétique. N’hésitez pas à en user et abuser.
Si je devais écrire une série fleuve comme l’exemple pris ici, je pourrais ainsi vous dire d’expérience que Scrivener gère sans aucun problème un fichier projet de plus d’1 Go, créé six ans plus tôt, incluant plus de 2000 documents pesant 15 millions de signes. Mais bien sûr, tout cela serait purement théorique. Je ne suis pas assez inconscient pour me lancer dans un truc pareil. (« Les Entités farouches » ? RLY ?)
Merci pour cet article, je me demandais justement comment tu utilisais le logiciel. Et ce que je vois c’est que nous faisons « pareil » mais en utilisant des fonctionnalités différentes du logiciel.
Et c’est cela que je trouve exceptionnel avec Scrivener, cette adaptabilité.
Et pour ceux qui veulent, les icônes des dossiers sont faciles à changer pour avoir un visuel intuitif (je fonctionne personnellement beaucoup comme ça)
Ah oui, je n’y pensais même plus ! Il y a tellement de choses possibles dans cette application. Et sans abonnement…