La combinatoire des « Intelligences Artificielles » et la création artistique humaine n’ont rien à voir (et il faut arrêter avec ça)

Les grands modèles de langage (LLMs), appelés communément Intelligences Artificielles, véhiculent évidemment un certain nombre de fantasmes (récemment, dans la série de télé-réalité The Circle, l’un des « candidats » était en fait une IA – et je trouve vertigineux d’être seulement en train d’écrire cette phrase tranquillou bilou), mais aussi de notions qu’on va poliment appeler des conneries, véhiculées par des techbros et reprises aveuglément par des nigauds, que désamorcer prendra(it) plusieurs articles, et si j’ai le courage j’irai, mais pour l’instant, aujourd’hui :

Cette idée répandue que, au bout du compte, la création artistique humaine n’aurait rien de spécial, car l’inspiration venue des œuvres rencontrées au cours de la vie et les entrants d’un modèle de langage sont finalement de même nature : la recombinatoire.

Fucking bullshit.

D’abord, un rappel extrêmement rapide de la manière dont fonctionne un LLM : après avoir été nourri d’une colossale quantité de textes, le modèle apprend statistiquement à enchaîner les mots selon des probabilités correspondant à ce qu’il a vu dans son dataset. Par exemple, après un sujet tend à venir un verbe, puis tend à venir un complément (je schématise). La question qu’on pose au modèle, plus le contexte éventuel qu’on lui donne (le prompt) va pondérer le modèle de manière à orienter sa réponse de façon cohérente avec la demande de l’utilisateur·ice. Il ne s’agit pas d’écrire quelque chose de vrai, mais quelque chose qui soit statistiquement vraisemblable dans le contexte donné (d’où les hallucinations et inventions).

De façon fondamentale, il fait de la combinatoire à partir de ce qu’il a reçu, un peu à la manière de « La bibliothèque de Babel » de Borges. Il ne peut rien sortir qu’il ne lui ait été entré.

De ce fonctionnement, les techbros assènent qu’au final, la création artistique est identique : un humain reçoit un certain nombre d’inspirations dans sa vie, il est exposé à des œuvres, et recompose la sienne à partir de ce qui est venu avant lui. C’est la vieille idée (tout aussi fallacieuse, tout cas dans son application étroite, mais un seul combat à la fois) que « tout est remix ». Donc, la création humaine n’a rien d’original, les LLMs feront aussi bien, et l’activité créatrice en soi n’est pas originale non plus. (Venez greffer par-dessus le discours ahurissant que les créateur·ices sont des « privilégiés » et vous avez le tableau complet de la bêtise technique tonneau 2024.)

Again, fucking bullshit, et voici pourquoi.

Les gens ne recrachent pas, ni ne recombinent les entrants, ils les métabolisent. Ils les évaluent en permanence et les digèrent à l’aune de leur propre vie, et c’est ce regard qui préside à la composition d’une création. Et c’est ça qui compte. Même si l’on prend l’approche la plus réductionniste du cerveau et de l’existence (un point de vue bien triste, mais admettons ici), en postulant que nous fonctionnons exactement comme des LLMs (notre vision se construit strictement sur des entrants, sans réflexion intrinsèque, ce qui est sans aucun doute faux), nous avons une vie entière où puiser. Les LLM n’ont rien de cela. Nous vivons constamment des expériences, à chaque instant, qui nous nourrissent consciemment et inconsciemment, qui interagissent avec nos ambitions, rêves, peines et traumas – avec notre chair même –, ce qui alimente notre point de vue et, au final, se retrouve injecté dans notre travail, en partie à notre insu, d’ailleurs – et diffracté, en outre, par le prisme d’un autre personnage dans le cas de la fiction.

Tout ça, ça s’appelle bêtement vivre.

Parce que, ce qui compte dans une œuvre, ce n’est pas l’idée, c’est l’exécution. Prenez l’intrigue la plus vieille du monde – « le garçon rencontre la fille, la fille meurt » – et vous faites Tristan et Yseult jusqu’à West Side Story ainsi que les variations inverses comme Titanic. Personne n’achète une idée. Les idées, tout le monde s’en fout. C’est l’exécution sincère et personnelle d’une idée qui compose une œuvre. Et elle est nécessairement unique car elle s’enracine dans la personnalité du créateur·ice1, et donc elle est nécessairement originale.

Comme on dit dans l’écriture : « peut-être que tout a déjà été écrit, mais pas par toi. » Dans la création, c’est la réelle chose qui compte. C’est cette personnalité du regard qui va toucher le public. Malgré les aspects fondamentaux communs de l’expérience humaine, personne n’a la même vie, personne n’a le même regard. (On en parle tout le temps dans Procrastination.)

Plus un film est japonais, plus il est universel.

Akira Kurosawa

Par contraste, les LLMs ne peuvent recomposer que ce qu’on leur donne, sans recul, sans introspection, sans expérience – sans cœur.

Donc, réveillez-moi quand on leur filera un corps faillible et qu’il traverseront deuils, ruptures, vieillissement, euphories, extases, plaisirs à l’échelle d’une existence entière, et que cela informe leur vision2. Mais dans l’intervalle, ça n’a bon dieu de rien à voir et faut arrêter avec ces conneries.

Bref. Si l’aspect technique vous intéresse, je pose au passage cette vidéo de Bertrand Serlet (ancien VP d’Apple), assez ardue mais qui entre dans le détail technique du fonctionnement des LLMs, et qui montre la fondamentale différence avec l’expérience humaine.

  1. Soit dit en passant, c’est l’un des piliers philosophiques du droit d’auteur à l’Européenne, qui remonte à Kant et sa théorie de la personnalité.
  2. Soit, au rythme où vont les choses, quelque part comme le 25 septembre prochain, j’imagine.