Sucker Punch : coup de poing dans l’eau

Un Sucker Punch, c’est, disons, un “coup retors”. Un coup de bâtard. Le film se veut, de l’aveu de Zack Snyder, réalisateur qui a pourtant convaincu sur 300 et Watchmen, un “sucker punch” pour son public avec une fin en forme de coup de théâtre. Mais le film, pourtant fondé sur un postulat intéressant – l’évasion de plusieurs jeunes filles dans leur imagination justifiant toutes les cascades et effets les plus ahurissants – peine à convaincre.

Pour goûter ce que veut être Sucker Punch, il faut commencer par en voir la bande-annonce.

Okay.

Établissons, comme on dit chez les gens qui réfléchissent pour de vrai, une typologie des tropes présentés :

  • Bombasses de l’espace : check
  • En tenue d’écolière ou d’amazone : check
  • Qui se battent avec un katana dans une main… : check
  • … et une arme à feu (si possible à répétition) dans l’autre : check
  • Bullet-time : check
  • Vieux mentor à la Kung-Fu ou Yoda : check
  • Zombies : check
  • Combats aériens avec des biplans et des zeppelins : check
  • Dragons : check
  • Méchas dont on comprend pas ce qu’ils fabriquent là mais à ce stade on s’en fout complet : check

Ce mélange absolument invraisemblable promettait une débauche de n’importe quoi, si possible en surenchère, un délire halluciné et ahurissant aussi réjouissant qu’il en serait débile.

Le problème, c’est que Sucker Punch essaie d’être un film intelligent.

Et, ce faisant, se ramasse la gueule.

Reprenons au scénario, puisqu’il en faut un (hélas – on verra pourquoi). Baby Doll, une jeune fille bien comme il faut, se voit privée de son héritage à la mort de sa mère par un beau-père tyrannique. Afin de l’empêcher de parler, celui-ci la fait interner dans un asile où elle sera lobotomisée dans cinq jours. Cinq jours, c’est le temps à sa disposition pour orchestrer son évasion avec quatre complices. Elle se met à s’imaginer (à métaphoriser) son statut comme celui d’une danseuse de cabaret-slash-bordel, d’où elle doit s’évader également (ça valait bien la peine de changer de niveau de réalité). Sa façon de danser hypnotique, véritable combat pour la vie, se métaphorise à nouveau, cette fois en combats complètement délirants où elle forme, avec ses quatre copines, un commando d’élite spécialisé dans les missions extrêmes (c’est là que film part en live avec ses combats au katana contre des zombies allemands propulsés à la vapeur sur fond de bataille aérienne entre des méchas et des biplans).

Sucker Punch se la joue donc ExistenZ et autres Avalon pour emboîter les niveaux de réalité, où chaque action réalisée en profondeur se répercute sur les niveaux supérieurs. Mais n’est pas Inception qui veut.

Le scénario s’efforce d’articuler une réflexion sur le rôle de l’imaginaire sur le monde, sur les ressources de notre psychisme, et s’en sert pour étayer le lien entre les différents niveaux de réalité avec lesquels joue Baby Doll. Hélas, cet argumentaire pousse le spectateur à s’interroger sur les mécanismes reliant ces différents niveaux, à comprendre le passage de l’un à l’autre, alors qu’il n’est jamais vraiment très clair et qu’en réalité, on est plutôt censé recevoir le film au premier degré. Pourquoi Baby Doll métaphorise-t-elle son séjour dans l’asile ? Pourquoi ses danses deviennent-elles des combats épiques qui repoussent les limites de l’invraisemblable ? On n’en sait rien et, d’ailleurs, on n’est clairement pas censé se poser vraiment la question. Ce ne serait pas un problème, sauf que l’attitude un peu prétentieuse, mode philosophie de comptoir, du film nous y pousse et, ce faisant, détruit la suspension d’incrédulité indispensable à profiter du divertissement. La réelle tentative d’explication (un peu faible) arrive en fin de film… soit, trop tard.

Suspension d’incrédulité : l’expression est lancée. C’est là tout ce que le film peine à équilibrer. En plaçant le spectateur dans une attitude active et critique, il se vide un chargeur et se plante le katana dans le pied : comment recevoir, dés lors, ces scènes d’action complètement absurdes (et par ailleurs magnifiques) dès qu’on introduit dans son esprit la notion insidieuse d’enjeu ? Dès qu’on lui montre que toutes ces scènes, aussi invraisemblables soient-elles, ne comportent aucune part de risque ? Le spectateur de Hollywood se doute que l’histoire finit bien, la plupart du temps, mais il veut pouvoir faire, au moins, semblant d’avoir peur pour les protagonistes, dont, statistiquement, l’un d’eux reste toujours sur le carreau. Au moment où Sucker Punch montre que non, les héroïnes ne sont pas invincibles, il est trop tard : l’incrédulité du spectateur est retombée les deux pieds sur terre et l’énormité du film l’amuse, mais sans plus le transporter.

Une énormité que le scénario et les effets, par ailleurs, ne savent pas gérer. Les deux véritables morceaux de bravoure du film – un combat au katana sur un lac gelé contre d’immenses statues et la bataille contre les zombies mentionnée plus haut – sont les deux premières incursions dans le délire total du film, qui, là, susciteront effectivement gloussements réjouis et un amusement véritable. Mais les suivantes peinent à les égaler, progressivement de moins en moins impressionnantes : en grillant toutes ses bonnes idées d’entrée, Sucker Punch s’essouffle, incapable de surenchérir sur les critères qu’il a lui-même fixés. Les effets sont-ils magnifiques ? Oui, absolument. Y a-t-il des cascades éblouissantes, des trouvailles de chorégraphie, des ralentis esthétiques ? Oui. Mais trop, au point de se noyer les uns dans les autres et de ne plus susciter la surprise1. Ces effets, à l’heure actuelle, ne suscitent plus à eux seuls l’émerveillement : il faut une dose de créativité, comme dans un Hero, un Inception, même un ExistenZ (du point de vue de l’esthétique), que le film perd au fur et à mesure. Pourtant, la fimographie de Snyder pouvait laisser croire à plus de finesse dans ce domaine.

On peut encore citer le manque total de cohérence de l’univers : alors que la “réalité” donne l’impression de se dérouler dans les années 1960, Baby Doll se retrouve armée d’un katana (un trope généralisé à partir des années 80), avec des armes à feu étrangement modernes, sans parler des méchas à interface SF ou de l’armée d’androïdes défendant un train piégé. Soit, peut-être Baby Doll lit-elle beaucoup de pulps, mais tout cela a une allure résolument moderne – trop – ce qui, encore une fois, nuit à l’immersion. Mais est-ce un paradoxe d’exiger de la cohérence d’un film tellement halluciné ? Non : il ne s’agit pas tant de la cohérence du monde présenté mais d’être cohérent avec l’attitude attendue du spectateur. Or, si l’on ne voulait pas qu’il réfléchisse, encore une fois, il ne fallait pas lui donner de demi-explications sur le fonctionnement du monde, rôle tenu ici par un long monologue artificiellement obscur en ouverture : ne rien dire (prends ça comme c’est et amuse-toi avec – ce que le cinéma asiatique fait souvent très bien) ou bien, sinon, tout expliquer (la voie choisie par Inception).

Pour terminer, même le coup de théâtre final, qui se veut le fameux “sucker punch” administré au spectateur, est gros comme une maison. Un twist si évident qu’il se devine dès que le mentor en fait la description, de manière bien appuyée pour qu’on se rappelle bien, oh oh oh, de quoi il s’agit le moment venu.

Que reste-t-il de Sucker Punch ? Principalement l’impression d’un film assis entre deux chaises, d’un divertissement qui aurait pu être absolument jouissif s’il n’avait voulu se donner un alibi d’intelligence, d’un traitement sur la perception de la réalité loupé à cause de tous ses chemins de traverse ; dans la même veine, il reste un scénario un peu globiboulbesque, tour à tour abscons et cousu de fil blanc. Une bande-originale excellente qui fait beaucoup pour porter un rythme imparfait (écoutable en ligne ici). Deux scènes de combat épiques, de véritables souvenirs grandioses, eux, mais qui, si elles auraient fait de géniaux courts-métrages, ne parviennent pas à tout sauver.

En résumé, un divertissement un peu vain, qui amuse et laisse perplexe, mais pour les mauvaises raisons. Un film qui, avec la progression régulière des effets spéciaux et des techniques de narration cinématographique, risque sévèrement d’être étiqueté comme nanar dans une quinzaine d’années. Et ça me fera de la peine, car Sucker Punch tente sincèrement de faire plaisir, mais, hélas, n’a pas les moyens de ses ambitions.

  1. On peut là encore admirer l’intelligence d’Inception où ces techniques, utilisées avec parcimonie, sont au contraire mises en valeur. Les combats à l’arme à feu, les poursuites automobiles sont filmées “normalement”, ce qui donne tout leur impact aux effets numériques.
2011-04-04T14:45:30+02:00lundi 4 avril 2011|Fiction|12 Commentaires

Question : choix du point de vue

Une autre question qu’on m’a posé de visu, cette fois :

Comment puis-je savoir le meilleur point de vue à adopter pour mon histoire ? J’ai deux personnages, l’un plutôt blasé, l’autre un peu instable sur les bords, qui se complètent et se couvrent mutuellement. J’aimerais bien passer de l’un à l’autre, mais j’aimerais aussi installer leur relation progressivement de manière à ce que le lecteur ne se rende pas compte tout de suite des enjeux de leur association. Si j’alterne les points de vue, est-ce que je ne risque pas de casser mon effet ?

La réponse facile est : si, mais à toi de te débrouiller pour slalomer entre les trous…

Je sais, je sais. Tu l’as bien compris, mais comment fait-on ?

Plus sérieusement, cette réponse lapidaire n’est pas aussi gratuite qu’il y paraît. Chaque histoire a sa propre dynamique et, sans connaître tes personnages moi-même, sans même être toi, je ne peux pas te donner une réponse toute faite qui réglera ton problème. Le choix du point de vue est si central à l’écriture de fiction qu’on pourrait sans problème écrire un livre sur la question. En revanche, il y a peut-être quelques pistes qui pourront t’aider – ce billet sera forcément un peu simpliste et lapidaire, mais j’espère qu’il saura mettre en relief les enjeux.

Tout est subjectif (ou pas)

Le choix du point de vue est une question fondamentale qu’on néglige ou expédie parfois, alors que son choix peut faire ou défaire un récit. En effet, le point de vue dicte en grande partie le ton, et donc la dynamique de l’histoire. Si je traite de l’ascension de l’Everest, je n’écrirai pas le même livre en prenant le point de vue de l’alpiniste (aventure ! danger ! dépassement de soi !) ou de sa femme restée à la maison (soirées thé ! réflexions sur le quotidien ! Madame Bovary !). Tu as donc parfaitement raison de t’interroger en amont de la rédaction.

C’est déjà un premier élément de réponse : si tu prends donc tes personnages en troisième personne “caméra à l’épaule” (personnage-point-de-vue) ou à la première personne, soit les deux formes les plus courantes, tu es limité (approximativement) à leurs perceptions, leurs opinions, leur vision du monde. Ce qui est un atout, car c’est un excellent outil de caractérisation, mais aussi un handicap, si, mettons, tu cherches à cacher un élément à ton lecteur. Prends un récit policier dont l’enjeu est de trouver qui a tué le docteur Lenoir. Si tu passes sur le point de vue du colonel Moutarde, qui sait parfaitement bien qu’il a dézingué Lenoir dans la véranda avec le chandelier, il va être très difficile de le cacher au lecteur à moins d’une bonne raison, et celui-ci risque de se sentir floué si tu n’en dis rien. Mais vu que l’objectif de ton récit est de trouver qui a tué, tu casses la dynamique de ton histoire. Solution : dans ce type de récit, tu ne passes pas sur Moutarde (à moins de tricher : amnésie, folie passagère, etc.).

Dans le cas d’éléments moins centraux, tu peux les dissimuler un moment en faisant diversion avec l’intrigue ; après tout, ton personnage-point-de-vue est là pour raconter ce qu’il lui arrive, pas pour récapituler quinze ans de psychanalyse à chaque fois qu’il sort le lait du frigo, et on veut le voir agir. Mais il faut se montrer très adroit et subtil si tu veux cacher au lecteur des éléments que, selon toute vraisemblance, il devrait savoir : ce genre de dissimulation paraît souvent artificiel, ce qui rompt la suspension d’incrédulité ou brise le “rêve fictionnel”, comme dit Gardner.

Mais c’est aussi un atout car tout personnage, comme dans la vie réelle, projette son vécu, sa vision du monde, sur ce qui l’entoure. Là, en revanche, tu as un outil puissant et cohérent pour lui donner, en quelque sorte, des “angles morts” dans sa vision du monde. Un sociopathe ne voit pas la réalité comme le reste de la population, par exemple, ce qui peut parfaitement justifier que des détails, des subtilités dans les relations humaines, lui échappent et donc, si tu réussis bien ton coup, échappent à ton lecteur. De façon plus simple, pourquoi ton protagoniste récapitulerait-il ce qu’il sait pour son seul bénéfice ? Ce sont ses initiatives qui nous l’apprennent, et les conséquences qu’elles entraînent sur sa psyché ; c’est une façon de construire une personnalité par strates successives, in media res.

Le point de vue est le véhicule par lequel on entre dans un récit : si le véhicule a une roue crevée et une fuite d’huile, on restera sur les grandes routes, et tant pis pour les montagnes. Tu peux donc forger ton point de vue en accord avec l’effet que tu cherches à rendre ; il faut alors te poser la question de ton intention narrative, pour réfléchir à la meilleure façon de la transmettre.

La piste active

Holly Lisle propose pour sa part une règle extrêmement simple : il faut choisir le point de vue qui en sait le moins. Je suis méfiant avec les “règles” mais le conseil n’est pas sans mérite. Le plus ignorant, dans une scène, est souvent celui qui a le plus de raisons d’agir (et propose donc la narration la plus intéressante), et celui qui pourra le mieux exposer la situation au lecteur, puisqu’il a lui-même besoin de la comprendre. Il ne faut évidemment pas pousser l’axiome dans ses derniers retranchements (le point de vue de la plinthe lors d’un interrogatoire de police n’a pas grand intérêt, à part peut-être pour du postmoderne) mais, si l’on reprend l’exemple de l’assassinat de Lenoir, on a logiquement envie de suivre l’enquêteur qui devra démêler les faux-semblants, collecter les indices, etc. Bref, c’est une astuce commode qui peut aider à prendre une décision rapide dans les cas simples.

2020-10-12T16:36:43+02:00vendredi 29 octobre 2010|Best Of, Technique d'écriture|13 Commentaires

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