Edit du 6 septembre 2019 : ma réflexion s’est poursuivie avec la Worldcon 2019 avec beaucoup de conférences et tables rondes sur le sujet ; les enseignements se trouvent ici, avec un retour, sous un format différent, vers les plate-formes.
Depuis que j’ai décidé de me mettre en retrait des réseaux, de l’immense caisse de résonance qu’ils donnent à nos egos, à notre désir bien humain d’apparence, il s’est passé un truc bizarre.
Moi qui ai toujours été technophile, geek, amoureux de la technologie et de ce qu’elle offre, c’est comme si j’avais mangé la pilule rouge de Morpheus. Je vois sur Twitter des conflits absurdes sur des détails d’expression pour des questions superficielles et des gens qui s’écharpent pour terminer malheureux et insomniaques. Je vois ceux et celles qui utilisent la plate-forme pour servir de manière froidement calculée leur renommée à travers l’instrumentalisation de vraies causes. Il y a aussi, heureusement, les vrais combats et les outrages populaires qui entraînent des conséquences positives. Mais je m’interroge de plus en plus sur le rapport signal-bruit. Le bilan est-il réellement positif, au final ?
Ces plate-formes ne sont pas conçues, de base, pour créer des rapports harmonieux. La facilité avec laquelle elles ont été détournées bien des fois (et combien les entreprises qui les portent ont montré, dans le meilleur des cas, leur inaction) en est la preuve. Je ne dis pas que cette régulation est facile. Peut-être est-elle impossible avec les outils actuels. En revanche, je trouve les initiatives comme celles d’Instagram, qui se glorifie de tester une fonctionnalité d’intelligence artificielle où l’application te demandera en substance « es-tu bien sûr de vouloir poster ce commentaire haineux ? », clairement risibles et largement insuffisantes.
Les réseaux sont importants quand on fait une profession un tant soit peu publique comme auteur, créateur, artiste. En particulier quand l’on travaille sur des projets de long terme comme des bouquins (qui, dans mon cas, ont du mal à sortir plus vite que tous les 12 ou 18 mois, ne serait-ce que parce que j’écris des monstres). C’est une façon de conserver le lien avec une communauté ; parfois, de lever le voile sur le processus créateur ; d’inspirer éventuellement ceux et celles qui viennent après nous, d’être inspiré par ceux et celles qui viennent avant, et de causer boutique avec les gens qui viennent à peu près en même temps.
Je ne suis pas le premier à le dire, j’espère ne pas être le dernier, mais : quelque chose a horriblement mal tourné, dès lors que l’on a commencé à quantifier la portée de nos brèves, de nos photos de chats, que l’on s’est mis à télécharger des applications pour se rendre plus beaux ou belles que nature sur Instagram, que l’on a inventé le terme d' »influenceurs ». Aaaah que je hais ce mot.
J’en ai déjà parlé précédemment, mais : les réseaux sociaux ne nous appartiennent pas. Le terme est d’ailleurs extrêmement trompeur, et je vous encourage à appeler un lolcat un lolcat et à les désigner par leur véritable terme (qui n’est pas de moi) : les réseaux commerciaux.
Il ne s’agit aucunement de tisser du lien entre les êtres humains ; si cela arrive, c’est une belle conséquence, mais c’est un effet secondaire du système et non son but. Facebook, Twitter et consorts ne vivent que d’une chose : de la publicité. Il s’agit donc de générer de l’engagement. Ce qui est très différent. Il s’agit d’inciter l’utilisateur à rester sur l’application, à la consulter le plus souvent possible, pour lui diffuser de la publicité. Il s’agit de générer des réactions instinctives, brutales ; il s’agit de séduire l’utilisateur en l’incitant insidieusement à se présenter de la manière qui générera le plus de commentaires, de validations, de likes. Ils se bâtissent sur l’ego, l’apparence, amplifient toutes les provocations, et comme si ça ne suffisait pas, ils siphonnent nos données personnelles. Encore une fois, je ne suis pas le premier à le dire, loin de là, mais il me semble important de continuer à le rappeler.
Il me semble important aussi de rappeler que les réseaux commerciaux ne sont pas l’ensemble du territoire de la pensée. Ils sont même, en ce moment, une part importante du territoire de la non-pensée. Bien sûr, encore une fois, il se passe de belles interactions avec ces outils, mais je crois résolument que c’est grâce aux gens, et certainement pas grâce à l’outil.
Il nous revient de nous détacher de cette tyrannie de l’immédiat pour retrouver une mesure de quiétude, et c’est aussi un autre des effets de la pilule rouge que je ressens en ce moment. Je n’éprouve plus aucune « FOMO » comme on dit en bon anglais – fear of missing out, la peur de manquer un truc, une des pulsions fondamentales qui nous pousse à nous connecter plusieurs fois par jour sur les réseaux (ou même pour s’assurer qu’un énième shitstorm stupide n’explose pas en notre absence). Je n’avais même pas pleinement conscience que je la ressentais. Mais en ayant fermement refusé que les plate-formes se servent de moi, en ayant résolument décidé de m’en servir à la place – pour amplifier mon travail, qu’il soit gratuit ou non, et maintenir les belles conversations avec les gens de qualité – je retrouve une sérénité et une concentration presque invraisemblables. Une présence à l’instant. Plus de petite pression en fond qui te dit : « ça fait longtemps que t’as rien publié sur Instagram, tu devrais peut-être poster ce coucher de soleil ». Ou « et ma story ? Je fais pas de story. Est-ce que je devrais ? J’essaie ? » Sachant qu’en vrai, tout le monde s’en fout, de mon coucher de soleil (et tout le monde a bien raison). Je partage avec joie mon processus d’écriture, mes réflexions sur le sujet, mais ma vie, et mes moments, n’appartiennent qu’à moi. Pour la dixième fois, je ne suis pas le premier à le dire. Mais l’expérience est incroyablement libératrice.
Il nous appartient de retrouver la temporalité et la réflexion dans les espaces de pensée. Je ne crois pas qu’on puisse les trouver sur les réseaux commerciaux. Ils ne sont pas conçus pour. Ils sont conçus pour nous captiver, ce qui a ses bénéfices également, je ne jette pas le bébé avec l’eau du bain1, mais cela n’a rien à voir. Plusieurs – sur les réseaux, justement – l’ont rappelé : il faudrait peut-être revenir aux blogs, à des communications plus substantielles, dans l’esprit de la vraie presse d’investigation qui prend le temps d’analyser, réfléchir, argumenter. Ce qui n’empêche pas de poster une photo de chat. De s’exprimer avec ironie. Mais pour cela, je crois que les blogs sont les mieux placés. Les outils existent toujours, comme les infrastructures. Facebook et Twitter ne les ont pas détruits. Pour ma part, j’y suis revenu, et bon dieu, ça fait du bien, vous savez.
Vous allez voir que bientôt, on va ressusciter les webrings.
Pour aller plus loin, en anglais : My kids aren’t getting social media accounts and yours probably shouldn’t either
- Sérieusement, c’est quoi cette expression ? Le bébé ne passe de toute façon pas par la bonde. Même en appuyant très fort. ↩
Tes mots expriment tout ce que je ressens en ce moment, avec beaucoup de justesse. Jusqu’à cette phrase finale pleine de sens.
PS = il vaut mieux découper le bébé avant toute manipulation, voir avoir un bébé à l’état liquide et un bon déboucheur de chiottes derrière. Voir les premiers épisodes de Breaking Bad pour un bon tuto.
Merci beaucoup Betty!
(Ainsi, tu illustres parfaitement la pensée shadok: pour avoir une bonde qui laisse passer le bébé, il faut que son diamètre soit supérieur à celui du bébé, ce qui nécessite une manipulation préalable, soit sur la bonde, soit sur le bébé)
Ces réseaux ne nous ont jamais appartenu et on le sait depuis le début. C’est étonnant de devoir le répéter sans cesse 🙂
Revenir au blog et prendre le temps de bien écrire, c.est aussi mon questionnement actuel. Bien vu ????
Content qu’on soit de plus en plus à nous faire cette réflexion ! ????
As tu vraiment essayer d’apuyer sur un bébé pour voir s’il passe ?
Une prochaine version d’Instagram, doit limiter le compteur de likes pour qu’il ne s’affiche que pour celui qui poste, pas pour ceux qui regardent. Plus difficile de faire une compétition de likes entre instagrammeurs.
Une réflexion qui résonne pour chacun de nous, je crois. Mais notre addiction va bien au delà des réseaux sociaux, elle englobe aussi la technologie et l’image : les gens sont accros à Netflix, aux RPG, à leur téléphone portable, toujours en train de textoter même en traversant la rue, de snapchatter, de se face timer avec des oreilles de chats, de partager sur Instagram la photo de leur dernier repas ou de leur chat (le chat c’est bien, ca génère toujours du like), de signaler leurs états d’âme sur facebook, de poster la première idiotie qui leur vient à l’esprit sur Twitter, de s’empresser de noter leur moindre achat sur les sites de vente en ligne… histoire de se donner l’impression d’exister ? Nous sommes tous à la fois victimes et complices de ce système qui nous transforme en simple engrenage d’une machine en roue libre . C’est très difficile de s’en extraire, même lorsque l’on en a conscience . d’autant que sauf à vivre sur une île déserte, on ne peut totalement se couper de la technologie et des RS, notamment du fait qu’ils sont utiles. Comme vous le disiez, difficile pour un auteur de s’en passer. Alors il faut chercher l’équilibre, la limite entre se servir d’un outil ou être asservi par lui. Pas facile
Tout à fait. Mais je pense qu’il y a une différence entre les réseaux où l’apparence et la popularité sont reines, comme dans une mauvaise cour de récré, et le côté ludique, prenant des technologies au sens large. Être accro à Netflix est une chose, c’est un loisir ou une passion comme on pourrait l’être à l’adrénaline d’un sport extrême, mettons. Mais la manière dont les réseaux flattent le paraître, la vanité, et nourrissent des rapports toxiques me paraît une autre degré de nuisance. En gros, si je m’abreuve de Netflix, je me nuis (ainsi qu’à mon potentiel entourage, peut-être), mais pas davantage. Alors que les comportements sur les réseaux impliquent une parole publique et une responsabilité dont on ne sait pas toujours faire bon usage, et les implications sociales, ne serait-ce qu’en termes de circulation d’idées toxiques, peuvent être plus nuisibles.
c’est vrai qu’il y a un côté plus passif ou plus actif, mais dans les 2 cas, on est asservi. On regarde, ou on se montre. On s’abrutit de séries pour se détendre et oublier les soucis quotidiens, ou on détruit les plus beaux sites de la planète pour prendre le plus beau selfie, on s’indigne et on réagit à chaud à tout et n’importe quoi en ayant le sentiment d’être actif, de participer à la vie citoyenne (combien de gens qui signent des pétitions sur FB mais ne vont plus voter depuis longtemps ? ) . Dans les 2 cas ce sont des activités chronophages, qui s’additionnent au temps de travail, et ne laissent plus vraiment place à l’analyse, la réflexion ou un véritable engagement citoyen, social, ou humanitaire. Ni même à une simple communication entre êtres humains.(combien de convives autour d’une table plongés le nez dans leur portable en train de lire leurs messages ou d’envoyer des sms ou des mails ? ; combien de passants en train de filmer une femme renversée par un chauffard au lieu de l’aider ? combien de gens totalement coupés du monde extérieur, les yeux rivés sur leur portable, l’écouteur de l’iPod dans les oreilles, qui déambulent sur les trottoirs et traversent n’importe où ? Combien de gens à avoir donné leur avis sur le final de GOT, et combien à parler des purges en Tchétchénie ? ). . Pour moi, le danger est là, dans cet abrutissement . Les réseaux sociaux sont ce que l’on en fait , ils sont comme une loupe qui concentre ce que nous sommes, et la société dans laquelle nous vivons. Parfois pour les bonnes choses, des élans de solidarité, d’indignation, qui permettent de faire bouger les choses, et souvent pour le moins bon, la stupidité, la médisance, les fake news. Et dans tous les cas, une arène commerciale. Du pain, des jeux, et… des sesterces 😉
Totalement d’accord avec toi, mais par contre j’ai une question : C’est quoi un webring ?
Aaaah mon cher. Quand le monde était jeune et Internet aussi, vers la fin du XXe siècle, on n’avait pas un seul moteur de recherche supérieur à tous les autres, et le web était bien plus petit. Du coup, pour favoriser la découverte de sites, on créait des « anneaux » sur un même sujet ; chaque site liait à un autre dans un répertoire concernant un thème et tu pouvais creuser ainsi en passant de site en site pour comparer les idées, les contenus, et approfondir un domaine.
Ah oui, c’est super éloigné du Web tel qu’on le connaît aujourd’hui ! J’en avais jamais entendu parler, mais franchement, ça pourrait être super intéressant que ça revienne
Le principe était chouette, dès lors qu’il y avait un petit contrôle qualité à l’entrée pour ça ait du sens. C’est terriblement 1990’s mais c’était vraiment pas mal pour découvrir des sites de qualité sans se perdre.
Autant je suis d’accord avec certains de tes constats, autant je ne pense pas que les blogs puissent remplacer le fonctionnement des réseaux, en tout cas, pas les blogs seuls. En termes d’interactions, de découverte de contenus qu’on ne serait pas forcément allés chercher, et même simplement en termes de rencontres : un blog s’adresse aux gens qui nous suivent déjà activement, et parfois c’est avec les autres qu’il se passe des choses intéressantes. C’est plus proche pour moi de ce qu’étaient les mailing lists ou les forums. Et personnellement, tout en étant consciente des effets nocifs, je trouve encore une vraie utilité à ces réseaux et ils m’ont beaucoup apporté sur un plan humain.
Un blog est tout à fait moins facile à découvrir qu’une présence sur les réseaux ; et je suis bien d’accord qu’il y existe également de belles choses (c’est comme le jeu en ligne, où le pire côtoie le meilleur ???? ). Je suis peut-être biaisé en ce moment, mais pour moi les réseaux sont structurellement conçus de manière inhumaine (Facebook ne cherche pas à créer des interactions de qualité, juste des interactions, c’est dans leur documents internes). Les belles choses sont à mettre au crédit des êtres humains, pas à celui des outils ; elles se créent presque malgré eux (ce qui, finalement, est un constat plutôt encourageant sur la nature humaine ????)
Tout à fait, mais l’utilisation qu’en font les gens me paraît assez souvent intéressante pour que j’y trouve un réel intérêt, et à mes yeux c’est ce qui compte au final. Pour le reste, je ne te rejoins pas non plus sur ta vision d’Instagram (cf ton autre post), je n’y ai jamais senti d’injonction à poster tout le temps (contrairement à Facebook) et je le vois au contraire comme un outil assez ludique pour partager des images sur l’impulsion du moment. J’y suis depuis un an et je m’y amuse beaucoup. Je t’avoue que si les réseaux devaient disparaître sans être remplacés par quelque chose d’équivalent, type forum ou mailing list, ça me manquerait beaucoup.
perso, je préfèrais les listes et le courriel, les blogues je n’ai jamais embarqué, ça sent encore un peu beaucoup l’ego, si j’en comprends l’utilité quand il y a bon usage. Mais bien d’accord contre les réseaux commersociaux.
Si on parle de promotion, il faut bien suivre les temps et jouer le jeu quitte à la détourner un peu. Mais le nombre d’engagement est lié à ces fameux algorithmes qu’il faut apprivoiser pour que ça marche.
Si on parle de relation humaines, les forums restent le meilleur outil, entre temps tout le monde est sur Discord et il y a des discussions plutôt sympa. Je n’utilise les réseaux sociaux que pour le travail de toute façon.
Contente que tu te sentes mieux en changeant un peu ton mode de vie 🙂
Je dois t’avouer un truc, je n’ai jamais très bien compris l’engouement autour des réseaux sociaux. Quand j’étais ado, les proto-réseaux socio, du genre parano.be, je sais pas si t’as connu, c’était toute ma vie : mais j’étais ado ! Je cherchais à me construire, et je cherchais des gens qui me ressemblaient, j’avais un besoin constant de m’exprimer pour me définir et définir mon rapport au monde. Mais une fois adulte… Je ne comprends pas ce besoin permanent de validation de la part d’autrui. Bien sûr tout le monde a besoin de reconnaissance, de soutien, et d’amour. Mais faut savoir faire le tri ! Un like c’est quoi ? C’est rien du tout ! Moi qui vis dans l’univers de la fanfiction, quand quelqu’un s’abonne à l’une de mes histoires, bien sûr ça me fait très plaisir ! Mais honnêtement, je préfère qu’on me laisse un commentaire, parce que la personne a fait l’effort de formuler un avis, ou simplement de partager son ressenti avec moi. Et personne n’est classé selon son nombre d’abonnés. Les fics sont triées par date de sortie, point barre. Et d’ailleurs, je me suis fais quelques (vrais) amis sur ce site, parce qu’on y prend le temps de tout lire (des fics entières), et d’écrire, au lieu de passer en coup de vent.
Bref ! Amuse-toi bien à profiter pleinement du présent, maintenant 🙂
Les réseaux « commerciaux » ont en effet une utilité pour se construire un réseau de personnes partageant les mêmes centres d’intérêt. J’aurais pour ma part du mal à faire sans, moins pour mes écrits que pour l’organisation des Aventuriales. C’est une porte d’entrée facile, qui permet de contacter des auteurs, des partenaires potentiels, au moins pour un premier contact. Ensuite, je m’en sers comme vitrine pour mes activités autour de l’écriture, mais je ne laisse rien (ou très très peu) filtrer de ma vie personnelle. En particulier, jamais de photos de ma famille, je n’autorise aucun tag de mes photos persos, rares, je ne parle jamais de ma vie privée. Pas plus sur mon site, du reste. Ce sont deux mondes séparés, et je protège ma vie privée comme une louve. Pour vivre heureux,…Je te comprends donc mille fois dans ta décision de t’éloigner des rings virtuels où des individus hurlent sans s’écouter les uns après les autres. Je saisis l’occasion de te remercier pour tout ce que tu mets à disposition concernant le travail d’écrivain, les outils, l’organisation personnelle. C’est d’une grande générosité et très utile !
Merci à toi, D ! Ça fait très plaisir que ça puisse servir. Et merci de ta compréhension ! Je suis tout à fait d’accord que les réseaux ont une place professionnelle et ont facilité bien des contacts, ce qui est à porter à leur crédit ; mais à chaque fois qu’il y a un avantage à ces outils, je me dis toujours que c’est finalement malgré la manière dont ils sont conçus, et grâce à la qualité des gens qu’on y trouve… Je loue ta décision de ne rien laisser filtrer de ta vie personnelle, tu imagines ????
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