La semaine dernière, une enquête de Lloyd Chéry et Phalène de La Valette à signaler dans Le Point Pop sur ce sujet, à lire gratuitement en ligne : Tolkien est-il indépassable ?

Star d’une formidable exposition qui ouvre ce mardi à la BNF, l’auteur du « Seigneur des Anneaux » est-il encore l’alpha et l’oméga de la fantasy ?

Avec nombre de points de vue de critiques, universitaires, et auteurs de fantasy contemporains dont ton serviteur, auguste lectorat : c’est à découvrir ici.

Merci à Lloyd Chéry de m’avoir invité à donner mon avis sur le sujet ! Comme j’ai une opinion du Maître qui n’est pas exclusivement laudative, « dans l’intérêt de la raison » et pour futur archivage, voici l’intégralité de nos échanges sur la question de Tolkien comme référent(ce) :

Je voulais en savoir plus sur ta vision critique de Tolkien, et comment tu te positionnais en tant qu’auteur face à ce monstre sacré ? 

Les monstres sacrés, pour moi, sont là pour être questionnés, interrogés, malmenés même – toujours avec respect, et en les remerciant de la voie qu’ils ont ouverte, mais dans le but d’aller au-delà. C’est la dynamique même de la création. Et Tolkien a ouvert d’un seul coup tout un domaine qu’on entrevoyait à peine avant lui, ce genre qu’on a baptisé fantasy, et sans lui, très clairement, je ne serais pas là – voilà pour la dette, immense ! Cependant, la vénération qu’on lui porte, comme s’il était l’alpha mais aussi l’omega du genre, une sorte d’idéal indépassable, me semble erronée, et même dommageable. 

L’influence de Tolkien a été si vaste et son approche si novatrice que son œuvre a eu aussi pour moi deux influences délétères (même s’il n’y est pour rien !). D’une part, Le Seigneur des Anneaux a été un succès si fracassant que, pendant des décennies, l’édition américaine cherchait à s’inscrire dans son sillage, parfois à la limite de la redite, éclipsant des usages plus novateurs du merveilleux et du mythe dans les littératures de l’imaginaire (je pense à Roger Zelazny, qui pendant très longtemps, n’était même pas identifié comme écrivant de la fantasy – alors que « Les Princes d’Ambre »…). D’autre part, son travail de création de monde était si impressionnant que la majorité des exégèses et des études mettent l’accent sur cet aspect-là ; c’est passionnant, mais à mon sens, c’est un peu fallacieux. Je pense résolument qu’il faut une bonne histoire pour amener le public à un univers fouillé, ce que Bilbo et Le Seigneur des Anneaux ont apporté, mais que sans cela, un monde, aussi détaillé soit-il, reste lettre morte. Mettre un tel accent sur le travail de création de monde (prodigieux, je le répète) contribue à créer l’impression (y compris chez quantité de jeunes auteurs) qu’une histoire de fantasy, c’est avant tout un monde. Or, je suis fermement en désaccord, et l’histoire de la publication du Silmarillion elle-même le montre : c’est avant tout une histoire… dans un monde intéressant. Mais on vient au monde à travers l’histoire – jamais l’inverse. 

J’ai eu l’honneur il y a quelques années de partager une table ronde aux Utopiales avec Brandon Sanderson, et il avait eu cette phrase qui me semble éminemment juste, je cite de mémoire : « Ce qui est intéressant avec la fantasy d’aujourd’hui, c’est que les auteurs actuels se sont nourris d’auteurs qui, à leur époque, s’étaient eux-mêmes nourris de Tolkien. » En d’autres termes : nous sommes à une troisième, peut-être une quatrième génération d’auteurs de fantasy. Par conséquent, le genre s’est développé, ramifié, diversifié, ses codes ont été critiqués, remis en cause, bref : il s’est libéré de l’influence écrasante de Tolkien et a évolué très au-delà. Toute œuvre, surtout si elle est fondatrice, est faite pour être prolongée, et au bout du compte, dépassée. En résumé, Tolkien, pour moi, est Victor Hugo : un classique que je respecte et remercie pour son influence et son héritage. Mais le genre, et la littérature elle-même, sont allés, depuis, beaucoup plus loin. Et c’est tant mieux.