La semaine dernière juste avant de quitter Facebook, je me suis connecté pour répondre aux derniers commentaires. Et j’ai été frappé par ce que j’ai vu, jour après jour, sur le fil d’actualité :

Des personnes répondant en longueur à des affronts datant de la veille ou l’avant-veille, relançant des polémiques à travers l’expression de leur colère et de leur frustration, justifiant leurs réactions à des différends que personne n’avait vu, jour, après jour, après jour.

Je ne m’en étais jamais rendu compte avec une telle clarté, mais j’avais l’impression de voir sous mes yeux le théâtre même de la folie.

Je me rappelle quand j’ai découvert Internet à 17 ans. J’ai eu une discussion épique avec ma mère (épique signifiant ici une descente dans l’Agora, prêt à jouer sa vie sur la base de sa seule compétence oratoire) (ma mère et moi sommes épiques de nature) où, tout chevelu et idéaliste, je soutenais qu’Internet sauverait le monde, parce que les gens entreraient en contact les uns les autres et apprendraient à se connaître et à s’informer et parce que le grand mal de l’humanité était avant tout la méconnaissance des gens envers leurs semblables et de le monde mais que dès que la connaissance apparaîtrait à tous, le mal serait levé, c’était aussi simple que ça.

Et puis on a eu Facebook.

HA, HA, HA.

Ouais, un peu comme ça. Gni.

Honnêtement, il y a toujours une part en moi qui croit à cet idéal lointain. Le problème – on en a parlé –, c’est que les réseaux ne reposent pas sur la qualité des interactions, mais sur cette foutue valeur qu’est l’engagement. Pour que les régies publicitaires que sont Facebook, Twitter, Instagram tournent, il leur faut nous maintenir sur la plate-forme le plus longtemps possible. Pour ça, il faut, d’une, nous faire réagir, de deux, nourrir notre ego par l’attention reçue en retour à nos réactions. Et ça, ça marche beaucoup mieux si l’on nous confronte à des sujets qui suscitent de l’angoisse, de l’outrage, de la dissension, plutôt que de nous soumettre à des contenus plus harmonieux. Cela permet d’alimenter le cercle vicieux de l’angoisse et de l’ego. Facebook a littéralement refusé des algorithmes qui auraient pu rendre le site moins clivant.

J’ai donc quitté Facebook dimanche soir, et il se trouve que je traîne par ailleurs sur un forum orienté technologie ; donc, fier de mon accomplissement, je me suis empressé d’annoncer – sur ce forum de geeks, donc – que j’étais Facebook-free.

J’ai été stupéfait par le nombre de membres – de geeks, j’insiste – annonçant que, pour beaucoup, ils avaient déjà quitté Facebook, et parfois tous les réseaux, depuis littéralement des années. Je m’attendais à en voir, mais à peu près 3 sur 4 dans le fil en question – non.

Maintenant, combinons ça au célèbre TED Talk de Cal Newport – chercheur en informatique, on ne parle pas vraiment d’un luddite – qui exhortait déjà en 2017 : “quittez les réseaux sociaux !” Je le remets dessous, il est court, et ça vaut vraiment le coup :

Combinons ça au boycott croissant d’entreprises envers Facebook, frappant notamment là où ça fait mal, le budget publicitaire (dont le mammouth Procter & Gamble, ça n’est pas non plus le bowling du coin) ;

Combinons ça à la pression des États de tous bords (pour des raisons plus ou moins valides) pour limiter le pouvoir des réseaux (dont le récent ordre de Trump – qu’il soit bien fondé ou pas, c’est une autre question, disons juste ici qu’il témoigne d’une volonté de fond) ;

Combinons ça à des entreprises et des associations qui quittent Facebook en nombre toujours plus important, pour fonder leurs propres plate-formes et environnements de formation (comme Evenant) ;

Combinons enfin ça à Jaron Lanier, un des pionniers de la sécurité informatique, qui écrit littéralement un bouquin sur les dix raisons de quitter les réseaux… 

Pour savoir où vont les tendances de la technologie, il est toujours instructif de voir ce que font les early adopters. Réponse : si j’en crois mon forum tech, ils ne sont déjà plus sur Facebook. Depuis des années. (Au cas où : je ne suis pas moi-même un early adopter. J’aime la technologie, mais je la vois quand même d’abord comme un moyen a) de création et b) de me rendre la vie plus facile. C’est pourquoi je n’early adopte pas, je veux que ça marche – ça ne m’amuse plus de brancher le FSB sur le coefficient multiplicateur du bus parallèle en titane de carbone pour arriver à bosser ; ça n’empêche pas que je scripte et automatise mes machines avec joie pour me libérer le temps d’écrire deux lignes de plus par jour.)

Je vais donc tenter de façon 200% péremptoire une prévision au doigt trempé, mais je crois que l’âge d’or des réseaux, tel que nous l’avons connu ces dix dernières années, touche à sa fin. (Et quand je parle d’âge d’or, on est d’accord que c’est de l’or pour les actionnaires, pas pour nous.)

Le déclin sera long, autant que d’en arriver là où nous en sommes, peut-être, mais je perçois un mouvement de fond, accéléré par l’insensibilité et l’ineptie des dirigeants de Facebook et Twitter, de ras-le-bol envers ces plate-formes.

De mon point de vue, qui est d’écrire des bouquins et les porter à votre connaissance, elles me tiennent littéralement en otage. Si je veux faire connaître mon boulot, je suis censé publier plusieurs statuts par jour, encore davantage en courant dans la roue à hamster des stories, acheter des pubs, le tout pour alimenter avec mes données, mon contenu, une plate-forme qui ne m’appartient pas et qui se gave de mes données.

Fuck no.

Réseau social, qu’y disaient.

Je pense, donc, que l’érosion a commencé. Lente. Mais inexorable. Et le législateur viendra mettre le dernier clou au cercueil pour achever la jungle des réseaux quand – comme d’habitude – les usages auront déjà glissé ailleurs. (Ce sera certainement, d’ailleurs, le signal que la transition est déjà presque terminée.)

Mark Zuckerberg ne s’y est pas trompé en rachetant WhatsApp. En créant Messenger. Ce n’est qu’une question de temps avant que la pub ne surgisse en grosses lettres clignotantes dans ces deux applications ; vous verrez. On se recentre peu à peu sur des cercles plus réduits, mais de meilleure qualité.

L’avenir de l’Internet social ?

Et qu’est-ce qu’on va devenir alors ? Où mettrons-nous nos photos de chats, nos GIF animés, où inventerons-nous nos mèmes ? It has happened before and will happen again.

Jaron Lanier, précédemment cité, est vachement mieux renseigné que moi, et j’ai envie d’adhérer à sa vision, qui correspond à ce mouvement de fond déjà amorcé :

Instead of just a world of people making their own websites and that we all had envisioned we got a Facebook, which then dictates from on top who gets to say what. So, I think decency in society in a sense of high standards, in a sense of commitment, come from intermediate-scale organizations like, you know, churches, universities, guilds, unions, corporations with ethical standards. All kinds of structures. It’s these in-between structures that people join voluntarily where you can talk about excellence and talk about standards. You can’t really do that globally or it turns into authoritarianism.

Jaron Lanier dans une interview chaudement recommandée (graissage de mon fait)

Internet est peut-être parti pour se redécentraliser, revenir à des structures plus granulaires, plus individuelles, plus communautaires, à échelle humaine, centrées autour d’intérêts communs, d’activités, où la monétisation des données n’est plus le but, mais où il s’agit au contraire de privilégier la qualité des discussions, la temporalité, la réflexion et la coopération.

En gros… le bon vieux forum à l’ancienne, mais nourri des technologies des années 2020.

Moi, ça me plaît beaucoup. Et j’ai envie de participer à cette approche ; avec l’énergie récupérée de Facebook, j’aimerais développer ce site et Procrastination, là où nous pouvons rester sains d’esprit, et où la qualité du signal compte davantage que la quantité de bruit.

On verra bien si mon rêve de 1997 a survécu – contrairement à mes cheveux.