Dans le sillage de nos réflexions collectives dans Procrastination autour de l’originalité en fiction qui infuse à travers la personnalité de l’auteur ou autrice (sujet qu’on a notamment traité dans l’épisode 403), j’en suis parvenu à cerner potentiellement deux axes autour desquels « l’originalité », la nouveauté, peuvent s’articuler dans les littératures de l’imaginaire. Et pour tester la pertinence d’un concept, rien de tel que de s’astreindre à l’énoncer clairement et de le livrer en pâture au vaste monde. Faites-en ce que vous voulez – et voyez ce que vous pensez. Personnellement, ce que je pense aujourd’hui est plus intelligent qu’hier, et plus stupide que demain, YEAH.
L’originalité en SF&F (et le désir, louable, des jeunes auteurs et autrices de celle-ci) est presque toujours associée au poids des géants du domaine, ledit « âge d’or » où quantité de concepts se sont développés voire sont apparus : par exemple en SF, les tropes du voyage dans le temps, du voyage interstellaire, du premier contact alien et j’en passe ; en fantasy, l’essor du médiéval-fantastique, la réinvention des bestiaires, le héros maudit surpuissant, le multivers et tant d’autres. On peut avoir la sensation qu’à l’époque, par rapport à maintenant, tout restait à inventer et découvrir, et si on peut attribuer une prudente part de mérite à l’argument (plus facile d’inventer des trucs quand on est au début d’un genre) – comme nous l’avons avancé dans Procrastination, l’originalité se niche dans des dimensions plus vastes, qui viennent s’enraciner dans la personnalité même du créateur ou créatrice. (C’est même une des composantes philosophiques fondamentales du droit d’auteur, venue de Kant, à travers la théorie de la personnalité – l’œuvre est le reflet direct et unique de la personnalité de celui ou celle qui crée, déterminant donc son ascendant sur son travail.)
Mais cette conception de l’originalité – la « bonne idée » – n’est qu’une partie de l’équation, et elle n’est absolument pas indispensable pour construire une œuvre notable et majeure. Quantité de travaux d’envergure ne reposent pas sur des idées bouleversantes, mais sur une approche travaillée et réfléchie d’un environnement, de thèmes, de personnages, et c’est par la finesse narrative, la personnalité de l’auteur ou autrice, la qualité du traitement que l’œuvre ressort. Avec tout l’immense respect et le goût que j’ai pour un récit comme, par exemple, « Game of Thrones », on n’y trouve – qu’on me pardonne – aucune « grande idée ». Dragons, Marcheurs blancs (= fléau zombie), rivalités politiques, worldbuilding, tout cela sont des éléments et des tropes déjà connus ; ce qui fait la force de l’œuvre, c’est la galerie des personnages, la puissance du traitement, le souffle épique, l’inventivité narrative, bref, tout ce qu’on raconte.
L’originalité, donc, a pour moi deux dimensions en imaginaire qui peuvent se mêler à des degrés divers :
Le grand concept. C’est ce à quoi on pense souvent, comme exposé plus haut, quand on pense « originalité » : c’est « l’idée » peu explorée, voire totalement novatrice, sur laquelle on va faire reposer une histoire, voire un univers. Le paradoxe du grand-père. L’épée buveuse d’âmes. La Force. Je crois qu’on a un peu toutes et tous envie de trouver de grands concepts, car je pense qu’ils forment fréquemment nos premiers vertiges SF&F, et allument en nous le désir de la même inventivité. Cependant, comme dit précédemment, ce n’est nullement obligatoire. Car il existe aussi :
Le grand traitement. Cela rejoint l’idée selon laquelle la personnalité et l’originalité de chaque personne apportera, si elle est sincère, une vision unique et novatrice de thèmes parfois ancestraux (G. R. R. Martin produit, selon cette définition, un « grand traitement » avec « Game of Thrones »). Le grand traitement n’est absolument pas moins noble que le grand concept, et peut même se montrer parfois plus accessible (car il repose sur une plus vaste communauté d’expérience) : vous savez quel genre indémodable repose presque exclusivement sur du grand traitement ? Le roman sentimental. On réinvente le thème de l’amour depuis que notre espèce à se raconte des histoires et on trouve constamment de nouvelles choses pertinentes à dire sur le sujet. Et ça n’est absolument pas moins noble.
Évidemment, ça n’est pas une dichotomie, et ça ne s’oppose pas du tout. Un twist fameux d’un trope connu peut devenir un grand concept pour un point précis d’un univers à l’intérieur d’un grand traitement ; inversement, un grand concept qui n’est pas traité avec la finesse et l’intelligence d’un grand traitement tombera à plat. De la rencontre de tropes archi-connus peut éclore un fantastique grand concept (je pense par exemple à l’épisode Heaven Sent de Doctor Who, le fantastique épisode du confession dial1 qui, en mélangeant quantité de concepts classiques, crée quelque chose d’unique). J’ai récemment chroniqué Outer Wilds – grand concept impeccablement traité – et Gris – grand traitement (car en son cœur, ce n’est « que » un jeu de plate-forme, mais quel jeu de plate-forme). Ce sont tous deux des chefs-d’œuvre à mes yeux.
Si je vous raconte ça, c’est pour relativiser une fois de plus, suite à une conversation échangée aux Imaginales2, la pression de l’originalité, surtout dans nos genres, et l’angoisse de se dire « tout a déjà été écrit, que puis-je donc ajouter ? » L’originalité est bien des choses, et elle s’enracine dans la passion, la peur, les questionnements de la personne, qui seront ensuite servis par la technique littéraire. Un grand traitement, par sa puissance et son envergure, peut devenir un grand concept à part entière à travers sa seule existence – peut-être pourrait-on dire cela du Seigneur des Anneaux quand on connaît l’envergure de l’inspiration mythique de Tolkien. Et ma foi, il y a pire ascendance.
Ça me rappelle quelque chose…
Ton article est parfait. Et pour ajouter un peu d’enduit à cette construction, je dirais aux auteurs et autrices ce que je me répète à moi-même quand je suis tétanisé par la peur et le doute lié à l’originalité : écris avec tes tripes, trempe ta plume dans ton sang. C’est en arrachant un peu de son individualité et de ta sincérité que tu seras original. (c’est plus ou moins pompé sur Nietzsche et sur un auteur dont j’ai oublié le nom, mea culpa).
Et je vais aller plus loin que toi concernant Tolkien : quasiment aucune de ses idées n’est originale. Il a tout pompé sur les Eddas, les mythologies germanique, anglo-saxonne et scandinave et sur des tropes médiévaux. Mais il les a associés d’une belle façon.
La question devient : comment fait-on pour associer tout le bordel qui bouillonne en nous ? (en travaillant sans relâche ?)
Excellente question. Je pense que oui, à défaut et en première approche, travaillons, il en restera toujours quelque chose. 🙂
En fait la difficulté est toujours double : il y a ce que l’on porte et donc clarifie en nous, puis il y a l’exécution (arriver à transmettre cette clarté, qui s’établit souvent progressivement au cours d’un projet).
Les deux requièrent, à mon avis, une approche et un ensemble d’outils assez différents. Les techniques littéraires sont connues et commencent à être bien transmises en France (il a fallu du temps pour y arriver, mais on y arrive). La clarté et l’organisation des idées, en revanche, c’est une toute nouvelle frontière (pour le faire sans trop de tâtonnement ni de douleur) qui concerne toute la façon dont la connaissance émerge et s’agence, et tu connais mes marottes – on commence à (re)disposer d’un cadre et surtout d’outils qui nous y guide de façon plus fluide. Quel que soit le domaine professionnel, je pense résolument que ceux et celles qui savent organiser leur PKM (leur base de connaissance personnelle) disposeront d’un avantage formidable dans le monde des décennies à venir où le bombardement d’informations (plus ou moins fiables) n’ira pas en ralentissant.
Merci pour cette réponse, elle est parfaite et synthétise l’impression que j’avais aussi. En ce qui concerne l’organisation des idées, le point crucial (de mon point de vue) c’est la mémoire. Aujourd’hui nous sommes d’accord que des outils peuvent nous assister (je rejoins tes marottes…). Mais avant tout c’est une question de réflexion sur soi et son propre fonctionnement (il existe aussi des techniques bien connues en psychologie pour consolider la mémoire etc.)
Bien se connaître et connaître ses mécanismes internes me paraît le point de départ à la création. Par exemple, avant j’écrivais quand la « muse » venait. Maintenant que je me connais, il me faut entre 5-10 minutes pour me mettre dans un état créatif et être vraiment efficace dans l’écriture. J’arrive à m’autoconditionner (cela m’aura pris une bonne dizaine d’années pour y arriver…).
Article très éclairant et magistral. Et oui, Heaven sent.. un joyau incroyable…
Merci à toi Nathalie ! 😃