L’invisible est invendable, dans le livre aussi

Le lapin de CanardPC, par Didier Couly

Article fort intéressant de Canard PC ce mois-ci sur la distribution dématérialisée des jeux vidéos indépendants ; comme souvent, le bihebdomadaire cache sous une grosse couche de déconne une vision pointue des marchés. Dans un article intitulé « L’invisible est invendable », portant sur la difficulté pour un petit développeur non affilié à un gros studio d’émerger de la masse écrasante des applications disponibles sur les boutiques en ligne, Ivan Le Fou déclare notamment :

Ainsi s’est mis en place un système qui, finalement, tendra à reproduire les inconvénients de la distribution physique : ceux qui ont le plus de moyens, ou les licences les plus connues, occuperont toutes les places visibles et seront quasiment en position de fermer la porte au nez des autres.

Le monde du livre et notamment les enthousiastes du numérique feraient bien, à mon sens, de lorgner un peu ce qui se passe dans les autres médias et en particulier dans le jeu vidéo, car il a ceci de commun qu’avec la littérature que, contrairement à la musique qui se découvre en une poignée de minutes, c’est un produit culturel qui nécessite un investissement temporel généralement supérieur pour être apprécié ou « saisi ». Or, le milieu du jeu vidéo est en train de découvrir qu’il ne suffit pas, pour construire un succès, de faire un bon jeu (même si c’est la base), ni de le vendre à prix cassé sur une plate-forme indépendante comme Steam, l’AppStore ou l’Android Market dans l’espoir que cette poignée d’euros dérisoire saura satisfaire l’acheteur potentiel.

Il faut, tout simplement, qu’il soit vu.

C’est-à-dire que le client en connaisse au moins l’existence, ce qui se fait classiquement par la communication et la distribution (dans le cas de l’inédit – je ne parle pas ici des rééditions, des introuvables ou même de livres ayant vécu leur vie en librairie). Mais ce n’est pas gratuit. Conséquence logique : c’est réservé à ceux qui auront les moyens… et dont, en un sens, c’est le métier.

On clame beaucoup, aujourd’hui, que le livre est trop cher. Qu’il devrait coûter au plus quelques euros. Mais quelle marge dégage-t-on exactement sur un livre électronique à trois euros ? Théoriquement, si l’auteur touche la moitié, voire la totalité de cette somme, il gagne à peu près aussi bien sa vie par exemplaire que sur un grand format en librairie. Tout devrait être bien. Sauf que, sur un grand format en librairie, il y a une quantité d’autres acteurs de la chaîne à être rémunérés, et dont le métier consiste à vendre le livre : éditeur, distributeur, libraire. Je ne dis pas que l’état actuel du métier est idéal, bien au contraire, les abus liés à la contraction du marché sont légion. Mais si l’on retire l’intégralité (ou peu s’en faut) de ces acteurs, qui va vendre le livre ?

C’est-à-dire, qui va le porter à la connaissance d’un public susceptible d’être intéressé ?

L’auteur, dont ce n’est pas le métier ? L’éditeur électronique ? Pourquoi pas.

Mais avec quels moyens ?

Il y a à peu près un an, je clamais bien fort que la libération de la distribution faisait le lit des publicitaires (ce qui m’a valu quelques pelletées d’insultes sur les réseaux). Le marché commence malheureusement à me donner raison. Ce qui m’inquiète en littérature, et ce qui inquiète les fabricants de jeu vidéo, c’est la politique tarifaire que nous sommes en train de mettre en place. Nintendo blâme les smartphones qui éduquent les joueurs à acheter leurs jeux quelques euros, lesquels rechignent donc à payer un jeu triple A1 40, 50, 60 euros.

Vendre un livre électronique au-dessus du prix du poche, bardé de DRM qui plus est, me semble une hérésie. Je pense que, psychologiquement, le livre électronique occupe la même niche économique que le poche : une lecture peu coûteuse, et l’on attribue peu de valeur affective à l’objet. C’est un modèle économique bien connu.

Mais trop baisser les prix (à deux, trois euros) et, surtout, l’institutionaliser, n’est pas la solution à mon avis. Le temps des gens n’est pas extensible. Le public est déjà soumis à des rafales de sollicitations permanentes et le livre rivalise avec une foule d’autres activités culturelles, jeu vidéo, télévision, etc. Même si nous rendons la lecture plus sexy pour un nouveau public, je ne crois pas que la littérature reprendra miraculeusement l’ascendant sur ces autres activités – si elle pouvait maintenir sa place, ce serait déjà bien.

Une offre pléthorique dématérialisée recrée finalement la même situation que sur l’étal des libraires : rien n’est visible, rien ne surnage, et donc les ventes sont atomisées. Dans ces conditions, la seule solution pour s’en sortir consiste à réussir un best-seller, pour l’éditeur comme pour l’auteur, car c’est seulement là qu’il pourra récupérer sa mise. Cela ne fera qu’intensifier une dérive des industries culturelles déjà bien ancrée depuis deux ou trois décennies : la réduction des prises de risques, de la découverte de nouveaux auteurs et leur promotion. Parce qu’à moins d’un coup de chance très rare – qui ne peut donc constituer un modèle économique – il faut investir pour qu’un livre puisse simplement atteindre le public qu’il est susceptible d’intéresser. Donc, il faut un retour encore plus colossal que la marge est faible. Soyons sérieux, il ne suffit pas de construire une page Facebook et d’inviter les gens à la Liker. Beaucoup ont fait la découverte amère qu’à part quelques dizaines, voire centaines de fans authentiques, tout le monde s’en fout. C’est beaucoup, beaucoup plus complexe et surtout demandeur en temps et en argent que cela.

Pour toutes ces raisons, je ne suis même pas loin de penser que vouloir à tout prix vendre le livre quelques euros, clamer que le modèle économique est viable, nuit au livre lui-même, à la santé de l’industrie culturelle. (Je vais tellement en prendre plein les gencives avec cette phrase, mais tant pis. Je reprécise que je ne parle que de l’inédit.) Entre le prix trop élevé du livre électronique pratiqué par nombre de grands éditeurs parisiens et la quasi-gratuité protestataire, il y a un juste milieu sur lequel il faudrait travailler (et que Bragelonne n’atteint pas trop mal, j’ai l’impression).

Sinon, personne ne surnagera. Et moins de moyens, cela signfie tout simplement, à terme, des livres de moins bonne qualité (ou alors, seuls les rentiers auront le loisir de travailler correctement leurs manuscrits. Est-ce vraiment cela qu’on veut ?)

Enfin, personne ne surnagera… Si. Dans ces conditions, les seuls à s’en sortir, encore une fois, sont Apple, l’Android Market, Amazon. Ces gens-là ne sont pas nos amis, contrairement à tous leurs discours humanistes de mise à disposition de la culture, si beaux qu’on leur remettrait le prix Nobel de la paix sans confession. Eux s’en foutent que vous vendiez 10 ou 100 000 exemplaires : ce qui les intéresse, c’est la masse totale des ventes. Car ils touchent toujours le même pourcentage dessus. Ils vous donnent les outils pour vous publier, d’accord, mais après… welcome to the jungle.

  1. Les grosses productions commerciales type Mario ou Call of Duty.
2014-08-30T18:32:55+02:00mercredi 2 novembre 2011|Best Of, Le monde du livre|20 Commentaires

S’il le dit c’est que j’ai raison

… et s’il ne le dit pas c’est qu’il a tort.

Non, OK, mais tu comprends, ô auguste lectorat, dans le petit manuel du successful blogger, il est dit qu’il faut créer des titres intrigants, alors j’essaie.

La petite nouvelle qui fait le tour du Net en ce moment c’est cette interview de Jeff Bezos, PDG d’Amazon, donnée au Nouvel Observateur. Indépendamment de l’idéalisme teintant l’article (« Amazon est l’une des plus belles success stories du Net » – il faut se rappeler, ceux qui ont vécu l’éclatement de la bulle Internet en direct s’en souviendront, que l’entreprise n’est bénéficiaire que depuis sept ans pour une fondation en 1995), des multiples coups de com’ au passage (« Chez Amazon, on est obsédés par nos clients… pas par nos compétiteurs. »), quand Jeff Bezos cause, on l’écoute en tremblant, parce qu’Amazon, c’est le Kindle, le Marketplace, une politique tarifaire agressive et le meurtrier présumé de l’édition traditionnelle.

Et, selon Jeff, « le livre papier sera marginalisé ». Évidemment, stupeur et tremblements, mais il suffit d’avoir utilisé une liseuse et le confort qu’elle apporte pour songer qu’il n’a probablement pas tort (en tout cas pour la consommation de masse). Cependant, il me semble aujourd’hui qu’une des grandes résistances aux supports dématérialisés concerne la facilité d’accès aux contenus : dois-je brancher ma liseuse pour la recharger en données, où puis-je acheter du contenu et suis-je sûr de le posséder toujours ? Avec la généralisation du nuage (le cloud), nos données seront accessibles d’à peu près partout, ce qui simplifie encore l’achat, le stockage et l’accès. Ces opérations jadis un peu techniques deviendront – on l’espère – de plus en plus transparentes. Malheureusement, cela promet d’être le fait des distributeurs, qui sont ceux qui détiennent le savoir-faire technique et la culture nécessaire (on en avait parlé là), alors que les éditeurs traditionnels de contenu pataugent encore souvent (les FAIL stories sont courantes, à commencer par tout ce qui contient l’expression « DRM »).

Il y a quelques mois encore, j’aurais été un peu abattu de lire cela à cause du phénomène incontrôlable que sont les échanges en ligne – et qui représentent un manque à gagner véritable pour un créateur, quoi qu’on en dise. Bien sûr, être copié permet d’être connu, mais être connu ne permet pas d’acheter des pâtes, même Eco+. Aujourd’hui, auguste lectorat, toi qui connais mon scepticisme de bon aloi concernant l’engouement de l’électronique, je serais plutôt guilleret. En effet, cette absurdité qu’on appelle la riposte graduée – dont découle le monstrueux FAIL qu’est la loi Hadopi – connaît des revers de plus en plus fréquents un peu partout en Europe1. Le calcul est simple : la riposte graduée fait des lecteurs / auditeurs / spectateurs des ennemis tout en ne dégageant pas un seul centime pour la création, coûtant au contraire des centaines de milliers d’euros en loyers somptueux, en études absurdes et publicités grotesques (bravo, la révélation française qui chante en anglais) pour un résultat proche du zéro. Or, le PS vient d’annoncer qu’en cas d’éléction, il abrogerait les lois aberrantes Hadopi et Loppsi pour préférer une rémunération proche de la contribution créative (une taxe prélevée sur l’abonnement Internet), ce qui, d’ailleurs, est la solution que réclame depuis dix ans la SACEM.

Je ne fais pas de politique politicienne, auguste lectorat, je me tiens hors de ces sphères qui éclaboussent plus souvent qu’elles ne lavent, même si tu auras compris depuis quelques années le peu d’affection que j’ai pour le gouvernement actuel ; si je le signale, c’est pour prendre un peu de recul et constater que l’idée fait enfin son chemin dans les esprits, comme l’absurdité des DRM le fait aussi. Donc, on pourrait espérer des lendemains meilleurs. Mais un gouvernement PS, le cas échéant, tiendrait-il cette promesse en cas d’élection ? Fort probable. Ce serait une décision extrêmement populaire pour un coût minime, assurée d’apporter des voix. C’est une décision stratégique saine doublée d’un avantage pour la création : une situation gagnant-gagnant comme on n’en voit plus très souvent en cette ère post-moderne, mon bon monsieur.

Jeff Bezos ajoute un truc qu’il me fait bien plaisir de lire : « Je serais très surpris si la manière dont nous lisons des textes longs – romans, histoire, biographies – était transformée. » Je me sens moins seul : je fais l’impression d’un dinosaure, mais je ne crois pas non plus au livre dit “enrichi” – en tout cas plus que maginalement – ni à de “nouvelles formes de narration” comme on nous en rebat les oreilles ces temps-ci.

Et donc, s’il le dit, c’est que j’ai raison.

Jolie nimage de lolz trouvée sur Le Journal du Mac.

  1. Suivre @Hadopinsiders sur Twitter.
2018-07-17T14:26:19+02:00vendredi 24 juin 2011|Le monde du livre|3 Commentaires

Qu’est-ce qu’on dit maintenant ? (Nouvelles de Critic)

Qu’est-ce que je peux bien raconter après mon coup de gueule de vendredi ? J’ai rédigé ce billet d’un seul jet, en quinze minutes montre en main, en mode “peu importe si ça gueule, il faut que ça sorte” et il a été lu plus de 500 fois en un week-end, ce qui en a aussitôt fait l’article le plus vu de tout le blog. Les quelques sujets que j’ai en stock (livre électronique, quelques groupes musicaux) me semblent parfaitement dérisoires par rapport à la gravité de la loi LOPPSI 2 et du tour que prennent les choses dans ce pays. Mais je ne fais pas un blog politique, d’une part parce que je ne suis pas compétent pour ça, d’autre part parce qu’il faut choisir un peu ses combats et ses sujets, et les miens sont plutôt, à la base, une distance joueuse avec la réalité qu’une plongée premier degré dans son marasme. Jusqu’à la prochaine indignation.

Seulement, qu’est-ce qu’on peut raconter après un coup de gueule ?

The show must go on ? Je suppose que oui.

Alors rabattons-nous sur des valeurs sûres. Des choses un peu joyeuses, des bouquins, par exemple.

Couv. Cyrielle Alaphilippe

Quelques nouveautés côté éditions Critic

Le Projet Bleiberg de David S. Khara continue à faire un véritable carton – nouveau retirage de 10 000 (oui, dix mille !) exemplaires, ce qui est à la fois génial et prodigieux.

Du coup, Critic passe en distribution chez Harmonia Mundi. Cela veut dire que les autres livres de Critic, Le Sabre de Sang de Thomas Geha mais aussi La Volonté du Dragon vont se retrouver disponibles dans toute une nouvelle série de points de vente (dont les grandes surfaces culturelles), seront plus faciles à commander et sont notamment disponibles sur Amazon (ici pour La Volonté). (Oui, cela veut probablement dire qu’il peut être livré à temps pour les fêtes, au cas où…)

La Volonté du Dragon a également connu un deuxième retirage ! Ce qui se passe avec ce livre est vraiment formidable, merci encore à vous tous pour votre soutien, votre appréciation de cette histoire et pour avoir passé le mot autour de vous. Le bouche à oreille joue un rôle très important dans le succès d’un livre, surtout avec l’état actuel du marché et le peu de moyens qu’ont les petits éditeurs pour faire de la communication. Alors, un gros merci, encore.

2010-12-20T11:19:37+01:00lundi 20 décembre 2010|Actu|10 Commentaires

Et j’entends le navire faire glou

L’affaire a agité Internet pendant tout le week-end : Amazon a retiré de sa boutique l’intégralité du catalogue de Macmillan, un des plus gros groupes d’édition américains (qui détient notamment la marque TOR de science-fiction et fantasy). La raison ? Macmillan désire que ses livres, ses nouveautés grand format notamment, soient vendus au prix exigé, soit entre 12,99 $ et 14,99 $, alors qu’Amazon ne veut pas dépasser les 9,99 $ pour le catalogue du Kindle.

C’est, dans l’ensemble, une triste affaire dont je ne suis pas certain que le livre sorte vainqueur, une fois de plus. (suite…)

2010-02-01T18:21:12+01:00lundi 1 février 2010|Le monde du livre|3 Commentaires

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