Reçu cette question récemment :

J’ai fini la lecture de votre livre, il m’est d’une précieuse aide pour tenter d’écrire. C’était drôle et bien expliqué, merci, vraiment. […] je souhaitais aussi vous posez une question dont je n’ai pas trouvé la réponse, ni sur votre site, ni sur internet. 

Est-ce qu’on peut écrire une partie un point de vue en narration externe aligné strict à un temps de narration présent (car je trouve que ça colle avec mon perso mais j’ai cru comprendre que c’était moins usité/conseillé quand on débute) et repasser à un temps de narration au passé plus classique pour les autres points de vue? 

Ou faut-il le même temps de narration pour tous et faire un choix?

Déjà, merci beaucoup pour Comment écrire de la fiction ; ravi que cela ait pu être utile – et drôle (mon but était : avec toutes les empoignades autour de la technique d’écriture, si vous n’êtes pas d’accord avec moi, au moins, je vous aurai fait glousser bêtement).

Excellente question et, pour celle-ci et en fait plein d’autres, il me faut faire un détour par l’improvisation théâtrale.

L’impro a été formalisée au tournant des années 80 par un petit groupe d’expérimentateur·irces sur cette forme nouvelle, dont un certain Robert Gravel, qui a documenté et écrit deux courts bouquins sur le sujet (avec Jean-Marc Lavergne, sobrement intitulés Impro I et Impro II). Et à un moment, il parle de la patinoire et de sa codification.

L’impro, dans sa forme codifiée au Québec, ne se pratique pas sur une scène, mais une patinoire, laquelle est directement inspirée de la patinoire du hockey sur glace, un muret d’un mètre de haut environ qui entoure la zone de jeu :

On pourrait penser que parce que, haha, c’est des Québecois, ils ont fait un truc en lien avec le hockey, regardez comme c’est drôle. Sauf que peut-être, mais pas seulement. Gravel explique (de mémoire) que la patinoire a un effet particulier sur la discipline. Elle coupe la silhouette du joueur en deux, ce qui le réduit presque à une marionette grotesque, et c’est le cas en effet si la personne ne donne pas tout à son jeu : la patinoire ajoute une difficulté supplémentaire qui pardonne peu. En revanche, avec quelqu’un qui se consacre intégralement à son jeu, qui a à la fois les bonnes idées et la compétence théâtrale, la patinoire disparaît totalement et n’a plus aucune importance.

Soit : la contrainte aiguise le danger de la discipline chez ceux et celles qui n’ont pas la compétence et/ou l’engagement dans leur jeu. Mais quand la magie opère, la contrainte est transcendée.

J’imagine que vous voyez où je veux en venir. Un chapitre de Comment écrire de la fiction ? s’intitule “Tout est possible, tant que c’est bien fait”. C’est la réponse à la question posée comme à la situation de la patinoire : sortir des codes, ajouter une contrainte inhabituelle (un muret d’un mètre de haut, un changement de temps de narration ou – c’est souvent la question analogue – un changement de focalisation dans le choral, passer du “il/elle” au “je”), c’est courir le risque de “briser le rêve de la fiction” cher à John Gardner. C’est s’ajouter une occasion supplémentaire de se prendre les pieds dans le tapis et d’avoir l’air d’une marionnette grotesque ; que l’artifice révèle l’artificialité.

Mais si ça marche, bon dieu, ça marche, et la contrainte devient sublimée, le jeu / l’œuvre s’appuient dessus et la transforment en force, la transcendent au lieu d’être limités par elle.

Tout est possible tant que c’est bien fait.

De manière générale, je pense, à ce titre, qu’il faut faire confiance à son sentiment, son envie, ses tripes. Si la forme que tout cela dicte est inhabituelle, inusitée, peu importe, c’est la forme qu’il faut. Il est toujours possible de voir ensuite si c’est pertinent / si la contrainte est transcendée. Et si ce n’est pas le cas, de corriger en fonction ; car, contrairement à l’impro, l’écriture n’est pas un art de représentation. On a une infinité de chances d’y arriver du premier coup.