Formatage des dialogues : ce que les guillemets permettent et que les tirets interdisent
Aaaah, le formatage typographique des dialogues, le sujet favori des passionnés d’origami et de bateaux en allumettes. Un travail minutieux, obsessionnel, dont l’achèvement confère une impression d’équilibre et de complétude dans le monde.
Et qui suscite la terreur du reste du monde.
Moi, j’ai pas la patience pour les bateaux en allumettes, alors je typographie mes dialogues avec amour à la place. C’est pourquoi le présent blog comporte déjà pas mal de matériel sur le sujet :
- Apprenons à ponctuer des dialogues, 1 : mise en place
- Apprenons à ponctuer des dialogues, 2 : le formatage classique
- Apprenons à ponctuer des dialogues, 3 : le formatage moderne
Ainsi qu’un épisode de Procrastination : s03e18 – Ponctuer des dialogues.
À présent, en tant que Grand Prêtre Missionnaire de l’Église du Guillemets à Chevrons, dans les articles sus-cités, j’ai porté la Seule et Vraie Parole™ de la typographie des dialogues : les guillemets, say mieux, parce qu’on peut faire avec des trucs que l’usage des tirets seuls interdisent. (Voir les articles précédents pour voir de quoi qu’on cause exactement.)
Sauf que, comme on me l’a fait remarqué, je n’ai jamais vraiment prouvé la chose. Dont acte. Oyez, oyez, benedicite amor in excelsis guillemeto.
Idée reçue : les tirets donnent davantage de rythme que les guillemets
Déjà, c’est le premier argument des mécréants tenants du Tiret Cadratin seul : les tirets, par leur incitation à enchaîner les répliques, donneraient des dialogues plus rythmés et nerveux.
— Ah bon ?
— Effectivement.
— Mais comment ?
— Eh bien, un peu comme ça. On enchaîne, on enchaîne, dans le feu de l’action !
— C’est vrai que c’est drôlement rythmé !
— Les didascalies, c’est bon pour Marcel Proust.
Genre comme ça.
Sauf que… les guillemets ne changent rien à cet usage. Pour mémoire, on utilise aussi les tirets avec les guillemets, ils ouvrent et closent juste le dialogue.
« Ah bon ?
— Effectivement.
— Mais comment ?
— Eh bien, un peu comme ça. On enchaîne, on enchaîne, dans le feu de l’action !
— C’est vrai que c’est drôlement rythmé !
— Les didascalies, c’est bon pour Marcel Proust. »
Ça change donc que dalle au rythme.
Maintenant, si ça ne change rien, pourquoi s’ennuyer avec un signe supplémentaire ? Eh bien, parce que :
Les guillemets donnent davantage de flexibilité dans le rythme
« J’aime l’odeur du saucisson au petit matin », lâcha Bob en contemplant l’horizon. Les premiers feux de l’aube ourlaient l’océan. « Avec le café, c’est excellent.
— Ça marche aussi avec les fruits de mer », répliqua Plectrude en désignant son tourteau. Bob retint une grimace ; après tout, il s’efforçait d’être un pluraliste du petit-déjeuner. « Un peu de gorgonzola, et c’est un repas de champion. »
La force des guillemets, c’est la possibilité (et non l’obligation) d’entremêler les flux de la narration et du dialogue dans un rythme quasi-cinématographique et simultané. Mon exemple est un peu lourd en incises, mais c’est pour condenser les deux problèmes que pose l’usage des tirets seuls. Réécrivons donc ce passage avec :
— J’aime l’odeur du saucisson au petit matin, lâcha Bob en contemplant l’horizon. (Les premiers feux de l’aube ourlaient l’océan.) Avec le café, c’est excellent.
Le premier problème apparaît. Une partie de la didascalie appartient au dialogue, ce qui pousse la phrase isolée à devoir être identifiée par des parenthèses. Personnellement, en tant que fan d’origami et de bateaux en allumettes, je trouve ça moche. Mais bon, c’est parfaitement compréhensible. En pluralistes du petit-déjeuner, admettons donc.
Mais, beaucoup plus gênant :
— Ça marche aussi avec les fruits de mer, répliqua Plectrude en désignant son tourteau.
Bob retint une grimace ; après tout, il s’efforçait d’être un pluraliste du petit-déjeuner.
— Un peu de gorgonzola, et c’est un repas de champion.
See what I did there? Qui parle maintenant à votre avis, à la seconde réplique ?
Le formatage en tirets seuls impose que chaque réplique commence sur sa ligne seule. Par conséquent, selon le rythme du récit, le dernier personnage à avoir eu sa didascalie est implicitement considéré comme étant le nouveau locuteur, et de toute façon, l’alternance des tirets impose un passage de relais constant.
Si je veux écrire la seconde partie avec des tirets, je ne coupe pas à la nécessité de repréciser le locuteur :
— Ça marche aussi avec les fruits de mer, répliqua Plectrude en désignant son tourteau.
Bob retint une grimace ; après tout, il s’efforçait d’être un pluraliste du petit-déjeuner.
— Un peu de gorgonzola, reprit la jeune teutonne, et c’est un repas de champion.
Voilà pourquoi les guillemets permettent une économie de moyens et davantage de diversité de rythmes que les tirets seuls. Je me suis régulièrement confronté au problème en traduction. L’anglais utilise uniquement des guillemets (avec une typographie légèrement différent de la nôtre, mais c’est un autre problème) :
“English is awesome, innit?” she exclaimed. “Shakespeare spoke it, they say.”
“True that,” Bob said. “But then again, so does Kim Kardashian.”
Quand les consignes typographiques des éditeurs imposent, de leur côté, l’usage des tirets seuls, je vous garantis une chose : le rythme de l’original ne peut pas être entièrement conservé. Le cas précédent, où la réplique de Plectrude se trouve chassée à la ligne suivante, dictera en traduction l’ajout de précisions absentes de l’original. Sinon, c’est confus, voire on en arrive à des contresens.