J’ai l’air d’un homme préhistorique en allant à contre-courant des réseaux, une sorte de luddite, peut-être même, mais j’ai joué le jeu plus de dix ans, j’ai vu croître ces plate-formes, donc j’oserais dire que c’est justement parce que je les ai vu grandir et devenir ces monstres dévoreurs de raison et d’attention que j’ai fini par me former cet avis. Incidemment, plus de dix ans pour comprendre un truc, vous pouvez constater à quel point je suis lent à la détente persistant et exhaustif.
Une question qui revient souvent dans les échanges autour du sujet, c’est : « ouiiii mais bon toi tu as un lectorat établi, mais les réseaux, c’est nécessaire pour se faire connaître, non ? »
Non.
En tout cas, je crois résolument que c’est un très mauvais investissement de son énergie, surtout quand on fait ses premières armes. C’est peut-être moins vrai dans des domaines plus graphiques, qui rendent plus facilement en ligne, et encore ; en tout cas, concernant l’écriture, je pense fermement que c’est une perte de temps si l’on s’en sert dans ce but. Attention, je ne suis pas en train de vous dire que si vous aimez l’outil, il faut arrêter ; en revanche, si vous ne l’aimez pas, ne vous rendez pas misérable en vous forçant à une présence dessus en croyant que c’est productif ou que c’est bon pour vous, parce que ça ne l’est pas.
La renommée / se faire connaître est un sous-produit de l’activité centrale de création. Ce qui apporte davantage de boulot et de succès, c’est la qualité du boulot, pas le nombre de followers sur Insta.
(Maintenant, ce qui suit concerne l’édition traditionnelle, puisque je n’ai pas d’expérience en auto-édition mais : je crois quand même que le fond du raisonnement se tient quel que soit le monde de distribution.) Je n’ai jamais obtenu un contrat d’édition par aucun réseau. Aucun éditeur ne s’est jamais dit “oh, Davoust a 2300 followers, ca doit être intéressant” – le juge de paix, et on l’a suffisamment répété dans Procrastination, c’est la qualité du texte. Et pour que le texte soit lu, déjà, il doit arriver sur son bureau autrement qu’avec les trois millions d’auteurs qui cherchent à percer sur Twitter (soumettez vos manuscrits à des gens susceptibles de les acheter, règle n°4 de Robert Heinlein). Ensuite, il faut qu’il soit bon, et pour cela, la première priorité doit toujours aller au raffinement de son art, et de ce point de vue, cela implique que toute l’énergie consacrée à modérer des débats à la con sur les réseaux représente une perte sèche.
Bien entendu, il y a des contre-exemples, des auteurs ou autrices qui ont vu un succès communautaire d’envergure notamment en auto-édition et leur travail repris en édition traditionnelle, mais franchement, ça s’apparente à jouer au Loto (voir ce qu’en dit Bo Burnham).
Mais le travail de promotion, me dira-t-on ? Se faire connaître des lecteurs ? Le travail de promotion, c’est d’abord le boulot de l’éditeur, tudieu. En plus, cela lui est plus facile ; la mutualisation due au catalogue lui donne des moyens et des ressources supérieures à un auteur tout seul dans son garage. Surtout, il est dans une situation beaucoup plus confortable pour ce faire : c’est un éditeur, on le suit pour avoir de ses nouvelles, le contrat est donc clair, on apprendra de ses nouveautés (plus une poignée de réflexions personnelles, ce n’est évidemment pas interdit) – mais il s’agit d’une approche informative.
Un auteur sur un réseau, en revanche, a le cul entre deux chaises : il ou elle est une personne, ce qui implique une espèce de contrat tordu où, en gros, il faut se montrer personnel, et éviter de trop parler de son travail, parce que sinon c’est grossier, ça fait genre on cherche à vendre sa soupe, mais bon un peu quand même parce qu’il faut mais hop, l’air de rien, ça se voit pas – c’est vicié d’emblée. Ah, si vous aimez naturellement faire entrer les gens dans votre intimité, et que c’est la raison de votre présence, more power to you – là oui, ça marche. Mais si vous avez une tendance au secret, à travailler « la porte fermée », ne vous faites pas violence en croyant que c’est nécessaire.
Ça n’empêche évidemment jamais l’auteur de partager ce qu’il ou elle souhaite partager, mais c’est toujours la même différence : là, on n’est plus dans le travail de promotion mais le souhait sincère d’établir une communauté et de tisser du lien (et c’est bien ce que je fabrique ici, selon ce média qui me convient, depuis… ouch… presque quinze ans). Ce n’est plus du tout la même chose, puisque le but n’est pas de « se faire connaître ». Dans cette optique, de la même manière qu’en festival, on espère davantage faire de chouettes rencontres avec un public intéressé et nouer un dialogue plutôt que de vendre trois cartons de bouquins – alors okay, bien évidemment, faire ça ne fait pas de mal aux ventes non plus, mais si c’est le seul but, c’est un mode de promotion diablement inefficace par rapport à l’énergie qu’il exige.
Depuis plus de six mois que j’ai quitté les réseaux (d’ailleurs, il faut que j’efface mon compte Twitter aussi), je n’ai pas spécialement vu la fréquentation du site baisser ; certes un peu, mais dans des proportions largement plus raisonnables que je m’y attendais (merci encore d’avoir fait le grand saut), et surtout, j’ai vu la qualité de mes relations en ligne monter en flèche dramatiquement. Et ça, c’est vraiment cool. Franchement, c’est ça qui m’intéresse, je ne cherche pas à avoir raison à tout prix face à tous les randoms d’Internet qui s’invitent dans ma timeline, ils sont beaucoup trop nombreux, de beaucoup trop mauvaise foi, et beaucoup trop malheureux à l’intérieur d’eux-mêmes pour moi tout seul1. Autre conséquence parfaitement inattendue mais qui me réjouit : j’ai bien davantage d’occasions d’intervenir en entretiens, ce qui est beaucoup plus créatif qu’une punchline en 280 caractères et ajoute bien davantage de valeur à la conversation ; j’ai pu lancer Geekriture ; bref, j’ai la possibilité de proposer beaucoup plus de choses, beaucoup plus intéressantes et développées, et même, parfois, on me paie pour ça – parce que j’ai enfin la bande passante mentale de m’y consacrer et que, bordel, c’est juste plus fourni.
Franchement, n’est-ce pas un meilleur calcul ?
Alors maintenant, un aparté par souci d’exhaustivité. On voit (re)naître d’autres modes de promotion, comme Twitch ou Discord, et leurs modèles économiques sont très différents, revenant peu ou prou au mécénat direct. Je dis « re »-naître car ils sont avant tout communautaires, comme aux débuts d’Internet ; ils s’articulent autour de la constitution d’un intérêt clair (comme la super chaîne de Morgan of Glencoe), ce qui est l’antithèse du réseau social façon 2010 où il s’agit de mettre tout le monde en contact avec tout le monde (entraînant une distorsion des relations vers la toxicité de l’engagement). Discord est le fils spirituel des forums des années 1995-2005, et si ça marche, c’est parce que le contrat est clair : on va quelque part par intérêt sincère. Les communautés fonctionnent parce que les règles sont fermes et le bannissement tout à fait possible, ce qui est la clé, à mon avis, pour maintenir un environnement sain pour les membres de ladite communauté. J’y vois exactement la promesse d’un retour à un Internet granulaire proposé par Jaron Lanier et dont on a discuté ici : rendre aux communautés elles-mêmes les clés de leur propre discours et le choix de leur ton (ce que je fais aussi ici), au lieu de les remettre entre les mains cent mille fois prouvées incompétentes de Facebook et Twitter. Par contraste, vouloir « se faire connaître » sur les réseaux grand public, ça revient à chercher à essayer draguer quelqu’un dans un stade, sans savoir même si la personne existe, en beuglant à sens unique dans un mégaphone. Peut-être que quelqu’un va effectivement vous répondre favorablement une fois de temps à autre, et tant mieux, c’est super, mais dans le grand ordre des choses, ça ne constitue quand même pas la preuve que cette approche soit efficace, ni même qu’elle ait du sens.
Je sors de l’aparté. Pour conclure : « se faire connaître » est l’arbre qui cache la forêt. S’en soucier avant d’avoir raffiné sa discipline (quelle qu’elle soit), c’est mettre la charrue avant les bœufs. Faire du vraiment bon boulot est beaucoup plus durable et rentable que de s’échiner à surnager sur les réseaux alors qu’on est peut-être encore un peu trop vert. Cela ne me paraît honnêtement pas un bon calcul en 2021 ; l’époque de la success story de l’artiste ayant explosé sur Twitter est dans une immense partie révolue. Bien sûr, des gens s’en servent bien, mais il faut avoir envie du média. Je ne crois absolument pas que ce soit une nécessité, et surtout, si on n’a pas envie, cette énergie sera très largement mieux utilisée ailleurs. Ne vous faites donc pas violence en vous disant « il faut », encore plus si vous débutez. Bossez votre art en profitant du merveilleux silence, au contraire, et rencontrez des vrais gens (… quand ce sera un peu plus possible) pour nouer de vraies relations.
- Encore une fois, je glisse aussi un mot de remerciement à vous toutes et tous avec qui, oui, on a tissé de belles rencontres sur les réseaux, et heureusement que vous étiez là, parce que sans vous, je n’aurais pas tenu dix ans. ↩
Encore une fois tu parviens à mettre des mots clairs sur un vague truc que je ressens depuis longtemps, et ton article me déculpabilise du seul interêt que je voyais encore à être présent sur les réseaux sociaux. Bon, je retourne à l’écriture de mon bouquin ! (Cela dit, ça fait un an que je travaille dessus, et je ne peux m’empêcher de penser de temps à autre que tout le monde va m’oublier, et que je vais devoir trouver un éditeur de la même manière que pour mon premier roman ; ce qui n’est pas vrai puisque j’ai désormais quinze ans de publications derrière moi)
C’est super retors, cette crainte, hein. Elle nous pousse à la culpabilité, à la production sans cesse, ce qui est terriblement usant et me fait beaucoup penser ces temps-ci à cet article de Mélanie Fazi : https://www.melaniefazi.net/blog/non-classe/de-linterdiction-de-sarreter/
Excellente écriture à toi, prends bien soin de ton plaisir de créer avant tout, et surtout fais-le sans stress. Bien sûr que les gens n’auront pas oublié ! 👍
Merci pour cet article, sans suprise je suis du même avis, d’autant plus que j’ai voulu utiliser les réseaux pour me faire connaître…erreur de débutant.
Merci de le rappeler, encore et encore, mais c’est essentiel : un·e auteurice doit écrire, un·e éditeurice doit éditer. La promotion c’est le boulot de l’éditeur, il est payé pour ça. Et c’est un vrai métier qui prend un temps de dingue !
Pour mettre mon grain de sel dans ton article, je dirai que les réseaux sociaux peuvent servir à faire de la veille, du suivi. Je n’aime pas interagir concernant les débats qui me semble superficiels à chaque fois, mais je reste sur les RS pour voir ce que font les maisons d’éditions, pour avoir un aperçu de ce qui se fait et des livres qui paraissent. Je suis quelques chroniques pour avoir une vague idée de comment sont perçues les choses. En somme, je me sers des réseaux comme une sonde et je l’interprête pour ce que c’est.
L’essentiel est de se connaître et de savoir ce que l’on veut, un peu comme dans l’écriture d’ailleurs 😉
Merci à toi. Absolument, pour suivre un domaine (ou juste avoir son fix d’Emergency Kittens), c’est un excellent relais ; mais on peut tirer cet avantage sans y être présent·e (et donc risquer de mettre le doigt dans l’engrenage). Je reviens toujours à la magie du RSS, mais bien des services permettent de suivre des comptes Twitter, sans être soi-même sur Twitter, ce qui tient quand même d’une forme de plaisir retors. 😁
Ben là, pour une fois, je ne suis pas d’accord (ou du moins, pas sur tout).
Déjà, ce que tu dis n’est pas valable « en édition traditionnelle », mais « en édition traditionnelle dans une ME de bonne taille ». Les petites ME n’ont pas les moyens en temps et en investissement pour faire la pub de leurs auteurs (= elles le font, mais pas à la même échelle + on ne trouve pas souvent leurs ouvrages en librairie, et àmha, ça compte beaucoup).
Ensuite, l’argument « éditez-moi parce que j’ai 30.000 followers » n’est peut-être pas à faire valoir par l’auteur… mais tous les bouquins censément écrits par des célébrités nous prouvent qu’une communauté, ça fait des acheteurs. Donc c’est pe pas un « argument de vente » pour l’auteur, mais ça peut être un « argument d’achat » pour la ME. Cf les romans à succès issus de Wattpad.
Enfin, même si je suis d’accord que la qualité du manuscrit passe avant tout, je pense que si l’éditeur « reconnaît » l’auteur pour avoir interagi (en de bons termes ^^) avec lui, ça peut être un petit plus, un « lui, il a l’air sympa, je serais curieux de travailler avec lui ».
Après, je suis d’accord sur le « faut pas se forcer, surtout si on n’est pas doué pour ça », ça a tendance à desservir les auteurs. Mais pour le reste, je pense que tu ne vois pas tout le problème.
Je crois qu’on inverse souvent la cause et la conséquence dans cette question. Bien sûr, une communauté fait vendre, mais on n’acquiert pas une communauté ex nihilo, et, je pense vraiment, pas en se plaçant sur un réseau en espérant que ça tombe. On acquiert une communauté parce qu’on a fait des trucs. (Sauf si on s’appelle Mickaël Vendetta, mais il y a toujours des contre-exemples ; si on veut en être un, c’est qu’on a réfléchi son truc de toute façon.) La communauté n’est pas née du fait d’être sur le réseau « pour se faire connaître », elle s’est créée naturellement autour d’un projet. Pour le dire autrement : dans une vaste majorité, les célébrités dont tu parles ne sont pas des célébrités parce qu’elles ont 30 000 followers ; elles ont 30 000 followers parce qu’elles sont des célébrités pour une autre raison que d’être sur Twitter, et être sur un réseau ou pas ne changera pas grand-chose à leur statut. (Le cas d’Instagram est un peu spécial, mais c’est une niche vraiment très particulière.)
Après, bien sûr que ça ne fait pas de mal de se promouvoir, ni d’être sur un réseau si on a envie. Mais, après quelques années passées dans ce métier, je crois pouvoir dire que rencontres IRL > relations en ligne à tous les coups (et pourtant j’ai énormément joué à World of Warcraft). (Bien sûr, il faut qu’on retrouve un IRL, hein.)
Je résume : si le temps et l’énergie étaient infinis, bien sûr qu’être sur les réseaux aurait un impact. Je dis cependant que pour beaucoup de créateurs et créatrices, ces deux ressources étant limitées, le temps sera quatre fois (à la louche) mieux investi ailleurs, à moins qu’une réelle envie de l’outil soit présente – ce qui écarte, de facto, l’argument « je suis sur un réseau pour me promouvoir ».
Bonjour Lionel,
Cet article me parle beaucoup, je tourne beaucoup autour du sujet de la communication en tant que jeune autrice sans parvenir à y trouver les réponses que je cherche. Je suis à (presque) 100% d’accord avec toi mais il reste ce « presque » et là-dessus je reviens sur le commentaire de Crazy.
Je serai à 100% d’accord dans un monde idéal où l’éditeur assurerait une bonne promotion, qu’il soit gros ou petit d’ailleurs car on voit de petites ME faire un super boulot quand chez de grosses ME, noyé dans un catalogue, seuls quelques livres sont réellement portés en avant. Oui, si ce monde idéal existait et que de jeunes auteur-ice-s, encore en construction de leur lectorat, pouvaient compter sur leur ME, on pourrait s’abstenir des Réseaux dits « sociaux ».
Malheureusement, dans la réalité, beaucoup d’entre nous partent de zéro, où tout est à construire. Où malgré la qualité de nos ouvrages, le lectorat est quasi inexistant. Où le contexte actuel réduit les possibilités de rencontres IRL, plus constructives on est bien d’accord. Les blogs, les discords se construisent eux aussi sur le long terme et même en partant d’un réseau pré-existant à nos publications (réseau principalement constitué d’autres auteur-ice-s !), nous avons souvent la charge de porter, en plus de notre créativité, une certaine promotion de nous-mêmes. Quand bien même cela prenne du temps, que notre IRL, qui n’est souvent pas dédiée à 100% à l’écriture, s’en trouve réduite, il est nécessaire de parler de nous en attendant que cette communication puisse exister d’elle-même sans nous.
Bref, je n’ai, je crois, pas fini de me poser des questions sur ce sujet, et je te remercie d’apporter de l’eau à mon moulin !