Camille Leboulanger sur Alain Damasio et le privilège de la création

J’avais raté cet article de Camille Leboulanger et c’est bien dommage car il est à la fois d’une concision et d’une pertinence parfaites :

Dans une interview parue 02 avril dernier dans la revue Livres Hebdo, Alain Damasio, questionné à propos de ses relations aux « difficultés rencontrées par des auteurs », donnait la réponse suivante :

« Je ne me sens pas touché en raison du corporatisme que cela représente. D’abord, il y a tellement d’autres secteurs dans la merde et qu’il faut mieux aider. En second, je pense que nous produisons trop. Certains écrivent sans avoir la nécessité vitale de le faire. À un moment donné, même si on est très brillant, on ne se renouvelle pas assez. Je n’ai pas envie de défendre tout ça, ce n’est pas prioritaire. Pouvoir créer est un privilège. » […]

Alain Damasio, dans cette intervention, paraît donc considérer son travail comme essentiellement différent de celui de la majorité des autres auteurs, comme de tous les autres travailleurs. Ce faisant, il personnalise, incarne (involontairement, on le souhaite, à défaut de l’espérer vraiment) le mythe libéral du créateur mystique, hors des choses matérielles de ce monde, rentier que pousse une inspiration mystique.

Alors, pouvoir créer est-il un privilège ? Les auteurs légitimes sont-ils des êtres essentiellement différents des autres êtres humains ? Cette position, en tout cas, semble bien peu compatible avec les valeurs humanistes qu’Alain Damasio se targue de représenter.

Graissage de mon fait, car c’est exactement ce qui, pour le dire poliment, me fait fumer les narines dans les interventions récentes d’Alain Damasio1.

Tout l’article vaut votre lecture (encore une fois, il est rapide) ; la démonstration est brillante et limpide. Et elle est calme et civile, ce dont, en toute honnêteté, je n’aurais pas forcément été capable.

  1. En fait, pas si récentes, puisque je râlais déjà il y a trois ans.
2021-06-21T09:14:29+02:00jeudi 17 juin 2021|Juste parce que c'est cool, Le monde du livre|2 Commentaires

Roland C. Wagner

Photo Le Monde

Je plaisantais juste avant de partir en mer en disant que c’était le moment que le monde s’effondre, parce que je n’en saurais rien. La plaisanterie devient très, très amère quand, à votre retour, vous découvrez qu’une tragédie s’est produite : la disparition d’une des pierres angulaires de la science-fiction française, Roland C. Wagner.

Beaucoup de choses ont déjà été dites sur sa vie et son oeuvre, laquelle a été continuellement étudiée par les spécialistes qui ont des choses bien plus inteligentes à en dire que je ne pourrais le faire. Je mentionnerai cependant qu’ouvrir un livre de Roland, pour moi, était toujours l’assurance d’un mélange unique, celui d’une grave légereté. La légereté par l’humour, le sens du romanesque, mais nourri et étayé par une profonde réflexion, une véritable préoccupation pour l’avenir de l’humanité et ses défis – une vision aux antipodes de la naïveté, parfois terrible ; mais qui parvenait toujours à conserver une étincelle de lumière, semblable à la claque dans le dos et la bière que vous offre un pote compatissant après que votre vie vient de s’écrouler.

Les forums ont beaucoup parlé de la verve de Roland, de ses engagements, de son combat pour la reconnaissance de la science-fiction, de ses coups de gueule mémorables. Quand le jeune fanzineux que j’étais a débarqué dans le milieu de l’imaginaire, effacé et soucieux de ne pas mettre les pieds là où il ne fallait pas, je dois avouer monsieur Wagner m’impressionnait énormément. Mais lui ne s’est pas laissé faire. Contrairement à une certaine part du sérail, qui vous bizute, vous prend de haut, ne vous calcule pas tant que vous n’êtes pas bankable, monsieur Wagner, qui m’impressionnait tant, m’a parlé comme à un égal dès qu’il m’a identifié, alors que je n’avais qu’une ou deux nouvelles derrière moi, peut-être encore moins. M’a simplement dit, un jour aux Utopiales : “c’est bon, tu fais partie de la maison, on va pas épiloguer. » Presque un chaleureux “oh, ta gueule. » J’ai mis un temps à m’en apercevoir, mais cette gentillesse, cette simplicité dans les rapports humains et surtout cette confiance et ce respect qu’il m’accordait alors que j’avais tout à prouver a grandement contribué à nourrir mon affirmation d’auteur.

Roland s’en foutait que j’aie quelque chose à prouver ; il comprenait que c’était à moi que je devais le faire, et pas au milieu, pas aux éditeurs, pas aux collègues, et surtout pas à mon image de monsieur Wagner, avec mes 20 et quelques années encore un peu sous cellophane. On dit souvent des auteurs qu’ils sont humanistes. Mais beaucoup ne font seulement que parler d’humanité dans leurs livres (et de quoi parler d’autre ?). Roland, lui, était un vrai humaniste. Je le sais parce que je l’ai vu, et il me l’a donné, comme ça, sans même y penser, parce que c’était vrai, c’était lui.

Je n’oserais néanmoins prétendre que je l’ai vraiment connu, au sens qu’on connaît personnellement, au bout du compte, peu de camarades et de collègues dans le milieu littéraire – on se croise lors des festivals, on boit un verre, on rigole. (Le fait que je vive de plus en plus à la marge n’aide pas non plus.) Mais je chérirai les quelques discussions musicales que nous avons eues, et surtout la complicité d’une lueur maligne dans le regard alors qu’il venait de sortir une énorme connerie, l’air de rien, pouffant dans sa bière, en se demandant combien de personnes allaient gober son bobard.

Merci, Roland.

Pour (re)découvrir son oeuvre, voir son site.

Voir l’hommage du Monde par Serge Lehman.

2012-08-17T12:29:16+02:00vendredi 17 août 2012|Le monde du livre|1 Commentaire

Pour régler la question de l’héritage

Photo AFP

Entre autres fixettes, Nicolas Sarkozy en a une sévère : “l’héritage chrétien de la France”. Il rend visite au Pape pour lui parler d’Internet, il aime les dorures et la pourpre, il remonte fièrement à une contrée fille aînée de l’Église et ne manque guère une occasion pour opposer à un bloc islamique fantasmé un autre, tout aussi illusoire, d’un Occident chrétien. Dernière illustration en date, “l’héritage chrétien” et ses valeurs civilisatrices dont il est allé parler au Puy-en-Velay.

Il va falloir un jour que monsieur Sarkozy – ou les conseillers qui lui écrivent ses discours – ouvrent un livre d’histoire et la mettent en perspective. De quoi parle-t-on exactement quand il est question de valeurs de “civilisation” – ce projet si cher dont il nous rebat les oreilles depuis son institution, un projet qui, par ailleurs, rogne les budgets de l’éducation, retire l’histoire des filières scientifiques, les maths des littéraires, et conduit de manière générale une offensive concertée contre ce qui peut nourrir de près ou de loin l’esprit critique ?

La civilisation, c’est vivre ensemble ; c’est quitter l’état de nature pour progresser dans le domaine des moeurs, des connaissances, des idées, nous explique le TLF. Inutile de ressortir du placard Galilée, les croisades, les persécutions, pour s’interroger en quoi la chrétienté fut réellement fondatrice de progrès “dans le domaine des moeurs, des connaissances et des idées” – charge qui concerne, d’ailleurs, toute religion dogmatique. Être convaincu de détenir la vérité vous rend curieusement résistant aux opinions contraires – une résistance qui s’exprime le mieux la tronçonneuse à la main.

L’attaque est facile. Tellement éculée qu’elle en devient honteuse. La chrétienté, ce n’est pas cela ; ses valeurs sont différentes. Elles se fondent sur le partage, la charité, l’amour. La chrétienté moderne est ouverte, tolérante, positive – à opposer, bien entendu, à un Islam rétrograde, totalitaire, obscurantiste.

Ah oui, vraiment ? N’y a-t-il pas une légère confusion des causes ?

Qui sont les plus grands penseurs de cet Occident progressiste, éclairé, en quête de raison, de progrès dans le domaine des moeurs, des connaissances et des idées ? Les papes successifs, les cardinaux ? Hormis certains penseurs chrétiens de haute volée, de Saint-Augustin à Kierkegaard en passant par Teilhard de Chardin, qui furent les réels fondateurs et véhicules de cette lumière ?

Il va falloir un jour que la droite chrétienne comprenne que ces valeurs positives dont elle se réclame tant et dont elle ignore la genèse ne viennent malheureusement pas – pour eux – de l’Église mais du mouvement même qui a irrémédiablement sapé l’autorité divine : les Lumières. Que les fondateurs d’une certaine idée de la tolérance, de l’égalité, de la république, de la raison, ne sont pas les penseurs chrétiens, pour aussi beaux et fondamentaux qu’ils puissent être. Les Lumières se placent dans la continuité de cette pensée chrétienne dans ce qu’elle a de meilleur, mais elles ont aussi introduit l’idée fondamentale qui sous-tend le monde développé dans ce qu’il a de plus positif : la raison humaine et la conscience doivent primer sur la tradition et notamment sur l’autorité dogmatique – c’est-à-dire celle de Dieu. Les Lumières n’ont évidemment pas renié le rôle du religieux, comme en témoigne le déisme d’un Voltaire, mais l’organisation sociale, la quête de la connaissance, doivent être subordonnées à un humanisme séculaire et rationnel qui vise l’intérêt commun, et qui place l’individu au centre des préoccupations.

C’est là que se trouve la vraie grandeur des civilisations (“Comment ! Ces gens n’ont pas encore entendu dire que Dieu est mort !” se lamentait déjà Nietzsche à travers Zarathoustra descendant dans la vallée) : l’usage du raisonnement individuel et de la conscience sociale dans les choix. L’Église s’est peut-être un peu rapprochée de son discours pour le second au cours des derniers siècles, mais la soumission à toute autorité entre fondamentalement en conflit avec le premier.

Et si, même, l’on voulait faire un calcul purement politique, en plus des aspects franchement douteux de l’idéologie de monsieur Sarkozy, son discours est idiot. Opposer ainsi la chrétienté comme racines françaises ou occidentales à l’obscurantisme d’une différence étrangère, mal définie mais anxiogène, est d’une stupidité consommée. Sans dire que “nos” racines sont devenues pour la majorité plus rhétoriques que réellement vécues, sans parler du danger d’une confrontation frontale entre blocs, les Lumières, faisant l’apanage de la raison, rendent solubles tous les systèmes de pensée en éveillant la personne à sa conscience, à son civisme et à la tolérance. Plutôt que de répondre à des extrêmismes par d’autres, il conviendrait plutôt d’éveiller chacun à son libre arbitre et de le rendre libre de ses choix, enfin apte à se détacher du carcan des traditions, des autorités suprêmes autoproclamées qui exigent sa soumission, sa fidélité, son âme et son argent, pour être libre de n’en adopter que ce qu’il désire, qu’il s’agisse de religion, de modèle familial ou de valeurs ; le tout dans le respect de la personne humaine, afin que, bordel, les dogmes et les divinités dégagent une bonne fois pour toutes de la place publique et qu’on discute en êtres humains sociaux.

On a peur des fondamentalistes ? Qu’on leur montre la puissance de la raison et en quoi elle est compatible avec toutes les croyances, comme avec la vie humaine1.

Cela, monsieur Sarkozy, serait un vrai projet de civilisation.

  1. Oui, je suis conscient que des horreurs ont aussi été commises au nom des Lumières. Mais qu’on me pardonne si je pense fermement que c’est le meilleur outil dont on dispose actuellement et que deux siècles de cette philosophie ont plus fait pour la civilisation que deux millénaires de soumission aveugle à l’autorité.
2014-08-30T18:29:34+02:00vendredi 11 mars 2011|Best Of, Humeurs aqueuses|3 Commentaires

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