J’ai Deep Work de Cal Newport sur ma table de chevet – ce qui, dans les faits, revient à dire l’étagère de mes toilettes (non, je ne dors pas dans mes toilettes) (sauf quand je reviens d’une soirée difficile avec des libraires bretons) – bref, ça veut juste dire que c’est l’endroit où il est susceptible d’être pris et feuilleté, mais je compte bien le lire pour de vrai et me substantifier la moelle avec. Car :

Je suis entièrement d’accord avec lui quand il parle de l’effet délétère des réseaux notamment dans son TED Talk lié ici. Peut-être suis-je d’autant plus sensible au discours avec la manière dont je suis vissé (dont je reparlerai dans un article à part quand j’aurai rassemblé le courage) mais : les notifications, l’impératif de répondre, de réagir frénétiquement à tout et de ne rien laisser passer fonctionne très mal avec moi, j’en ai parlé de loin en loin. Je ne crois pas être le seul dans ce cas ; la grande crainte de notre époque, c’est de voir les capacités de concentration des gens décroître (et c’est le sujet de Deep Work) (mais je ne l’ai donc pas encore lu) (il faut que je passe une soirée difficile avec des libraires bretons pour dormir dans mes toilettes et le lire, si vous avez suivi). Il y a probablement un fond de vérité là-dedans,sinon Facebook et Twitter ne dépenseraient pas des centaines de milliers de dollars pour nous maintenir captifs de leurs plate-formes.

James Clear, dans Atomic Habits (Un rien peut tout changer en VF, heu ?) a cette phrase simple :

Each habit is a vote towards the person you want to be.

James Clear

Consulter son téléphone « au cas où », « dans l’espoir qu’il se passe quelque chose » est une habitude fermement ancrée jusqu’au défilement obsessionnel-compulsif (ahem) des fils sans fin d’Instagram, Twitter etc. : on appelle ça le doomscrolling, et oui, ça fait du mal au cerveau. Si les habitudes se nourrissent d’elles-mêmes, si chaque habitude est un vote pour la personne que l’on souhaite être, chaque consultation « machinale », sans intentionnalité, est un vote pour une personne qui consulte machinalement ses fils, sans intentionnalité.

Et ça, moi, ça m’emmerde d’être cette personne.

Toute réalisation d’envergure se construit sur des efforts concertés et prolongés, peut-être plus encore dans l’écriture qui se nourrit de silence, de réflexion, de mûrissement et, surtout, de temps (un roman me prend entre 1000 et 2000 heures, selon mes estimations récentes). Quand j’avais vingt ans, je codais en open-space sans problèmes de concentration (avec Iced Earth à fond sur les oreilles). Aujourd’hui, je me sens comme un petit chaton sous ecstasy prêt à suivre n’importe quel jouet qui brille, sauf que c’est un chaton chauve de 90 kg. De rien pour les cauchemars.

J’ai la sensation que dix ans de réseaux m’ont petit à petit grignoté la faculté de concentration. Heureusement – et j’y arrive – il me semble à la portée de tout le monde de se rééduquer avec, comme dit avec ce magnifique titre, un chronomètre et des trombones.

La méthode pomodoro : pour se rééduquer la concentration

Plein d’articles dans ce site fantastique sur la méthode pomodoro, par exemple celui-là sur l’esprit et et celui-là avec des remarques complémentaires sur son application aux métiers créatifs. La méthode pomodoro (25 minutes de boulot, 5 de pause) est souvent dépeinte comme une manière de travailler par « rafales », mais je la vois aussi comme une manière d’encadrer et de décomplexer le temps (nécessaire à la santé) de pause. Surtout, je trouve qu’elle réhabitue le cerveau à rester concentré sur une tâche pendant un temps donné, délimitant les moments où l’esprit peut divaguer et celui où, non, désolé, tu te casses les dents sur la tâche s’il le faut, mais tu ne lâches pas, alors, bosse. (Robert Sheckley Robert Sheckley Robert Sheckley.)

Et si l’on veut se réapproprier sa concentration, on peut (inspiré par certains traitements de rééducation) augmenter la durée des pomodoros d’1% par semaine (ça va, ça fait une minute par mois). L’optique étant de regonfler sa capacité à long terme, comme dans un entraînement physique. (J’expérimente actuellement avec ça, j’en reparlerai si c’est pertinent) (Rendez-vous donc dans trois ans quand je serai à 45 minutes, HA)

Trois trombones et c’est tout

C’est le hack le plus bête du monde, que j’avais piqué à Lifehacker il y a des années. Pour se limiter dans une habitude, mettre trois trombones dans une boîte le matin. À chaque fois que l’on effectue l’action, enlever un trombone. On a donc trois actions par jour maximum. (On peut commencer à cinq si c’est trop dur.) Et le geste, tout simple, donne une matérialité à l’action. On ne peut pas tricher.

Oui, j’ai ça sur mon bureau, et c’est MOCHE.

J’ai récemment repris cette habitude : trois consultation de réseaux / mails par jour maximum. Car il ne s’y passe rien qui soit urgent et qui ne puisse attendre, malgré ce qu’on voudrait vous faire croire. Et surtout, il ne sert à rien de les consulter douze fois par jour ; il faut mieux faire des sessions un peu plus longues, mais productives (effet de grouper les tâches, ou batching).

Eh bien, cela a été fascinant (et un peu inquiétant) de constater combien, les premières semaines, la consultation me démangeait dès le matin avant ma petite séance de mouvements, de méditation, etc. comme un junkie en manque. Et qu’il me fallait un effort de volonté pour me raisonner et me dire que rien de ce qui pouvait s’être passé pendant la nuit ne pouvait attendre trente minutes de plus, quand même ?

Eh bien, aujourd’hui, au bout d’un mois de ce régime, pour la première fois ce soir (à l’heure où j’écris ces électrons), seulement deux trombones ont été enlevés de la boîte. Le troisième ne servira pas. Et je suis d’une parfaite sérénité.

Pour être honnête, tout cela paraît stupide alors que je l’écris, comme un coureur cycliste réapprenant les bases avec un tricycle. Mais le monde moderne lutte tellement pour notre attention et notre concentration qu’il ne me paraît pas absurde de nécessiter une rééducation. Le Slow Web Manifesto militait déjà pour une consommation plus raisonnée, équilibrée, intemporelle et concentrée sur la qualité de nos médias modernes. Et il le faisait… en 2010.