Idée reçue 1254 sur l’édition : il faut être connu.e pour publier

On pourrait espérer qu’avec Internet, les podcasts, la généralisation de la connaissance, certaines questions connaîtraient des réponses stables qu’on n’aurait plus besoin de ressasser tous les quatre matins (la rotondité de la terre, l’efficacité de la vaccination, les calibrages en signes espaces comprises – HAH), mais : non.

Donc, vu passer une nouvelle fois, comme très régulièrement, l’idée que pour publier, il faut être connu dans les maisons d’édition, que tout le métier n’est que népotisme, entregent et pistonnage mutuel pour entretenir un système croulant et poussiéreux étouffant la vraie créativité des jeunes auteurs et autrices. C’est l’autre tête de cette hydre (à deux têtes) que l’édition traditionnelle va forcément déposséder le jeune auteur de son manuscrit et de son œuvre pour la formater (idée tellement tenace qu’on a dû y réserver un épisode de Procrastination). Mais celle-ci se démonte très facilement par l’absurde :

Aucun auteur ne naît connu, donc si les maisons d’édition ne prenaient que les auteurs connus, au bout d’un moment, ils seraient tous morts, et ce système s’écroulerait sur lui-même faute de combattants. Merci, salut. Moi-même, vous savez, j’ai été jeune (je vous assure) avec des cheveux (il ne fallait pas) et j’ai commencé ma carrière de zéro, comme tout le monde.

Bon, mais soyons de bonne foi. On constate que les auteurs qui publient ont tendance à continuer à publier. Ce qui entraîne, effectivement, l’impression qu’on voit toujours les mêmes. Qu’est-ce que ça cache, HEIN ?

Il y a à cela une explication infiniment (au moins) plus simple que le népotisme ou quelque sinistre conspiration étranglant l’emploi du présent de narration et les phrases nominales, et elle tient en deux mots : compétence et professionnalisme.

Rappelons-nous ce qu’est l’édition – dans les mots minimalistes de John Scalzi, c’est « une mécanique visant la production d’écrits compétents ». (Article que tout jeune auteur présentant des penchants à l’automalédiction devrait lire, encadrer, et relire tous les trimestres.) Parvenir à franchir la barre de la publication en maison d’édition – avec tout le relativisme et la diversité que celle-ci présente – dénote la présence d’une compétence moyenne concernant la maîtrise de la langue et des codes de la narration pour présenter une histoire dont on pense qu’elle peut intéresser un lectorat prêt à l’acheter. Parce que, je suis vraiment désolé, mais tout texte n’est pas publiable, parce que tout texte n’est pas automatiquement compétent. Notons en outre que d’une, comme le dit Scalzi, compétence et qualité se recoupent, mais ne sont pas synonymes ; d’autre part, les éditeurs (les personnes) ne détiennent pas la Vérité et il arrive qu’ils se plantent, dans un sens (louper le manuscrit du siècle) comme dans l’autre (publier des trucs qui ne marchent pas). Pour revenir au sujet qui nous intéresse : une compétence tend à rester et à se développer sur la durée, donc il n’est quand même pas ahurissant de constater qu’un auteur qui a réussi à surmonter la barre une première fois arrive à le refaire par la suite. Vous avez là 75% de l’explication.

Ensuite : le professionnalisme. Surmonter la barre de la publication est l’essentiel, mais il est bon d’avoir aussi un certain nombre de qualités humaines, de persévérance, d’aisance dans le travail en équipe (car même si l’écriture est un travail solitaire, l’édition en maison traditionnelle ne se fait pas dans un vide absolu) qui font de vous quelqu’un avec qui il est possible de travailler en confiance, tout simplement. Pour le dire plus clairement : si vous êtes un emmerdeur qui râle à la moindre virgule et qui termine bourré avec des comportements inacceptables à chaque cocktail, vous aurez beau être Mozart, si vous n’êtes pas correct, pas gérable, vous risquez de voir la porte un de ces quatre matins, parce que vous finissez par représenter un risque commercial, voire humain, pour ceux qui travaillent avec vous. C’est du bon sens.

Alors oui, effectivement, pour savoir qu’il est facile de travailler avec vous, il faut vous connaître un minimum. Aha ! C’est du piston ! Écoutez, mes chers amis, ça n’est ni pire ni meilleur qu’ailleurs : pour un poste avec deux candidats parfaitement égaux, on tend à préférer celui qu’on connaît et avec qui on a de bonnes relations, parce qu’on sait où l’on met les pieds, ça n’est pas, là non plus, complètement dingue. Et comme, quand même, il est ultra-rare d’avoir deux manuscrits identiquement positionnés et compétents au même moment, on en revient toujours au texte qui forme le juge de paix (parce qu’on vend des textes, pas des gens).

Est-ce à dire que le népotisme n’existe absolument pas dans l’édition, que l’entregent n’y a aucune place ? Soyons clairs : l’édition est un milieu humain, donc évidemment que tous les travers propres à l’humanité s’y retrouvent. Bien sûr qu’il y a du piston, aussi, parfois. Parfois aussi, vous avez fait un énorme carton commercial et on vous ouvre d’un coup toutes les portes parce que vous êtes « bankable » (mais rien n’indique que vous pourrez rééditer votre premier exploit : attention donc à la chute). Cependant, souvent, c’est surtout davantage une question d’un éditeur qui adore le travail d’un auteur donné et persiste à vouloir le faire connaître, parfois en dépit du bon sens commercial (et parfois, la postérité leur donne même raison). J’arguerais en outre que l’édition est probablement un des milieux qui pardonne le moins ces manigances : un livre invendable édité et promu à tour de bras reste un livre invendable, et produire un livre, c’est CHER. Les « carrières » bâties sur ces fondations ne durent pas (je ne citerai évidemment personne, mais disons que depuis une vingtaine d’années, j’en ai vues – notez spécialement l’emploi du passé). L’édition est un métier déjà assez difficile, où les marges sont très étroites, pour continuer à financer à perte quelqu’un en qui on ne croit autrement que parce que « c’est un pote ». Au bout d’un moment, c’est plus facile et ça coûte moins cher d’inviter le dit pote toutes les semaines à la Closerie des Lilas, vous voyez.

Bref de manière générale, encore une fois, il est toujours beaucoup plus facile de répondre à ces questions quand les transcrit à, par exemple, la musique, où la technicité ne fait guère de doute. Est-ce qu’on s’interroge sur le fait que « Quand même, est-ce qu’on n’entend pas un peu tout le temps les mêmes groupes ? » Si on se pose cette question, on peut y trouver des explications sensées et plus immédiates qu’une Grande Conspiration Mondiale™. La littérature ne fait pas exception.