L’invisible est invendable, dans le livre aussi

Le lapin de CanardPC, par Didier Couly

Article fort intéressant de Canard PC ce mois-ci sur la distribution dématérialisée des jeux vidéos indépendants ; comme souvent, le bihebdomadaire cache sous une grosse couche de déconne une vision pointue des marchés. Dans un article intitulé « L’invisible est invendable », portant sur la difficulté pour un petit développeur non affilié à un gros studio d’émerger de la masse écrasante des applications disponibles sur les boutiques en ligne, Ivan Le Fou déclare notamment :

Ainsi s’est mis en place un système qui, finalement, tendra à reproduire les inconvénients de la distribution physique : ceux qui ont le plus de moyens, ou les licences les plus connues, occuperont toutes les places visibles et seront quasiment en position de fermer la porte au nez des autres.

Le monde du livre et notamment les enthousiastes du numérique feraient bien, à mon sens, de lorgner un peu ce qui se passe dans les autres médias et en particulier dans le jeu vidéo, car il a ceci de commun qu’avec la littérature que, contrairement à la musique qui se découvre en une poignée de minutes, c’est un produit culturel qui nécessite un investissement temporel généralement supérieur pour être apprécié ou « saisi ». Or, le milieu du jeu vidéo est en train de découvrir qu’il ne suffit pas, pour construire un succès, de faire un bon jeu (même si c’est la base), ni de le vendre à prix cassé sur une plate-forme indépendante comme Steam, l’AppStore ou l’Android Market dans l’espoir que cette poignée d’euros dérisoire saura satisfaire l’acheteur potentiel.

Il faut, tout simplement, qu’il soit vu.

C’est-à-dire que le client en connaisse au moins l’existence, ce qui se fait classiquement par la communication et la distribution (dans le cas de l’inédit – je ne parle pas ici des rééditions, des introuvables ou même de livres ayant vécu leur vie en librairie). Mais ce n’est pas gratuit. Conséquence logique : c’est réservé à ceux qui auront les moyens… et dont, en un sens, c’est le métier.

On clame beaucoup, aujourd’hui, que le livre est trop cher. Qu’il devrait coûter au plus quelques euros. Mais quelle marge dégage-t-on exactement sur un livre électronique à trois euros ? Théoriquement, si l’auteur touche la moitié, voire la totalité de cette somme, il gagne à peu près aussi bien sa vie par exemplaire que sur un grand format en librairie. Tout devrait être bien. Sauf que, sur un grand format en librairie, il y a une quantité d’autres acteurs de la chaîne à être rémunérés, et dont le métier consiste à vendre le livre : éditeur, distributeur, libraire. Je ne dis pas que l’état actuel du métier est idéal, bien au contraire, les abus liés à la contraction du marché sont légion. Mais si l’on retire l’intégralité (ou peu s’en faut) de ces acteurs, qui va vendre le livre ?

C’est-à-dire, qui va le porter à la connaissance d’un public susceptible d’être intéressé ?

L’auteur, dont ce n’est pas le métier ? L’éditeur électronique ? Pourquoi pas.

Mais avec quels moyens ?

Il y a à peu près un an, je clamais bien fort que la libération de la distribution faisait le lit des publicitaires (ce qui m’a valu quelques pelletées d’insultes sur les réseaux). Le marché commence malheureusement à me donner raison. Ce qui m’inquiète en littérature, et ce qui inquiète les fabricants de jeu vidéo, c’est la politique tarifaire que nous sommes en train de mettre en place. Nintendo blâme les smartphones qui éduquent les joueurs à acheter leurs jeux quelques euros, lesquels rechignent donc à payer un jeu triple A1 40, 50, 60 euros.

Vendre un livre électronique au-dessus du prix du poche, bardé de DRM qui plus est, me semble une hérésie. Je pense que, psychologiquement, le livre électronique occupe la même niche économique que le poche : une lecture peu coûteuse, et l’on attribue peu de valeur affective à l’objet. C’est un modèle économique bien connu.

Mais trop baisser les prix (à deux, trois euros) et, surtout, l’institutionaliser, n’est pas la solution à mon avis. Le temps des gens n’est pas extensible. Le public est déjà soumis à des rafales de sollicitations permanentes et le livre rivalise avec une foule d’autres activités culturelles, jeu vidéo, télévision, etc. Même si nous rendons la lecture plus sexy pour un nouveau public, je ne crois pas que la littérature reprendra miraculeusement l’ascendant sur ces autres activités – si elle pouvait maintenir sa place, ce serait déjà bien.

Une offre pléthorique dématérialisée recrée finalement la même situation que sur l’étal des libraires : rien n’est visible, rien ne surnage, et donc les ventes sont atomisées. Dans ces conditions, la seule solution pour s’en sortir consiste à réussir un best-seller, pour l’éditeur comme pour l’auteur, car c’est seulement là qu’il pourra récupérer sa mise. Cela ne fera qu’intensifier une dérive des industries culturelles déjà bien ancrée depuis deux ou trois décennies : la réduction des prises de risques, de la découverte de nouveaux auteurs et leur promotion. Parce qu’à moins d’un coup de chance très rare – qui ne peut donc constituer un modèle économique – il faut investir pour qu’un livre puisse simplement atteindre le public qu’il est susceptible d’intéresser. Donc, il faut un retour encore plus colossal que la marge est faible. Soyons sérieux, il ne suffit pas de construire une page Facebook et d’inviter les gens à la Liker. Beaucoup ont fait la découverte amère qu’à part quelques dizaines, voire centaines de fans authentiques, tout le monde s’en fout. C’est beaucoup, beaucoup plus complexe et surtout demandeur en temps et en argent que cela.

Pour toutes ces raisons, je ne suis même pas loin de penser que vouloir à tout prix vendre le livre quelques euros, clamer que le modèle économique est viable, nuit au livre lui-même, à la santé de l’industrie culturelle. (Je vais tellement en prendre plein les gencives avec cette phrase, mais tant pis. Je reprécise que je ne parle que de l’inédit.) Entre le prix trop élevé du livre électronique pratiqué par nombre de grands éditeurs parisiens et la quasi-gratuité protestataire, il y a un juste milieu sur lequel il faudrait travailler (et que Bragelonne n’atteint pas trop mal, j’ai l’impression).

Sinon, personne ne surnagera. Et moins de moyens, cela signfie tout simplement, à terme, des livres de moins bonne qualité (ou alors, seuls les rentiers auront le loisir de travailler correctement leurs manuscrits. Est-ce vraiment cela qu’on veut ?)

Enfin, personne ne surnagera… Si. Dans ces conditions, les seuls à s’en sortir, encore une fois, sont Apple, l’Android Market, Amazon. Ces gens-là ne sont pas nos amis, contrairement à tous leurs discours humanistes de mise à disposition de la culture, si beaux qu’on leur remettrait le prix Nobel de la paix sans confession. Eux s’en foutent que vous vendiez 10 ou 100 000 exemplaires : ce qui les intéresse, c’est la masse totale des ventes. Car ils touchent toujours le même pourcentage dessus. Ils vous donnent les outils pour vous publier, d’accord, mais après… welcome to the jungle.

  1. Les grosses productions commerciales type Mario ou Call of Duty.
2014-08-30T18:32:55+02:00mercredi 2 novembre 2011|Best Of, Le monde du livre|20 Commentaires

Question : rôles dans l’édition en anglais et français

C’est quoi ce blog ? Que des articles d’actu, des news d’entretiens, de dédiaces, pas de contenu un peu consistant ? C’est un scandale, virez-moi le responsable éditorial.

Monsieur ?

Oui ?

Je peux pas, le responsable éditorial, c’est vous. Enfin, moi, quoi.

Ah, zut.

Donc, effectivement, il se passe beaucoup de choses autour de Léviathan : La Chute et c’est un vrai plaisir ; je le répercute ici car, eh bien, c’est aussi le but de cet endroit, de partager ce qui se passe autour des livres. Mais non, rassure-toi, auguste lectorat, je continuerai à poster des lolcats et à t’appeler auguste lectorat.

Bref, pour changer un peu du sujet de ma trombine, je pensais qu’il serait intéressant de proposer une réponse à une question :

J’ai un gros doute sur ce que c’est qu’un publisher, editor, edition, imprimeur… J’ai les références en anglais, mais je sais pas ce qu’est quoi qui correspond à quoi !… D’après mes recherches sur internet, je crois comprendre que l’editeur est en fait le publisher et que l’imprimeur est l’editor… à n’y rien comprendre. Déjà que rien que dans une seule langue je ne saurais pas faire la différence ! Qui fait quoi ?

Effectivement, c’est un sujet un peu compliqué principalement parce que les mêmes termes dans une langue peuvent recouvrir des notions différentes dans une autre… Avant toute chose, les équivalences que tu as trouvées sont inexactes. Résumons :

En français, l’éditeur est celui ou celle qui va travailler sur le texte fourni pour un auteur afin qu’il soit le meilleur possible, dans le respect de ses intentions bien sûr : ici, raccourcis la poursuite en
voiture qui devient ennuyeuse à la longue ; là, développe la scène de sexe ; la psychologie de tel personnage est un peu floue, approfondis-la ; ce paragraphe est un peu abscons, etc. C’est ce qui
correspond à « editor ». En science, c’est aussi celui qui effectue, ou supervise ce travail – c’est-à-dire pointer les erreurs de raisonnement, les raccourcis, etc. Il est responsable des reviewers
dans une revue, c’est le rôle de « rédacteur en chef », dans une anthologie de nouvelles, c’est l’anthologiste. En résumé, un editor est un « directeur d’ouvrage ».

Le problème, c’est que « éditeur » en français recouvre aussi, au sens large, toutes les fonctions de « publishing », c’est-à-dire toutes les personnes chargées de publier l’objet livre : marketing, mais aussi dans une certaine mesure mise en page (= fabrication). L’editor correspondrait alors à l’éditeur sens strict, quand le publisher correspondrait à la maison d’édition au sens large – sachant que les
editors et les publishers travaillent en général dans, ou pour la même structure ! En français, éditer a un sens plus double (à la fois retravailler ET publier) qu’en anglais, d’où la confusion des notions dans notre langue et le même terme pour les deux. La taille du marché anglophone fait que des rôles confondus peuvent être séparés de façon bien plus fréquente qu’en France, où cela ne se rencontre que dans les très grands groupes.

L’imprimeur (printer), enfin, est un contractant qui est chargé de réaliser l’objet livre. De nos jours, son rôle, bien que capital, s’apparente plus à celui d’un sous-traitant car il n’intervient que
très rarement sur le livre lui-même – il réalise ce que la maison d’édition lui demande conformément aux fichiers envoyés et ne fait que très rarement part de son avis sur la chose.

Il y aurait bien d’autres rôles à aborder (correction, diffusion, etc.) mais j’espère ça t’aide à cerner un peu mieux – sachant que je parle surtout pour ce que je connais le mieux, la littérature, mais
que les rôles sont assez semblables dans l’édition d’essais ou scientifique.

2014-08-30T18:32:39+02:00jeudi 13 octobre 2011|Best Of, Le monde du livre|4 Commentaires

Combien dois-je demander pour une traduction ?

C’est une question qu’on m’a posé deux fois en deux semaines en privé, alors il semble qu’il puisse être utile de donner quelques pistes aux jeunes traducteurs et trices, surtout s’ils comptent faire de la traduction une activité semi-professionnelle, ou s’ils ont la chance de maîtriser une langue rare.

Comment souvent dans ces cas-là, l’Association des Traducteurs Littéraires de France (ATLF) vient à la rescousse avec un site proposant nombre d’informations sur le métier (http://www.atlf.org/).

Tout d’abord, et cela n’a rien d’une évidence, il faut s’assurer que l’on est convenablement armé pour s’engager à réaliser un travail de traduction, en particulier si l’on débute ou (c’est assez fréquent) que l’on rend service sur un contract ponctuel sans réelle intention professionnelle. Pour cela, le code de déontologie du traducteur est un précieux guide. Il faut notamment juger de la difficulté du travail à réaliser : un essai technique ou de la poésie ne poseront pas les mêmes embûches qu’un article de presse grand public ou qu’une nouvelle de littérature blanche. Il n’y a pas de lignes directrices autres qu’un examen de conscience honnête et approfondi, surtout si l’on débute, pour répondre à la question : « Suis-je capable de faire correctement ce boulot sans y laisser l’ensemble de mon sommeil pour les trois mois à venir ? »

Ensuite, combien demander ? L’ATLF réalise tous les ans une enquête sur la rémunération des traducteurs en fonction de la langue et du support (voir ici). Ces fourchettes peuvent servir de ligne directrice mais il faut avoir conscience que les tarifs peuvent varier bien davantage, notamment selon l’expérience du traducteur, la difficulté du support, l’urgence du délai, la rareté de la langue, etc. Toutefois, ils ne devraient pas descendre « trop » en-deçà de la fourchette basse. La traduction est un travail exigeant et une bonne traduction se paie. Si le donneur d’ordre n’a pas les moyens de la financer1, il lui faut peut-être s’interroger sur la pérénnité de sa stratégie à l’étranger.

Il faut noter que cette enquête donne les tarifs selon le dit « feuillet calibré standard de 1500 signes ». C’est n’est PAS une tranche informatique de 1500 signes calculée dans Word. Le feuillet est un étalon en vigueur depuis des décennies dans l’édition, hérité de la machine à écrire, et correspond à une feuille « modèle » d’approximativement 1500 signes. Je n’entre pas davantage dans le détail, il y a un excellent article et didacticiel sur la question encore une fois sur le site de l’ATLF à cette adresse (en PDF). Il est possible de calculer la rémunération selon le calibrage informatique, mais il convient alors de la majorer (voir enquête rémunération).

Enfin, je ne m’en étais pas encore fait l’écho, mais Pierre Assouline vient de publier un épais rapport sur la condition du traducteur, bourré de chiffres et d’analyses, fruit d’une longue et minutieuse enquête de terrain. Il est disponible gratuitement sous forme numérique sur le site du Centre National du Livre à cette adresse.

  1. Si c’est une entreprise, bien sûr.
2014-08-30T18:33:01+02:00jeudi 8 septembre 2011|Best Of, Le monde du livre|24 Commentaires

Le tableau périodique de la narration

Alors ça, c’est drôlement cool :

Des frappadingues chez Graphjam ont construit un tableau périodique des éléments de la narration à partir des tropes recensés chez TVTropes.org, un wiki passionnant qui classe, définit et énumère un certain nombre de modèles et d’archétypes présents à l’origine dans la narration télévisée, mais aussi en littérature, au cinéma, au théâtre, dans les jeux vidéo… Une lecture instructive, drôle et passionnante où l’on peut engloutir des heures entières (prudence !) tout en apprenant beaucoup de choses sur les briques fondatrices de la narration, comment elles peuvent être intelligemment utilisées, prises à contrepied… ou atrocement employées au premier degré, auquel cas elles deviennent de gros clichés.

(Grand merci à Eric Carey pour m’avoir signalé cette véritable perle !)

2022-08-02T09:27:57+02:00mardi 28 juin 2011|Best Of, Technique d'écriture|8 Commentaires

Des liens des langues

Une petite causerie sur la traduction : j’ai été très honoré de recevoir quelques questions d’un étudiant en langues pour son mémoire universitaire, qui traitait principalement du lien que le traducteur nourrit avec sa ou ses langues de travail. Les propos n’engagent évidemment que moi et mon propre cas, je ne sais pas si les réponses sont bonnes mais certaines des questions l’étaient sacrément en tout cas !

Comment ressentez-vous le besoin de lien à la langue que vous traduisez, et comment se manifeste ce lien ? Doit-il être constant ?

A partir du moment où l’on traduit régulièrement et donc que l’on pratique assidûment sa langue source de prédilection, je crois que ce lien devient une seconde nature, il fait partie de soi, comme tout ce que l’on apprend au point d’en acquérir une maîtrise intuitive. Cela dit, j’ai la chance d’être bilingue, donc j’ai peut-être un rapport particulier et immédiat à l’anglais. En conséquence, ce lien est donc constant, effectivement, et la pratique ne disparaît jamais, même après de longues périodes sans pratique. Je le vois simplement comme faisant partie de mon identité, au même titre que je sais lire ou conduire une voiture et je ne saurais pas me concevoir sans.

Pensez-vous que pour un traducteur, une immersion physique dans la langue et la culture liée à la langue traduite est indispensable ? Avez-vous vous-même vécu dans un pays anglophone ?

L’immersion physique ne me semble pas indispensable, en particulier pour la traduction littéraire. Tout d’abord, c’est un matériau que l’on peut méditer longuement avant de le restituer. D’autre part, la littérature, comme tout art, propose une représentation de la réalité et non la réalité elle-même, ce qui implique de comprendre prioritairement la façon dont la culture représente cette réalité, et non cette réalité elle-même (ce qu’accomplit avant tout la vie à l’étranger).

Après, une immersion (tout court) dans la culture source est indispensable, mais elle peut se faire d’un millier de façons: télévision, cinéma, littérature, actualité, essais, etc. C’est extrêmement facile aujourd’hui avec Internet.

Je n’ai pour ma part pas vraiment vécu dans un pays anglophone en-dehors de quelques vacances.

À force de côtoyer une langue étrangère – en l’occurrence l’anglais – existe-t-il un risque qu’elle « déteigne » sur la langue natale, que des calques inconscients apparaissent et altèrent la qualité de la traduction ?

Cela peut effectivement se produire dans les premiers temps de la pratique (heureusement, l’éditeur veille) et c’est d’ailleurs ce qu’on entend parfois dans la bouche d’étudiants de la traduction: la langue source leur paraît (souvent le cas pour l’anglais), plus vive, plus claire, plus « sexy ». Mais c’est, à mon avis, le parfum d’étrangeté qui parle. Je pense (c’est en tout cas mon expérience) qu’avec le temps, on acquiert de mieux en mieux les spécificités et forces de chaque langue et, loin de les mêler, on les sépare mieux, ce qui finit par éviter les calques. Ce sont deux « circuits », presque deux manières de penser différentes et bien distinctes.

La perte de contact avec sa propre langue vous semble-t-elle un risque sérieux ? (par exemple dans le cas d’un traducteur expatrié depuis de nombreuses années)

Dans le cas d’une expatriation, oui. Je l’ai en tout cas entendu dire de la part de confrères ou consoeurs. La traduction requiert une pratique constante des deux langues pour continuer à les « sentir » au mieux et ainsi les servir l’une comme l’autre; dans le cas contraire, on court peut-être le risque de perdre le lien intuitif à sa langue maternelle, qui permet d’en maîtriser les subtilités. Mais, dans le cas d’un traducteur vivant en pays francophone, je pense que le processus exprimé à la question précédente l’en protège. Tant qu’il travaille ses langues et reste critique, je pense que l’expérience le met à l’abri.

Vous est-il déjà arrivé de devoir traduire en Français un document traduit une première fois vers l’Anglais depuis une autre langue ? Si oui, les références culturelles ont-elles posé problème ?

Cela m’est arrivé, et je ne me rappelle pas de problèmes de références culturelles, mais il faut voir que la traduction est extrêmement dépendante du contexte. Ces textes courts ne posaient a priori pas de problèmes de ce genre, ou bien les références faisaient partie du « parfum d’étrangeté » propre à l’original, et sont donc passées sans aucun problème au français.

Lors de la traduction d’un texte, on peut-être amené à adapter certains éléments (de langage, de culture) pour le lectorat ciblé. Dans cette optique, l’utilisation de régionalismes vous semble-t-elle acceptable et utile ?

Il n’y a pas de réponse définitive en traduction: chaque cas est un nouveau problème auquel il faut réfléchir avec un oeil neuf en pensant aux spécificités des deux langues, leur rapport entre elles et à la culture décrite (qui peut être sans rapport avec les langues dont il est question). Cela va donc dépendre totalement du contexte, de l’intention de l’auteur, de l’effet en français, du ton de l’original, etc. Tout va donc dépendre du contexte. Dans certains cas, le régionalisme sera la solution, dans un autre, il ne fonctionnera pas.

Etant donné l’existence de plusieurs variétés d’anglais, pensez-vous qu’il soit souhaitable qu’un traducteur se « spécialise » dans une aire géographique anglophone qu’il connaît mieux que les autres ?

Les différences linguistiques sont présentes mais pas insurmontables à mon avis; si ces anglais ont effectivement un « goût » légèrement différent, je pense que la pratique permet de les assimiler. On sera peut-être plus à l’aise sur l’anglais américain que britannique, par exemple, mais cela jouera surtout sur la rapidité d’exécution. Le retravail et le recul viendront gommer d’éventuelless interrogations par la suite.

Ce qui peut jouer en revanche, c’est la familiarité avec un certain contexte culturel; là, surtout en littérature générale, ces disparités peuvent prendre un poids non négligeable. Mais cela devient une question de familiarité de civilisation plus qu’une question de langue à proprement parler.

2019-07-22T07:31:14+02:00lundi 23 mai 2011|Best Of, Le monde du livre|4 Commentaires

Question : Dois-je payer pour me faire éditer ?

Une question reçue soulevant un point assez peu connu du grand public concernant la rémunération des auteurs et des créateurs, et sur lequel il me paraît indispensable de faire un point :

J’ai reçu une proposition de contrat pour mon roman […] C’est une maison d’édition participative, et ils me demandent une participation [financière]. Je voulais savoir ce que tu pensais de ce type de contrat. T’y es-tu déjà risqué ? Est-ce que ça empêche de leur faire confiance ? C’est la première fois que quelqu’un me propose un contrat pour un truc que j’aurais écrit, donc, bah, je suis pas très sûr de ce que je peux/dois accepter.

Mon avis, pour le coup, est simple :

SURTOUT PAS !

J’explique. Si tu as l’ambition de publier « sérieusement » – c’est-à-dire en prenant ce travail au sérieux – il y a une règle cardinale : tu ne paies pas pour être édité. JAMAIS, point barre, nada, que dalle. La distinction dans les rôles est claire : l’auteur apporte un manuscrit, l’éditeur l’achète et se charge de le vendre. C’est lui qui prend le risque financier – c’est son métier, son rôle, c’est pour cela qu’il sélectionne ce qu’il accepte ou non et s’efforce de le vendre (le diffuser, communiquer, etc.) – pas toi ; toi, tu prends le risque artistique et celui du temps passé. Te faire payer pour être édité n’est pas une fleur qu’on te fait, bien au contraire.

Ce que tu décris est de l’édition à compte d’auteur (par opposition au compte d’éditeur où c’est ce dernier qui rémunère, en fonction de ses moyens et de sa taille, l’auteur en lui versant, usuellement, un pourcentage sur les ventes). L’édition à compte d’auteur n’est forcément pas un mal en soi, en ce sens que certaines personnes désirent parfois plus que tout voir leur livre publié (ce n’est pas critiquable !) ou bien cherchent à diffuser une oeuvre familiale, comme des mémoires, qui n’intéresseront pas davantage qu’une poignée de personnes dans un cercle très restreint. Mais, pour tout auteur avec une visée professionnelle (au sens : considérer la littérature comme un métier sérieux avec les exigences qui correspondent, on ne parle pas ici de taille de marché ni même d’en vivre), l’édition à compte d’auteur est à proscrire (je ne parle pas là d’autoédition, qui est une pratique de plus en plus émergente et différente). Sans compter que, pour beaucoup dans le milieu professionnel, avoir été publié à compte d’auteur revient tacitement, ni plus ni moins, à être frappé du sceau indélébile de l’infamie. (On ne te le dira pas forcément en ces termes mais c’est la vérité.)

Alors, oui, évidemment il existe quelques success stories nées de l’édition à compte d’auteur. Il existe toujours des contre-exemples. Mais quand on voit la quantité d’ouvrages publiés selon ce mode et ceux qui émergent vraiment, on constate aussitôt que les chances sont pires que défavorables. Je ne porte pas non plus de jugement de valeur générique sur les ouvrages publiés ainsi – même si on trouve fréquemment, ahem, des perles. L’édition est un métier qui ne s’improvise pas : on se passe de ce regard à ses risques et périls. Certains y parviennent sans trop de heurts, mais… ils sont très rares. Il n’est pas idiot de toujours partir du principe qu’on en est soi-même incapable.

Donc non, je ne le ferai jamais. Je considère qu’écrire est un métier et on me paie – fût-ce symboliquement – pour ça ; la rémunération minimum que j’accepte est égale à zéro (par exemple si j’ai accepté d’offrir mes droits dans le cas de la diffusion libre ou pour une oeuvre caritative, mais ce n’est pas un dû), mais en aucun cas elle n’est négative (= je paierais). De plus, en-dehors des cas susmentionnés comme la diffusion de mémoires familiales pour des petits-enfants où la procédure est justifiable, je trouve la pratique du compte d’auteur dépourvue du sens dans le contexte actuel : quel besoin de payer un intermédiaire qui va s’enrichir (parfois grassement…) sur mon dos ? Personnellement, si je voulais diffuser une oeuvre confidentielle, Internet le ferait mieux que moi et gratuitement ; au pire, je suis assez grand pour faire une maquette tout seul et démarcher un imprimeur, ou bien pour construire un site commercial qui vendra des livres électroniques !

Bref, si tu as l’once d’une visée professionnelle, évacue tout de suite les éditeurs à compte d’auteur purement et simplement et prends ton mal en patience pour travailler, retravailler, écrire de nouveaux livres, jusqu’à décrocher un vrai contrat à compte d’éditeur. Courage !

2014-08-05T15:23:05+02:00mercredi 18 mai 2011|Best Of, Technique d'écriture|13 Commentaires

Pour régler la question de l’héritage

Photo AFP

Entre autres fixettes, Nicolas Sarkozy en a une sévère : « l’héritage chrétien de la France ». Il rend visite au Pape pour lui parler d’Internet, il aime les dorures et la pourpre, il remonte fièrement à une contrée fille aînée de l’Église et ne manque guère une occasion pour opposer à un bloc islamique fantasmé un autre, tout aussi illusoire, d’un Occident chrétien. Dernière illustration en date, « l’héritage chrétien » et ses valeurs civilisatrices dont il est allé parler au Puy-en-Velay.

Il va falloir un jour que monsieur Sarkozy – ou les conseillers qui lui écrivent ses discours – ouvrent un livre d’histoire et la mettent en perspective. De quoi parle-t-on exactement quand il est question de valeurs de « civilisation » – ce projet si cher dont il nous rebat les oreilles depuis son institution, un projet qui, par ailleurs, rogne les budgets de l’éducation, retire l’histoire des filières scientifiques, les maths des littéraires, et conduit de manière générale une offensive concertée contre ce qui peut nourrir de près ou de loin l’esprit critique ?

La civilisation, c’est vivre ensemble ; c’est quitter l’état de nature pour progresser dans le domaine des moeurs, des connaissances, des idées, nous explique le TLF. Inutile de ressortir du placard Galilée, les croisades, les persécutions, pour s’interroger en quoi la chrétienté fut réellement fondatrice de progrès « dans le domaine des moeurs, des connaissances et des idées » – charge qui concerne, d’ailleurs, toute religion dogmatique. Être convaincu de détenir la vérité vous rend curieusement résistant aux opinions contraires – une résistance qui s’exprime le mieux la tronçonneuse à la main.

L’attaque est facile. Tellement éculée qu’elle en devient honteuse. La chrétienté, ce n’est pas cela ; ses valeurs sont différentes. Elles se fondent sur le partage, la charité, l’amour. La chrétienté moderne est ouverte, tolérante, positive – à opposer, bien entendu, à un Islam rétrograde, totalitaire, obscurantiste.

Ah oui, vraiment ? N’y a-t-il pas une légère confusion des causes ?

Qui sont les plus grands penseurs de cet Occident progressiste, éclairé, en quête de raison, de progrès dans le domaine des moeurs, des connaissances et des idées ? Les papes successifs, les cardinaux ? Hormis certains penseurs chrétiens de haute volée, de Saint-Augustin à Kierkegaard en passant par Teilhard de Chardin, qui furent les réels fondateurs et véhicules de cette lumière ?

Il va falloir un jour que la droite chrétienne comprenne que ces valeurs positives dont elle se réclame tant et dont elle ignore la genèse ne viennent malheureusement pas – pour eux – de l’Église mais du mouvement même qui a irrémédiablement sapé l’autorité divine : les Lumières. Que les fondateurs d’une certaine idée de la tolérance, de l’égalité, de la république, de la raison, ne sont pas les penseurs chrétiens, pour aussi beaux et fondamentaux qu’ils puissent être. Les Lumières se placent dans la continuité de cette pensée chrétienne dans ce qu’elle a de meilleur, mais elles ont aussi introduit l’idée fondamentale qui sous-tend le monde développé dans ce qu’il a de plus positif : la raison humaine et la conscience doivent primer sur la tradition et notamment sur l’autorité dogmatique – c’est-à-dire celle de Dieu. Les Lumières n’ont évidemment pas renié le rôle du religieux, comme en témoigne le déisme d’un Voltaire, mais l’organisation sociale, la quête de la connaissance, doivent être subordonnées à un humanisme séculaire et rationnel qui vise l’intérêt commun, et qui place l’individu au centre des préoccupations.

C’est là que se trouve la vraie grandeur des civilisations (« Comment ! Ces gens n’ont pas encore entendu dire que Dieu est mort ! » se lamentait déjà Nietzsche à travers Zarathoustra descendant dans la vallée) : l’usage du raisonnement individuel et de la conscience sociale dans les choix. L’Église s’est peut-être un peu rapprochée de son discours pour le second au cours des derniers siècles, mais la soumission à toute autorité entre fondamentalement en conflit avec le premier.

Et si, même, l’on voulait faire un calcul purement politique, en plus des aspects franchement douteux de l’idéologie de monsieur Sarkozy, son discours est idiot. Opposer ainsi la chrétienté comme racines françaises ou occidentales à l’obscurantisme d’une différence étrangère, mal définie mais anxiogène, est d’une stupidité consommée. Sans dire que « nos » racines sont devenues pour la majorité plus rhétoriques que réellement vécues, sans parler du danger d’une confrontation frontale entre blocs, les Lumières, faisant l’apanage de la raison, rendent solubles tous les systèmes de pensée en éveillant la personne à sa conscience, à son civisme et à la tolérance. Plutôt que de répondre à des extrêmismes par d’autres, il conviendrait plutôt d’éveiller chacun à son libre arbitre et de le rendre libre de ses choix, enfin apte à se détacher du carcan des traditions, des autorités suprêmes autoproclamées qui exigent sa soumission, sa fidélité, son âme et son argent, pour être libre de n’en adopter que ce qu’il désire, qu’il s’agisse de religion, de modèle familial ou de valeurs ; le tout dans le respect de la personne humaine, afin que, bordel, les dogmes et les divinités dégagent une bonne fois pour toutes de la place publique et qu’on discute en êtres humains sociaux.

On a peur des fondamentalistes ? Qu’on leur montre la puissance de la raison et en quoi elle est compatible avec toutes les croyances, comme avec la vie humaine1.

Cela, monsieur Sarkozy, serait un vrai projet de civilisation.

  1. Oui, je suis conscient que des horreurs ont aussi été commises au nom des Lumières. Mais qu’on me pardonne si je pense fermement que c’est le meilleur outil dont on dispose actuellement et que deux siècles de cette philosophie ont plus fait pour la civilisation que deux millénaires de soumission aveugle à l’autorité.
2014-08-30T18:29:34+02:00vendredi 11 mars 2011|Best Of, Humeurs aqueuses|3 Commentaires

Question : où allez-vous chercher tout ça ?

(c) Disney

Encore une petite période de silence, mais je reprends progressivement le fil d’une activité normale (lire : raisonnable) et donc l’ouverture de ce bar et l’approvisionnement en bibine fraîche. Il y a une question qui était arrivée depuis un moment, très fondamentale :

 

Quand on a une idée en tête c’est dejà pas mal. Non ?

On essaie de l’exploiter un peu, on y ajuste d’autres idées, ca forme un tout cohérent et on se dit,  après 3 mois de gestation  : mouais, ca pas si mal, allons y.
Mouais… sauf que quand je m’arrête dans une librairie, quand je jette un regard envieux et jaloux sur les couvertures, quand je bave sur les 4ieme de couverture, personnellement je repars de là en me disant que mes idées sont nullissimes et aussi développées qu’un embryon d’huitre de 2 jours.

Alors oui, ou allez vous chercher toutes ces idées ? Qu’avez vous dans vos cerveaux pour en sortir des trucs comme ca ? C’est limite effrayant  !! 😉

Bon, déjà, les quatrièmes de couverture sont conçues comme ça : pour donner envie, pour présenter les points forts d’une histoire et donc mettre en avant ce qu’elle a de meilleur. Une bonne quatrième peut sublimer le contenu d’un livre, mais, comme on l’a tous vu un jour, le récit n’est pas forcément à la hauteur des promesses (« La richesse de Tolkien, la drôlerie des Monty Python et le style de Jean Lorrain ! »). Il ne faut certainement pas complexer face à elles ! Sans compter que, sur un livre publié, il y a eu le retravail de l’auteur, les suggestions de l’éditeur et parfois des commerciaux, une foule de regards extérieurs qui visent tous à ce que cette histoire donne son plein potentiel.

D’accord. Mais ce n’est qu’esquiver la question. Où va-t-on trouver des idées ? Je dirais que trouver des idées n’est pas un problème : le monde en fourmille. Ouvrir la presse, se balader sur le Net, rester ouvert à son environnement amène des quantités d’idées, parfois dans les moments les plus improbables. Il faut rester disponible, à l’écoute du monde, et elles viennent d’elles-mêmes. Je suis convaincu qu’il n’y a pas de mauvaises idées : il y a, en revanche, les idées qu’on traitera de manière intéressante parce qu’elles nous concernent d’une manière ou d’une autre, et celles avec lesquelles on n’a pas de véritable lien.

Ce qui compte, c’est donc de trouver les idées qui conviennent pour soi ; non  pas creuser le même sillon et traiter toujours les mêmes thèmes, mais apprendre à se connaître pour remarquer, parmi la foule de récits potentiels qui peuvent naître, ceux que l’on a vraiment envie d’écrire, ceux qui résonnent avec nos convictions, nos désirs, nos révoltes, ceux que l’on veut vraiment explorer et suivre pour découvrir où ils nous conduiront. Si l’on ne jure que par la hard science, une idée purement romantique à la façon du Journal de Bridget Jones, aussi riche et intéressante soit-elle, ne résonnera guère, et son exécution va s’en ressentir.

Car je pense aussi que l’exécution prime sur l’inventivité. La meilleure idée du monde ne franchira peut-être même pas le comité de lecture de l’éditeur si l’exécution est bancale, insuffisante, si le potentiel d’une grande idée n’est pas exploité convenablement – alors qu’on peut faire une grande histoire avec un archétype classique, de Romeo et Juliette à AvatarIl faut ensuite tirer le maximum de ce germe d’envie, qu’on reconnaît parfois à un frisson caractéristique bien physique (comme le disent deux Elisabeth, George et Vonarburg, dans leurs livres d’écriture respectifs, « le corps sait »). Et c’est peut-être la partie la plus difficile : leur faire exprimer (au double sens de la parole et de presser comme un citron) leur potentiel, trouver la raison pour laquelle cette idée a séduit, et l’histoire qui se trouve ensuite derrière. Les mûrir, les méditer, en suivre les implications et ramifications, les ressasser jusqu’à pouvoir leur faire porter un récit qui compte, à tout le moins, à ses propres yeux. C’est là, peut-être, qu’on touchera à une authenticité qui pourra atteindre et émouvoir, par la suite, le lecteur.

Où va-t-on donc chercher tout ça ? À l’extérieur, autant qu’en soi. La psyché humaine compte un nombre limité de grands thèmes, aussi vaste soit-il : l’amour, la mort, la perte, le dépassement de soi, la liberté… Le plus important, à mon sens, c’est de chercher en soi-même, à force d’introspection et de ruminations,  ce que l’on a de personnel à dire sur la question, et le dire ensuite du mieux possible. Je pense humblement que c’est là que se terrent les idées qui comptent vraiment. C’est cet aspect qui les rendra bonnes, et leur rumination qui les rendra originales. Mais l’originalité n’est, en quelque sorte, qu’un effet secondaire qui vient dès qu’on a suffisamment creusé, avec sincérité, ce qui fait l’honnêteté de notre regard et de ce que l’on cherche à traiter. Elle n’est pas un but en soi. Chercher sans relâche sa propre parole, ne pas limiter ses ambitions, aller vers le lecteur, voilà à mon sens les buts véritables.

2014-08-05T15:23:05+02:00mardi 8 mars 2011|Best Of, Technique d'écriture|18 Commentaires

Newman & Mittelmark, How NOT to Write a Novel

Les auteurs – un écrivain et un éditeur – l’affirment en préambule : si l’on mettait tous les théoriciens de l’écriture dans une pièce en train de se remplir d’eau et qu’ils devaient se mettre d’accord sur des règles littéraires avant de périr noyés, il est certains qu’ils se mettraient avant tout d’accord sur une chose : ce qu’il ne faut pas faire. C’est le projet de ce petit opus d’un peu plus de 250 pages : ne pas vanter de grands principes, des recettes prétendûment infaillibles, des systèmes supposément éprouvés, mais au contraire rassembler le maximum de bévues, de bourdes, de tics et autres catastrophes tragiques qu’on rencontre dans les manuscrits non publiés. Et il y en a. Dans ma courte expérience éditoriale, j’en ai croisé un certain nombre, et je peux vous assurer que chacune de ces erreurs garantit à elle seule, presque à coup sûr, l’envoi navré d’une lettre de refus circulaire.

Le livre couvre tous les domaines de la narration : intrigue, personnages, décor, style… jusqu’à la soumission du manuscrit. Chaque bévue est d’abord illustrée par un extrait bidon rédigé par les auteurs eux-mêmes – souvent hilarant – puis suivi par une demi-page d’explications à la fois pédagogiques et… féroces (ce qui fait le plus grand bien aux égos un peu confortables).

« Je suis stupéfait. Vous êtes contento que je reste aqui pendant que vous passez en revue los échantillons ? »

– El étranger : Quand des locuteurs d’autres langues sont rendus n’importe comment (p.150)

Bien sûr, nous autres francophones ne retirerons que peu de profit des sections sur le style et la langue, le français fonctionnant parfois presque à l’opposé de l’anglais (pour ce qui est des verbes de dialogue, par exemple), mais le lecteur capable d’apprécier ce petit volume (un certain niveau de langue est requis pour en saisir tout le sel) saura faire le tri et les sections concernées sont de toute façon minces.

Bien sûr, ne tomber dans aucun de ces pièges ne garantit éventuellement pas la publication… Mais ils constituent le B.A.BA. Ce bouquin est une lecture quasiment indispensable pour l’auteur débutant qui a la chance d’avoir un certain niveau d’anglais. Mais tout le monde, de manière générale, tirera du profit à le lire, ne serait-ce qu’au premier degré, en se tenant les côtes devant les extraits délicieusement nanaresques mais tragiquement vraisemblables ; au-delà, il serait bien possible également de déceler des amorces de dérives ou de tics d’écriture dans sa propre pratique… qu’il conviendra alors de tuer dans l’oeuf, si possible avec un fusil à canon scié.

2014-08-05T15:23:05+02:00jeudi 24 février 2011|Best Of, Technique d'écriture|4 Commentaires

Nancy Kress, Characters, Emotion & Viewpoint

« Story is character », dit Elizanbeth George dans Write Away1. On peut disconvenir de la formulation, mais une évidence subsiste : aucune histoire, aussi passionnante soit-elle, ne peut subsister sans personnages forts, intéressants, qui vivent et qui souffrent, alors qu’une histoire un peu faible peut être sauvée par des personnages inoubliables (que serait How I Met your Mother sans Barney ?). La création d’individus fictifs crédibles, originaux et surtout vivants est un des grands défis de l’écriture, et c’est ce à quoi ce livre cherche à répondre.

Le nom de Nancy Kress est un gage de qualité : gagnantes de plusieurs prix Hugo, Nebula, Asimov’s, on la connaît en France entre autres pour le cycle de La Probabilité, très chouette trilogie de space opera un peu hard science sur les bords avec des idées originales et une civilisation (Monde) attachante. Et l’on ressent dans ce volume la même clarté qui préside à sa plume de romancière : elle domine son sujet et parvient à le communiquer avec une érudition qui ne sacrifie jamais à la pédagogie.

Au cours de ces 200 pages, Kress aborde tous les sujets relatifs à la création et à la mise en scène des personnages : historique, présentation, changements, point de vue (un bon quart dévolu à ce seul aspect). Comme souvent dans ce genre de manuel, elle mélange théorie et techniques ; si la première mérite d’être disséquée et méditée en détail par le lecteur, les secondes ne devront pas être prises comme un inventaire exhaustif, mais simplement comme des exemples qu’il faudra s’approprier, puis détourner. De nombreux exercices en fin de chapitre, bien pensés, enseigneront un certain nombre d’astuces à celui qui les fera avec assiduité.

On résume souvent la création de personnages à une fiche détaillée et à un environnement, alors que le plus important, pour l’écriture d’une histoire, est leur motivation, leurs objectifs, leur vision de monde (lesquels découlent de ce fameux passé, mais il est une charpente qui étaye l’identité et non l’essence totale du personnage). Kress accorde une place non négligeable aux détails biographiques, mais laisse justement cette motivation émerger et appuie son importance dans l’histoire. On peut regretter qu’elle n’insiste pas davantage sur le lien que nourrissent personnages et intrigue – la motivation doit venir justement servir l’histoire que l’on souhaite raconter – mais il faut supposer que cela dépassait le cadre de ce volume et que la pratique se charge de l’enseigner.

Toutes les techniques que présente ce volume sont relativement fondamentales, ce qui en fera une lecture extrêmement profitable pour le jeune auteur, qui sera bien inspiré de faire les exercices proposés. L’écrivain expérimenté n’y apprendra probablement rien de très nouveau, à part un fondement théorique poussé à ce qu’il fait peut-être intuitivement, ce qui est toujours bon à prendre, et justifie pleinement la lecture.

Une épiphanie peut cependant toucher : Kress conclut son livre sur une leçon profonde et simple, comme le sont toutes les bonnes leçons ; un piège dans lequel, à mon humble avis, tous peuvent tomber. Le meilleur service qu’un auteur peut rendre à son récit, dit-elle, c’est de comprendre que c’est l’histoire de ses personnages, et non la sienne propre. Un agréable précepte à encadrer au-dessus de son bureau qui allège les enjeux : en libérant l’esprit et la narration, il encourage la prise de risques et pousse à aller chercher au fond de soi cette vérité qui fera le sang d’un beau récit.

  1. « L’histoire, c’est les personnages », dans Mes Secrets d’écrivain
2014-08-05T15:23:05+02:00mercredi 26 janvier 2011|Best Of, Technique d'écriture|5 Commentaires
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