Salut à toi, le président du monde

Dans un discours à l’université de Wesleyan, Barack Obama eut la petite phrase suivante:

“Our individual salvation depends on collective salvation”
(Le salut individuel dépend du salut collectif.)

Phrase qui fut aussitôt vilipendée par la presse et la blogosphère américaine. Car beaucoup y lisent une critique de l’American way of life, enjoignant les étudiants de ne pas se limiter à l’achat de la grosse voiture, de la grande maison et du joli costard qui forme le modèle de réussite de la classe moyenne. Car ce way of life, considéré par beaucoup comme un acquis de haute lutte – par une conquête de l’homme sur l’adversité des éléments et de la vieille Europe – est un principe fondateur de l’inconscient collectif américain.

Mais ce n’est pas son discours. Obama veut inciter son auditoire à prendre la mesure d’enjeux qui les dépassent; à servir leur pays du mieux qu’ils le peuvent – à agir en citoyens responsables. Et, dans le pays dont il risque d’hériter, enlisé en Irak, détesté par une bonne partie du monde, grignoté par un fondamentalisme arriéré, ce discours n’est nullement anodin.

La phrase n’est guère surprenante pour nous, Européens, plus encore Français, qui avons une riche histoire de solidarité et d’avancées sociales. D’ailleurs, en ces temps de mutations où notre pays refait certaines des plus graves erreurs américaines, il est probablement encourageant de la voir dans la bouche d’un présidentiable. Mais, une fois sorti de la légitimité que lui donne son contexte, le discours d’Obama tient-il encore?

Pas entièrement, je crois. Ce ne sera guère original – bien que fort vrai – d’affirmer que l’individu se nourrit de la collectivité autant que l’inverse. Mais nos systèmes politiques, nos modes de vie, nos inconscients gravitent à mon sens autour d’une mauvaise dualité: à savoir la collectivité oeuvrant pour soi, face à l’intérêt de soi, oubliant l’oeuvre de soi.

Il est évident que nous ne pouvons survivre que si le groupe prospère. Mais, simultanément, nous traversons une phase grave de désenchantement, qui conduit à un repli individualiste. Il y a dans l’inconscient collectif actuel un sentiment écrasant d’impuissance rageuse, doublé d’une peur (artificielle ou non), qui se traduit par un égoïsme ordinaire, qu’il s’agisse de se garer sur les places pour handicapés ou de piquer des post-it au boulot, motivé par un obscur sentiment de rétribution. Car si nous n’avons pas d’influence sur le monde, qu’importe notre mesquinerie?

La vérité, c’est que nous ne sommes pas des gouttes d’eau sans influence… Et que le groupe est aussi la somme de ses parties. Sans groupe, point de salut individuel. Mais l’être n’est pas impuissant, sur sa vie, sur le monde, sur les structures qui l’encadrent – c’est un mensonge. Si le salut collectif assure le salut individuel, le salut collectif repose avant tout sur l’action de l’individu… Même loin des caméras ou des yeux divins, comme l’espérait Kant.

C’est idéaliste. J’assume. Je suis un misanthrope optimiste, perpétuellement déçu par mes contemporains mais n’abandonnant jamais l’espoir d’être agréablement surpris. Je crois profondément à l’action individuelle et motivée, à l’inventaire personnel raisonné, à la victoire de chacun sur ses démons. A l’impeccabilité de la personne pour que notre monde franchisse une nouvelle étape, débarrassée de ses vieux oripeaux, de ses vieilles angoisses. Ce n’est probablement pas pour ce siècle, mais ce monde me fait quand même l’effet d’être en retard sur son changement de vie. Nous pouvons au moins commencer maintenant. A tout le moins, l’individu en lui-même vivra mieux, ce qui devrait constituer une incitation suffisante.

2011-02-01T18:30:02+01:00lundi 8 septembre 2008|Humeurs aqueuses|1 Commentaire

Les yeux qui tournent et les couleurs qui parlent

So I went to see Bridget Riley’s exhibition…
J’adore cette formulation du “so” si courante et commode sur les forums et les blogs anglophones. “Alors je suis allé faire un truc.” Faire un truc qui ne m’a pas laissé indifférent mais sur lequel je n’ai pas encore assez de recul / de contexte pour donner un avis intelligent – mais le but de ces expériences en temps réel, c’est de s’efforcer
de trouver ensemble, hein?

J’ai honte, mais je dois admettre que ma sensibilité picturale est plutôt mal dégrossie. J’aime l’image, j’adore m’y projeter, mais cela me demande généralement une démarche plus consciente que la littérature et la musique, qui sont pour ma sensibilité des formes d’art “immédiates” – ça me rentre direct dans l’inconscient. C’est donc avec un oeil de béotien – et l’envie d’apprendre – que je suis allé au Musée d’Art Moderne voir la rétrospective Bridget Riley.

Movement in Squares, 1961

Riley est une des figures de proue de l’op’art mais son travail et sa réflexion vont bien plus loin que de “simples” illusions d’optique (qu’elle n’a d’ailleurs jamais étudié). Elle cherche d’abord à explorer les effets de la couleur et de la forme sur les perceptions humaines, faisant appel à des primitives extrêmement simples, d’abord en noir en blanc, puis faisant peu à peu intervenir des teintes dans la composition. (Plus d’infos sur le site du musée ci-haut mentionné – qui fait le travail de monographie bien mieux que moi.)

Dans les intervalles, dans les courbes, des mouvements et des couleurs inexistantes se forment, révélant au spectateur à quel point son oeil l’abuse, et faisant naître chez lui des émotions, des ambiances particulièrement intenses, non verbalisées, mais bien réelles. Tout est évidememment question d’illusion, thème millénaire, mais Riley y renvoie avec une intensité rarement égalée.

Cataract, 1967

Un des éléments les plus frappants de son art, c’est son aspect mathématique, à la fois bien présent et très simple. Les formes sont gouvernées par des rapports de proportion, des répétitions et des déséquilibres et je ne peux m’empêcher de penser que, si ses tableaux les plus épurés datent des années 60, il s’y trouve une véritable idée de la modernité et que ses compositions sont la véritable expression artistique du XXIe siècle. Nous vivons dans une époque curieuse aux rapports ambigus avec la technologie: nous sommes presque tous reliés au Net, avec des iPod, voire, pour certains, des Palm, des ordinateurs portables, des GPS dans la voiture, etc. Et pourtant, par sa forme arrondie, sa couleur claire, son côté “kawai”, la machine cache aujourd’hui son rôle – sa sémantique. Comme pour adresser un signal silencieux: je suis inoffensive. Quand, dans les années 70 et 80, la machine proclamait sa fonctionnalité: la voiture était carrée, grosse; l’ordinateur était rectangulaire, couleur plastique; un listing de langage machine constituait la suprême idée de la modernité (rappelez-vous les clips kitsch de Jean-Michel Jarre et Kraftwerk). Elle affirmait alors: je suis l’avenir.

La logique dicterait donc que nous vivions dans une ère beaucoup plus cérébrale et mathématisée qu’elle ne l’est, or c’est tout le contraire: nous semblons fuir toute déclaration technologique. Pourquoi? Par peur, probablement. Mais, chez Riley, je perçois – très personnellement – au contraire, une étude de la pureté des formes d’une modernité éblouissante et ce, trente-cinq ans avant la démocratisation progressive du Net et de l’informatique. Son art reste terriblement moderne pour notre société aux rapports ambigus avec sa technologie (débat très actuel, moyen d’oppression contre corne d’abondance).

Et c’est assez étonnant parce que Riley, en un sens, a suivi la même évolution: son oeuvre récente introduit des formes plus douces, des couleurs plus nombreuses, souvent pastel – ce qui la rend, à mon sens, un peu moins intéressante.

Shadowplay, 1990

L’autre qualité qui m’a frappé est encore plus personnelle (mais comme dit Mélanie Fazi, faire de l’ego-trip, c’est une des fonctions d’un blog – vous serez prévenus…) et profondément, j’en ai l’impression, liée à ma façon d’envisager le monde et l’art. Dans une salle passionnante, le musée a exposé des études et des croquis préparatoires de Riley: courbes tracées sur papier millimétré, évoluant peu à peu jusqu’à ce que le jeu des formes devienne intéressant, essais de couleurs, de motifs, de répétitions. Le tout bardé de notes, du genre (je cite de mémoire, tout cela est fictif):

Pattern: AB BC CA CD – or CA CD?
Slow evolution from middle left to upper right.
Uses: Y, R, B, W.
Shapes exiting the frame?
[Y, R, B, W signifiant par exemple jaune, rouge, noir, blanc]

Maintenant, jouons un peu, si vous le voulez bien.

Mythe bien connu du public. Jeux référentiels possibles sans risquer être abscons.
[…]
OK. Ns avons archétypes incarnés pr donner voie à humanité – ou humanité les a incarnés pour s’en donner une – on sait plus bien, aucune impce: humanité EST archétypes et inversemt.

Ceci est tiré verbatim (comme les abréviations l’indiquent) de mes notes préparatoires pour L’Île close (c’est ainsi que je travaille: je réfléchis à l’écrit comme si je parlais à haute voix, je me raconte tout ce qui me passe par la tête, prenant une foule de notes pour marteler la matière jusqu’à dégager une forme – une idée – de la gangue de néant conceptuel qui l’entoure).

J’ai été pris – fort humblement – d’un étrange écho en considérant combien Riley narrait eses compositions et ses notes, fait d’autant plus inattendu dans le cas de l’op’art, normalement abstrait. Avant que je ne comprenne ce qui m’arrive, ses notes et ses croquis se sont transformés sous mes yeux en histoires avec des personnages. La bande de rouge à côté d’une bleue n’était plus une bande de rouge à côté d’une bleue, mais elle était une entité animée d’une volonté propre, comme un personnage bien conçu se doit de l’être, et elle avait une raison bien précise d’être à côté de la bleue – une relation d’amour-haine comme seules peuvent l’entretenir une couleur chaude et une couleur froide. J’ai eu la sensation très bizarre – et complètement péremptoire, je l’admets – que leur progression dans l’espace échappait tout autant à l’artiste qu’un personnage, parfois, choisit de faire ce qu’il veut dans un récit et pas ce qui arrange l’auteur. Retrouvant la bande rouge et la bande bleue dans un autre tableau, j’avais l’impression d’une suite à l’histoire – leurs relations avaient changé, l’aube d’un nouveau récit, d’un nouveau conflit s’installait aux prémisses de la lecture du tableau.

Une étrange épiphanie, vraiment, qui m’a fait entrevoir comme une idée de réalité fondamentale à nous tous et que nous transcririons par les pauvres canaux limités de notre parole, ou cherchant à l’affiner et à la rechercher sans relâche par l’intermédiaire d’un art. Je ne refais pas Platon, simplement, je ne me suis jamais senti aussi proche de la vision de l’art comme expression de la réalité véritable selon Schopenhauer (idée avec laquelle je ne suis normalement pas trop d’accord)…

Je pousserais bien la réflexion plus loin mais, pour l’heure, j’en suis incapable et je ne voudrais pas tuer le plaisir par une surabondance de verbalisation, donc je vais m’arrêter là sur le sujet, mais une citation de l’artiste dans une conférence (merci Wikipedia) me fait entrevoir que je n’ai peut-être pas tapé tellement loin:

“When Samuel Beckett was a young name in the early Thirties and trying to find a basis from which he could develop, he wrote an essay known as Beckett/Proust in which he examined Proust’s views of creative work; and he quotes Proust’s artistic credo as declared in Time Regained – ‘the tasks and duties of a writer [not an artist, a writer] are those of a translator’. This could also be said of a composer, a painter or anyone practising an artistic metier. An artist is someone with a text which he or she wants to decipher.
Beckett interprets Proust as being convinced that such a text cannot be created or invented but only discovered within the artist himself, and that it is, as it were, almost a law of his own nature. It is his most precious possession, and, as Proust explains, the source of his innermost happiness. However, as can be seen from the practice of the great artists, although the text may be strong and durable and able to support a lifetime’s work, it cannot be taken for granted and there is no guarantee of permanent possession. It may be mislaid or even lost, and retrieval is very difficult. It may lie dormant and be discovered late in life after a long struggle, as with Mondrian or Proust himself. Why it should be that some people have this sort of text while others do not, and what ‘meaning’ it has, is not something which lends itself to argument. Nor is it up to the artist to decide how important it is, or what value it has for other people. To ascertain this is perhaps beyond even the capacities of his own time.”

(Riley parle de “texte” pour tout phénomène sujet à une interprétation, comme des perceptions, pas seulement des documents écrits.)

Il va sans dire que la mention d’un travail de “traducteur” me met particulièrement la puce à l’oreille. Encore de quoi alimenter des réflexions personnelles.

Tout cela est absolument fascinant.

2011-02-01T18:41:43+01:00mercredi 6 août 2008|Expériences en temps réel, Humeurs aqueuses|Commentaires fermés sur Les yeux qui tournent et les couleurs qui parlent

Amendement contre la loi Lang repoussé

L’attaque dont la loi Lang fut l’objet a été heureusement repoussée.
Voir aussi l’article de Livres Hebdo.

Communiqué de presse du ministère de la Culture et de la Communication

Christine Albanel, ministre de la Culture et de la Communication, se félicite du maintien par l’Assemblée nationale d’une dispositionessentielle de la loi du 10 août 1981 sur le prix du livre Christine Albanel, ministre de la Culture et de la Communication, tient à remercier l’Assemblée nationale d’avoir repoussé, dans le cadre de l’examen de la loi de modernisation de l’économie, l’amendement visant à raccourcir le délai à respecter avant de solder des livres prévu par la loi du 10 août 1981 sur le prix
du livre. La Ministre rappelle que la loi du 10 août 1981 a permis, en une génération, ledéveloppement en France d’un réseau de diffusion particulièrement dense, dans lequel la librairie indépendante a su conserver toute sa place.Véritable garant de la diversité de la production et de la diffusion éditoriales, la loi sur le prix du livre, qui connaît de nombreux équivalents en Europe, reste un moyen essentiel pour donner à chaque livre, une chance de rencontrer son public, et d’offrir aux lecteurs un accès à l’ensemble de la création littéraire, qu’il s’agisse des nouveautés ou des livres de fonds. Paris, le 12 juin 2008

2011-02-02T13:30:23+01:00jeudi 26 juin 2008|Humeurs aqueuses|Commentaires fermés sur Amendement contre la loi Lang repoussé
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