Je ne sais pas comment vous parler de Hellblade: Senua’s Sacrifice à part que waouh

… est le titre qu’un type théoriquement payé pour écrire des machins avec des mots finit par sortir après avoir contemplé son écran dans le vide pendant cinq minutes.

C’est que Hellblade (PS4, Xbox One, PC, Switch) est un titre dont il est difficile de parler, parce qu’il aborde des sujets d’une difficulté suprême, pour la première fois de l’histoire du média à ma connaissance, avec une réalisation incroyable.

Senua est une jeune guerrière picte avec la rage au cœur : les Nordiques ont attaqué son village et massacré les siens, tout particulièrement Dillon, l’homme de sa vie. Munie à la ceinture de son crâne emballé, siège de son âme, elle se rend en Hel pour obliger les terribles dieux nordiques à le lui rendre.

Et, dès les premières secondes, il y a quelque chose d’inhabituel. Des voix racontent cette histoire, mais l’on comprend vite qu’il ne s’agit pas d’une narration extérieure. Senua est hantée – schizophrénie ou don chamanique de double vue, les définitions se brouillent en cette époque. Elles lui parlent comme au joueur – à moins que le joueur ne soit justement l’une de ces voix. Peu importe. Senua se rend en enfer et elle le sait ; elle sauvera coûte que coûte Dillon des griffes de Hela, malgré les ténèbres qui la rongent, contre lesquelles elle s’est battue toute sa vie. Au fur et à mesure, le voile se lève sur son passé, comment elle en est arrivée là, et comment son peuple incapable de comprendre sa différence l’a traitée.

En surface, Hellblade est un jeu d’aventure / action, mais comme Gris est un jeu de plate-forme. Ambiances, son et certaines mécaniques inhabituelles de gameplay forment la vraie expérience. Il est ardu de parler de ce jeu, d’une part parce que justement, il faut en dire le moins possible, mais surtout car cela impliquerait de formuler un jugement sur la justesse de la représentation de ce que vit Senua. Ce pour quoi, malgré ma familiarité avec l’OCD, je ne suis pas du tout compétent. Je peux dire que le studio a réalisé ses devoirs. Les développeurs ont travaillé étroitement avec des spécialistes et des patient·es, et se sont attachés à retranscrire autant que possible en jeu l’authenticité, les souffrances mais aussi les moments de grâce de son expérience. Certain·es ont trouvé cette représentation juste et salutaire ; enfin, on parlait d’eux et elles. Certains journalistes ont considéré le jeu voyeuriste, voire dérangeant. (Alors oui, pour un jeu qui parle de psychose et de villageois massacrés avec tout l’horrible raffinement que l’espèce humaine peut déployer envers ses semblables, j’ai envie de dire que dérangeant ÉTAIT ÉCRIT DESSUS)

Voici ce que je peux dire : Hellblade m’a autant terrifié que fendu le cœur, et reste avec moi des semaines après l’avoir fini. La réalisation est magistrale, l’actrice qui joue Senua lui donne une authenticité, une horreur, une fureur, un désespoir et une résolution que j’ai rarement vue dans un jeu vidéo ou même une œuvre d’image tout court. J’ai eu mal, j’ai été furieux pour elle. Le jeu emploie la vraie grammaire du jeu vidéo – le gameplay – avec un ingéniosité pour tordre nombre des tropes habituels du média. Il en ressort une œuvre sournoise, imbibée de détresse et d’angoisse, qui n’épargne pas grand-chose au joueur.

Or quelle est la fonction d’une œuvre d’art, si ce n’est explorer et donner à ressentir ? Ne serait-ce pas stimuler l’empathie du lecteur / joueur / spectateur, et élargir ses horizons, toujours avec respect ?

À mon sens, Hellblade est un chef-d’œuvre pour cette raison. Ce n’est peut-être pas une représentation clinique très juste, je n’en sais, très honnêtement, rien. Mais c’est une œuvre ; elle est censée avant tout transcender le réel pour établir un pont vers les esprits qui la recevront. Et la violence psychologique, le symbolisme du jeu, ses mécaniques s’adressent directement à l’être humain qui tient la manette et qui vit l’odyssée de Senua par procuration ; sa détresse et sa rage ne sont pas du voyeurisme, puisqu’à chaque étape de son voyage, par le truchement du jeu vidéo, elles devenaient pleinement miennes. Voilà ce qui compte ; voilà ce qui reste. Dans le média le plus grand public qui soit, Hellblade traite pour la première fois de sujets déchirants, les fait ressentir de l’intérieur, à travers toutes ses dimensions, tant par le vécu intérieur que par la peur et l’ostracisation de l’entourage. Et il le fait à travers un personnage certes terrifié, torturé par les circonstances, mais courageux, volontaire, et dont la lutte ne peut qu’être une inspiration.

Et puis, c’est une première.

Hellblade m’a fait voyager en enfer, remué l’âme et les tripes, fasciné aussi, oui (mais cela, c’est dû à mes explorations très personnelles, qui déjà gamin me poussaient davantage vers Téléchat que Babar) et j’en suis sorti, je crois, un peu plus humain.

Comme me l’a seriné Estelle Faye depuis des mois : il faut jouer à Hellblade (elle avait bien raison) (et merci à ma chère et tendre qui a rendu ça possible).

Deux recommandations impératives :

  • Jouez au casque. Vraiment. Vous comprendrez pourquoi. (Et faites-le dans le noir sur grand écran, si possible.)
  • Après l’avoir fini, mais surtout pas avant, regardez le documentaire d’une demi-heure fourni avec. Ce n’est pas qu’un simple making of, cela vous décodera ce que vous n’avez pas vu.

Le plus grand compliment que je puisse faire à ce jeu est de dire que je suis prêt à acheter une Xbox series X pour jouer à Hellblade 2 dès sa sortie. Ou un PC. Une Game & Watch. N’importe quoi qui le fasse tourner.

Avec des œuvres comme celle-ci, le jeu vidéo me semble vraiment entrer dans une nouvelle étape artistique, capable de traiter avec brio des sujets insondables, tant personnels que sociaux, en utilisant ses forces propres. C’est génial et cela me redonne envie de m’y plonger avec régularité.