Comment la libération de la diffusion fait le lit des publicitaires

Attention, article impopulaire.

L’édition électronique fait couler beaucoup d’e-ink en ce moment ; après la musique et le cinéma, c’est au tour de la littérature de se voir numérisée en masse, et d’affronter les défis posés par ce bouleversement. (Le but de cet article n’est certainement pas d’étudier la question en entier, mais mon petit orteil me dit qu’on n’a pas fini d’y revenir.) Face au changement, très schématiquement, on discerne trois attitudes :

  • L’édition classique, héritière de contraintes légèrement prosaïques comme des salaires, des loyers, des frais d’entreprise, s’efforce de transposer son modèle économique à ce nouveau monde sans y laisser des plumes.
  • Beaucoup d’internautes et « affiliés » (start-ups dans le domaine) scandent que « le vieux modèle est mort », qu’il faut une révolution, qu’il faut tout faire péter, sans proposer grand-chose de réaliste qui dépasse l’échelle d’une relative confidentialité. (Même Benjamin Bayart, directeur de FDN, à qui j’avais posé la question, pataugeait un peu sur ce point bien qu’il présente une argumentation tout à fait raisonnable sur les limites du vieux modèle.)
  • Les auteurs et créateurs, assis entre deux chaises, qui aimeraient bien ne pas se faire bouffer par ce qui se prépare en grande partie sans eux, ont souvent de belles idées sur la circulation de la culture, ou bien sont terrifiés par ce qui se prépare mais n’osent rien dire de peur qu’une campagne de presse négative comme Internet sait si bien en lancer ne se déchaîne contre eux (les trois n’étant pas mutuellement exclusifs).

Or, je vois se promener depuis un bon moment maintenant sur la toile un angélisme branchouille, où l’on parle de « nouveaux métiers », de « nouveaux horizons », où le nouveau rebelle est le type qui pirate pour saper les méchantes forteresses du grand capital, où la liberté de création et de diffusion sera la garante absolue de la diversité de l’offre, et où tous les créateurs pourront vivre joyeusement, même les plus confidentiels. Youpi arcs-en-ciel.

Je n’y crois pas un seul instant. Et je m’en vais démontrer pourquoi, en distribuant deux ou trois flying high kicks, parce que ça commence à me courir depuis un moment, et puis qu’un article énervé c’est toujours plus marrant à lire, et je pense à ta marrade, ô auguste lectorat, alors lâchage.

Évacuons tout de suite un certain nombre de présupposés de l’argumentation.

  • Je postule que le créateur doit être rémunéré correctement pour son travail. Pour deux raisons :
    • D’une part par justice : le travail apprécié doit être rémunéré.
    • D’autre part par nécessité structurelle. Créer demande du temps, un investissement personnel, une pratique régulière, un état d’esprit ; ce peut être l’oeuvre d’une vie, et il faut que le créateur puisse s’y consacrer sans obstacles. La rémunération juste de son travail devrait idéalement être donc investie dans la suite de cette création. Par ailleurs, un créateur fauché, sans retour juste, finit par laisser tomber et faire quelque chose de plus productif et satisfaisant de sa vie. Oui, créer est une vocation, un besoin impérieux qui viendrait presque d’en-haut mais, au bout d’un moment, la lassitude finira – en moyenne – par s’installer, ne laissant que des apprentis en mal de reconnaissance. Rémunérer le créateur, c’est s’assurer de la santé de la culture – et donc le plaisir qu’on y prend.
  • Je rappelle que je suis fermement anti-DRM, anti-Hadopi et toutes les horreurs qui vont avec. À titre personnel, le piratage ne me dérangerait pas si j’avais l’assurance de gagner par ailleurs correctement ma vie. Je me suis très longuement exprimé sur la question l’année dernière.

Unicorns and rainbows

L’angélisme dont je parle plus haut appelle de ses voeux un monde en quelque sorte déréglementé, peut-être souhaitable dans une certaine mesure, mais dont les conséquences, je le prédis telle Cassandre, seront aux antipodes de ce qu’on imagine. Quelle est l’hypothèse principale de ce monde ? Avec la baisse des coûts de production, l’offre devient pléthorique (encore plus). Toutes les étrangetés peuvent théoriquement se retrouver publiées sur la toile ; chacun y va de l’ouverture de sa boutique, de sa micro-structure, etc. Les éditeurs reconnus poursuivent, voire augmentent leur imposant rythme de publication.

Les conclusions tirées sont triples :

  • La part de distribution et diffusion disparaît (ou se réduit grandement), ce qui se répercute sur la rémunération de l’auteur (qui augmente en proportion) et le prix du produit final (qui baisse).
  • Information universelle et immédiate grâce à la toile : choix informé de l’acheteur. « Tout le monde a sa chance. »
  • Conséquence : accès universel à la culture. Élargissement du marché. Plus de lecteurs, donc plus de rémunération pour plus de créateurs, croissance de la culture, mutation de la société qui sort de la médiocrité et ouvre une nouvelle ère d’éducation et d’échange qui met fin à la guerre et sauve le monde (quand je lis certaines aspirations, je vous jure que j’exagère à peine).

Et moi je dis : bullshit.

Le piège de l’économie classique

Bullshit pourquoi ?

Parce qu’aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette vision qui ne renieraient pas certains altermondialistes tombe dans un piège ultra classique de la doctrine économique. Elle postule que le lecteur est un agent économique parfait. C’est-à-dire qu’il constitue une entité prenant des choix rationnels fondés sur l’hypothèse suivante : il cherche à maximiser son utilité (= ici plaisir de lecture) sur la base d’une information exhaustive, anticipée et analysée.

Cela signifie qu’un lecteur théorique de ce monde futur, pour que ça marche, soit parfaitement informé sur ses domaines de prédilection et fasse un choix informé. Cela postule qu’il dispose donc d’une information fiable, mais surtout d’un temps potentiellement infini pour parvenir à sa décision, tout comme il dispose d’un temps potentiellement infini pour maximiser son utilité (= lire tout ce qui est susceptible de l’intéresser). On touche déjà du doigt les limites du modèle, puisqu’on les affronte déjà aujourd’hui avec l’édition papier. Sans compter que le livre se trouve aussi en concurrence avec la télé, les jeux vidéo, etc.

Conséquence : dans un monde où l’offre est pléthorique et peu coûteuse, mais où le temps d’information comme de consommation se limite toujours plus, comment va se faire le choix ?

Ma réponse est la suivante : à travers la promotion, la communication, en un sens la publicité.

Je pense que les « phénomènes Internet » actuels, de Cory Doctorow à Mikaël Vendetta en passant par Mozinor, se passent de commentaires : leurs initiatives ont créé du buzz (le mot magique qui fait rêver tous les marketeux). Ils ont trouvé le créneau différent, l’approche personnelle qui les a dégagés du lot. On ne parle pas d’eux parce qu’ils sont bons ; on parle d’eux parce que ce sont des phénomènes. Certains dépassent ce stade et s’avèrent des personnalités riches ayant un vrai discours (Doctorow) qui dépasse le buzz ; d’autres sont des flans qui tomberont à moyen terme dans les oubliettes de l’histoire (Vendetta).

Dans un monde où l’offre est pléthorique, dépassant largement les capacités d’information et de lecture de l’être humain moyen, lequel dispose d’un temps limité, c’est le matraquage médiatique qui va faire la différence. Qu’est-ce que je dois acheter ? À défaut, celui dont j’entends le plus souvent parler. Cela va aggraver la tendance « coup éditorial » qu’on subit déjà beaucoup, l’effet « Machin passe chez Fogiel et Ardisson », la construction de pseudo-scandales éditoriaux, etc. Qu’on parle de vous, cela peut vous tomber plus ou moins par hasard, mais c’est aussi une technique, une véritable science, qui coûte de l’argent : c’est le métier du publicitaire.

Attention, le buzz ou la présence médiatique peuvent être parfaitement légitimes en raison, encore une fois, d’un regard différent, d’une oeuvre particulière (Doctorow). Mais qu’on m’explique la légitimité de Mikaël Vendetta, qui est une parfaite construction médiatique ?

De plus, ce matraquage va muter pour noyauter l’information publique (blogs, forums), afin de se dissimuler dans des recoins supposés indépendants. C’est déjà le cas et connu dans le monde du jeu vidéo où certains posteurs sont de suspects avocats indéfectibles d’une même marque… Les majors suivent l’exemple pour constituer de vraies forces de frappe répandant avis favorables et construisant des buzz de toutes pièces.

Je ne dis évidemment pas que tous les blogs se laisseront embarquer – j’en connais personnellement qui ont refusé toute forme d’affiliation et l’ont même publiquement dénoncé, s’attirant des inimitiés au passage. C’est courageux et nécessaire. Mais c’est aussi une affaire de spécialistes. Le visiteur moyen, qui travaille toute la journée, n’a aucune volonté d’exégète mais juste de consommer de la littérature pour son plaisir (et il a mille fois raison), n’a pas le temps, l’énergie, ni même l’envie d’aller démêler le vrai du faux. Et c’est normal.

Loin d’être l’Eldorado fantasmé qu’on nous promet, je regarde donc avec une extrême suspicion les discours idéalistes de dissémination culturelle parce qu’on le veuille ou non, réaliser un choix informé, à moins qu’on soit spécialiste, devient quasiment impossible. Il faut se convaincre une bonne fois pour toutes qu’il ne suffit pas d’être sur Internet pour exister. La conséquence logique est un glissement vers ceux dont c’est le métier de parler plus fort que les autres et d’être écoutés : les publicitaires.

En passant, je voudrais mentionner ce billet de Jean-François Gayrard de Numerik:)Livres, qui définit son métier comme celui d’un « propulseur littéraire ».

Dans des structures comme les nôtres, 100% numérique, quand on y réfléchit bien, l’édition pure occupe seulement 40% de notre temps. Tout le reste est consacré à la promotion dématérialisée sur les réseaux et les médias sociaux de nos auteurs et de nos titres. Nous propulsons plus qu’autre chose.

(Graissage de mon fait.) CQFD.

Sauf que ce métier existe : pour moi, quelqu’un qui passe 60 % de son temps sur la promotion d’une oeuvre, ça porte un nom classique et bien connu des métiers du livre : attaché de presse.

Avant que je ne me fasse sauter à la gorge, je voudrais quand même terminer en déclarant mon respect aux publicitaires et attachés de presse dont le travail est important et nécessaire. Comprenons-nous bien : je ne fustige nullement ces métiers (qui m’intéressent énormément, d’ailleurs). Je fustige l’angélisme qui constiute à imaginer un monde merveilleux, méritoire et bon marché où tout le monde aura sa place. Je répète : bullshit. La publicité sera plus nécessaire encore qu’aujourd’hui, et j’ai un scoop : elle n’est pas gratuite.

Maintenant, à votre avis, qui aura les moyens de la payer ?


Le Buzz ( Le Tutoriel #2 )
envoyé par mozinor. – Cliquez pour voir plus de vidéos marrantes.

2016-01-19T14:25:20+01:00mardi 7 septembre 2010|Best Of, Humeurs aqueuses|8 Commentaires

Question : Comment forcer les personnages ?

Une autre question sur l’écriture m’est arrivée, cette fois sous la forme d’une discussion à bâtons rompus, et la personne semblait si satisfaite des pistes que je lui ai proposées que j’ai pensé les partager, dans l’esprit de ce qui avait été fait ici et . Pour information, j’ai un nouveau formulaire de contact flambant neuf ; vous pouvez envoyer vos questions par ce biais.

La question, donc, était :

J’ai bien compris qu’il faut trouver des objectifs aux personnages au cours du récit, mais comment forces-tu les personnages à suivre le parcours que tu leur as choisi ? J’ai deux détectives dans un monde en déliquescence et, honnêtement, dans ce monde, il n’y a pas de raison sensée de faire ce boulot pour une paie de misère, ils ne s’en tireraient pas beaucoup plus mal à ne rien faire. Comment je peux faire pour les obliger à suivre l’enquête quand même ?

Tu ne les forces pas. Surtout pas. Forcer un personnage revient à t’obliger à manger le plat que tu détestes le plus pour faire plaisir à ton hôte. Non seulement tu passes un sale moment, mais ça se voit sur ton visage et ton hôte n’est pas dupe.

Les personnages atteignent tous un moment où ils prennent vie, ne serait-ce qu’en raison du principe de causalité narrative (cf Trouver une idée, construire un scénario) ; leurs actes passés finissent par orienter leur comportement. Un personnage qu’on force ne prend jamais vie ; et un personnage qui ne prend pas vie est terriblement difficile à écrire, parce qu’on ne sait pas où il va. Tu te tires donc dans le pied.

Mais, à supposer que tu arrives quand même à raconter son histoire, cette faille logique que tu as repérée toi-même a toutes les chances de sauter au visage de ton lecteur. Il se posera la même question que toi, si tu as dépeint correctement ton monde : « pourquoi ces types se crèvent-ils à faire ce boulot ? » Et tu romps le contrat narratif, parce que tu n’as pas de réponse logique à fournir. Ton lecteur sort du récit, balance ton livre au mur, te voue aux gémonies et t’envoie un tueur du NKVD.

Mais tu n’as pas envie de rencontrer un tueur du NKVD. Comment t’en tirer, donc ?

À mon humble avis, tu prends la question à l’envers : tu te demandes « comment ». La véritable question que je te proposerais, c’est « pourquoi ? »

Pourquoi des types, qui n’ont visiblement pas de raison sensée de faire ce boulot, le font quand même ?

Le font-ils par attachement au devoir ? Parce qu’ils croient véritablement à leur travail, qu’ils voient comme une manière de rendre ce monde meilleur ? Parce qu’ils sont trop bêtes pour se rendre compte qu’on les exploite ? Parce qu’ils ont une raison liée à leur passé de mener cette enquête ? Parce qu’ils ont essayé l’oisiveté et qu’ils ont sombré dans un ennui prodigieux ? Et ainsi de suite.

Tu vois qu’un millier de réponses potentielles surgissent immédiatement, chacune en amenant d’autres. Supposons que tu décides que l’enquête est liée au passé de l’un d’eux. De quel événement s’agit-il ? Retrouver un coupable qui n’a jamais été pris ? Se venger ? Apprendre la vérité sur un incident resté nébuleux ? Etc.

Passer de « comment » à « pourquoi » ouvre l’horizon des possibles et te donne autant de réponses que tu peux en souhaiter. Il te suffit simplement de choisir la direction qui te plaît le plus, la suivre et la raffiner jusqu’à trouver l’idée que tu voudras vraiment écrire, à laquelle tu ne pourras pas résister, qui viendra te hanter même la nuit. « Pourquoi » fournit d’innombrables accroches pour développer les personnages, leur histoire, leurs motivations, et même l’univers.

Imaginons même que tu choisisses un « pourquoi » différent pour tes deux flics… Et tu as le germe d’un conflit entre eux, fondé sur des objectifs différents et peut-être opposés, des visions du monde différentes et peut-être opposées. Tes flics cessent d’être des artifices de narration que tu cherches à faire entrer dans l’histoire au chausse-pied pour devenir des personnes avec une véritable raison d’être là, des aspirations, des cicatrices, et tu sais parfaitement bien pourquoi ils continuent à faire ce boulot que tout le monde aurait abandonné depuis longtemps.

Bon courage, et beaucoup de plaisir à toi !

2014-08-05T15:23:07+02:00vendredi 3 septembre 2010|Best Of, Technique d'écriture|3 Commentaires

Ainsi se traduisait Zarathoustra

Dès qu’on parle de philosophie, beaucoup sortent leur revolver. Accusée d’être obscure, compliquée, verbeuse et surtout inutile au quotidien, la pauvre a bien mauvaise réputation dans un monde qui a pourtant grand besoin d’elle – la faute, il est vrai, à certains penseurs odieusement verbeux, éloignés des réalités, et à un enseignement de lycée pas toujours au rendez-vous.

Mais Friedrich Nietzsche, l’un des philosophes les plus importants et instructifs de l’ère moderne (dont se réclame par exemple le célèbre Michel Onfray), sait se faire accessible, et Ainsi parlait Zarathoustra est son livre majeur. Provocateur et lyrique, il résume sa pensée de façon étonnamment claire – même si le symbolisme y abonde – et constitue une lecture indispensable pour toute personne désireuse de la découvrir, ou tout simplement d’élargir ses horizons.

Au carrefour d’un certain nombre de projets, je m’étais mis en tête de le relire depuis un moment. Je crois que tout lecteur a certains classiques personnels, qui l’ont profondément marqué, auxquels il revient au fil de sa vie ; il y projette tant de choses, les découvrant à chaque relecture sous un angle différent, que l’image qu’il s’en construit n’a probablement plus grand-chose à voir avec les intentions premières de l’auteur. Ainsi parlait Zarathoustra ne fait pas à probablement parler de mes classiques pris dans ce sens, mais Nietzsche, par son exaltation du combat, son rejet des illusions et son aspiration à la grandeur, m’avait séduit dès l’adolescence.

Je me suis donc racheté un exemplaire de l’oeuvre une bonne quinzaine d’années après l’avoir découverte, et quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que… je n’y comprenais plus grand-chose. Formules ampoulées, vocabulaire archaïsant à la limite de l’opaque, inversions de phrases que dénigré n’aurait pas Yoda même… Passe-t-on sur tant de choses à l’adolescence qu’on ne se rend même pas compte de ce qu’on lit ? Bizarre : je me rappelle comment j’étais à cet âge-là ; j’aurais laissé tomber. Aujourd’hui, butant sur une phrase sur trois, serrant les dents, j’ai continué, admettant progressivement que certaines idées m’échapperaient encore et que je les saisirais peut-être à une troisième lecture…

Mais ce week-end, j’étais chez un bouquiniste lyonnais. Je tombe sur une édition différente du livre. Je la feuillette et… miracle ! Tout est clair, immédiat, direct. Que s’est-il passé ? La réponse est simple : un cas d’école de choix de traduction.

Je tiens à préciser tout de suite que je ne lis pas l’allemand (sinon j’aurais lu l’oeuvre dans le texte) et ne peux donc parler du ressenti des traductions qu’en tant que « lecteur final », c’est-à-dire en simple consommateur. Je ne cherche pas à discuter de la fidélité à l’oeuvre, mais à comparer leurs mérites. Enfin, j’ignore tout du statut « officiel » des traductions canoniques de Nietzsche et j’irai jusqu’à dire que la question n’à pas à concerner le lecteur éclairé que je m’efforce d’être, seulement l’exégète.

La première traduction, aux éd. Folio essais, réalisée par Maurice de Gandillac, livre ce parti pris :

[…] nous avons été conduit à reprendre toute l’entreprise sur de nouvelles bases, en essayant de rendre avec plus de rigueur le rythme des versets nietzschéens, et de suggérer par quelques ellipses et inversions la référence au style d’anciens textes sacrés.

Celle sur laquelle je suis tombé en occasion est réalisée par Geneviève Blanquis (éd. Garnier-Flammarion) et les éditeurs signalent se référer à la première.

La différence est flagrante.

Maurice de Gandillac :

in Du blême criminel :

« Mon je est quelque chose qui se doit surmonter ; il est pour moi le grand mépris de l’homme », ainsi parle cet oeil.

Se condamner lui-même fut son instant le plus haut ; en sa petitesse ne laissez retomber le sublime ! […]

Mais une chose est la pensée, une autre le fait, une autre encore l’image du fait. Entre elles ne s’engrène point le rouage de la cause. […]

Or, moi je vous dis : son âme a bien voulu le sang, non la rapine ; c’est de l’heur du coutelas qu’il avait soif !

Geneviève Blanquis :

in Du pâle criminel :

« Mon Moi est ce qu’il faut surmonter, mon Moi m’inspire le profond mépris de l’homme », – voilà ce que dit ce regard.

Le moment où il s’est condamné lui-même a été son apogée ; ne le laissez pas redescendre de cette cime à sa bassesse. […]

Mais autre chose est la pensée, autre chose l’acte, autre chose l’image de l’acte. Il n’y a pas entre eux de lien de causalité. […]

Mais moi je vous dis : « Son âme avait soif de sang, non de rapine : elle avait soif du bonheur du couteau. »

Je crois entrevoir, dans le premier cas, une traduction sourcière, c’est-à-dire cherchant à rester le plus proche possible du texte d’origine, ainsi que le parti-pris l’énonce, et dans le second cas une traduction cibliste, c’est-à-dire prête à sacrifier certaines des nuances d’origine pour préférer la clarté en français. C’est un choix, éminemment défendable dans les deux cas, la philosophie étant un domaine double, où se côtoient d’un côté l’étude de la genèse des idées et leur formulation, de l’autre l’apprentissages de cette philosophie et son application à la vie de l’individu (ce pour quoi, à mon sens, Nietzsche écrivait). Tout comme il y a l’étude universitaire de la littérature, et les bénéfices retirés de cette littérature.

Les seconds m’intéressent bien plus que les premiers – qui sont utiles à la compréhension des idées, certes, mais ne nous apprennent que marginalement à vivre. C’est pourtant bien, je pense, le rôle premier de la philosophie, ainsi que le rappelait, par exemple, Kierkegaard. Tant pis si le rythme de la langue d’origine est écorné, fût-ce dans un poème comme Zarathoustra ; tant pis si certaines notions transparentes dans la langue source nécessitent des précisions dans la langue cible, il me semble en l’occurrence que, pour le lecteur désireux de découvrir la pensée en « honnête homme », il convient de privilégier le fond sur la forme. Je sais en tout cas quelle édition je relirai dorénavant, et je tiens à insister : Nietzsche est un grand penseur, parfaitement accessible. Il faut juste choisir la traduction qui convient le mieux à l’approche qu’on désire en faire.

2014-08-30T18:49:57+02:00jeudi 19 août 2010|Best Of, Le monde du livre|2 Commentaires

Oui ou non, mais surtout comment

Et sinon, ça se passe comment avec le Prince Charmant ?

Si le  blog de Randy Ingermanson revient fréquemment sur les fondamentaux de l’écriture de fiction, on n’est jamais trop expérimenté pour se passer d’y réfléchir. (Le site a des tendances publicitaires un peu trop marquées – « achetez mes cours ! » – mais c’est ainsi qu’on promeut la technique outre-Atlantique ; si le terme est presque un gros mot en France, aux USA, tout le monde est très décomplexé sur la question, au point de tomber peut-être dans l’excès inverse et d’en oublier un peu les notions ineffables d’intuition et d’envie.)

Son récent article sur la motivation et les objectifs des personnages forme un écho amusant à la question à laquelle j’avais répondu le mois dernier : « peut-on avoir des personnages sans but ? » Sa réponse, à laquelle je souscris : une histoire pose une ou des questions au lecteur, et celui-ci avance dans le récit pour connaître la ou les réponses. Si le lecteur ne se soucie pas de ce qui se passe, de ce qui arrive à des personnages à qui il tient, pourquoi continuer ? Le mécanisme le plus fondamental pour y parvenir consiste à soulever des questions : Romeo va-t-il lever Juliette ? Frodon va-t-il réussir à balancer son alliance dans la lave ? Luke Skywalker vise-t-il vraiment très bien ?

Là où je m’éloigne de l’avis d’Ingermanson, c’est dans la forme des questions que pose l’histoire, lesquelles sont toutes fermées dans son article – à l’image ces trois précédentes, posées volontairement de manière provocatrices, elles n’admettent qu’une réponse en oui ou non. Or, je pense que les questions fermées dans une histoire sont relativement peu intéressantes. Nous n’avons jamais autant baigné qu’à l’heure actuelle dans un bouillon de narration, principalement par notre exposition à la culture populaire, et notre cerveau en acquiert les motifs extrêmement rapidement. Ce qui fonctionnait il y a deux siècles sent le réchauffé aujourd’hui, non pas parce que le motif est éculé (sinon, qui écrirait encore sur l’amour et la mort ?), mais parce que nous l’avons vu plus souvent. Il est évidemment plus difficile de surprendre un gros lecteur, un gros cinéphile, qu’un candide.

Or, la fiction est généralement optimiste. Les gentils ont souvent tendance à gagner à la fin. Par conséquent, la question « le héros va-t-il s’en tirer ? » n’est pas vraiment intéressante à mon humble avis. On se doute que, la plupart du temps, c’est « oui » – surtout si le film est américain et que le budget des effets spéciaux dépasse le PIB du Bhoutan.

Non, je pense que les questions les plus intéressantes dans la fiction sont les questions ouvertes. Non pas « Votre couleur préférée est-elle le noir parce que vous aimez la nuit ? » mais « Quelle est votre couleur préférée et pourquoi ? » Les questions ouvertes, comme leur nom l’indique, ouvrent les horizons, suscitent le débat, la démonstration ; elles font du chemin un moment aussi intéressant que la destination, ce qui me semble fondamental en fiction. Elles débouchent ailleurs. Pourquoi m’intéressé-je à savoir si Romeo va serrer Juliette ? Parce qu’ils sont dans une situation compliquée ; parce qu’ils sont amoureux à la déraison ; parce que tout les oppose. La question n’est donc pas vraiment de savoir si Romeo va y arriver, mais comment (attention spoiler : mal).

Les auteurs de La Science du Disque-Monde II l’expriment parfaitement bien : c’est le mécanisme même de la tragédie antique, ou de James Bond, ou de MacGyver. Tout le monde sait que ça va mal tourner (ou que Bond va s’en tirer, ou que MacGyver a un trombone et un bout de ficelle dans sa poche), mais on veut savoir comment, et si ça va se passer de manière intéressante – et donc surprenante.

Les littératures de l’imaginaire se prêtent particulièrement bien au jeu du comment. Qu’y a-t-il vraiment dans le Soleil Vert ? Que sont exactement les monolithes noirs qui ont gouverné l’évolution humaine ? Comment Duncan MacLeod vit-il son immortalité ? Ce sont là, à mon sens, les vraies questions du récit. Elles appellent des réponses complexes, à l’image de la vie elle-même, des réponses qui ne peuvent être, justement, que l’histoire qu’on raconte.

2014-08-30T16:41:39+02:00jeudi 12 août 2010|Best Of, Technique d'écriture|7 Commentaires

La litanie contre la peur

Écrire. […] J’ai peur. […] J’ai tellement de travail. Je suis angoissée. J’ai l’impression de ne pas maîtriser correctement l’histoire. […] C’est la vérité : je ne la maîtrise pas. Mais voici ce que je vais faire : je vais avancer le roman de cinq pages par jour. Je vais croire que je fais ce que je suis censée faire […] : écrire. Je vais croire que les mots sont là, en moi, que les idées sont là, en moi. Je vais croire que je suis pleinement capable de conduire ce projet à son terme. Je vais me rappeler que j’ai toujours eu peur, et que je me suis toujours frayé un chemin à travers la peur, dépassant la peur, pour la transformer en foi.

Elizabeth George, Journal of a Novel, 4 nov. 2001

Cette citation, tirée de Write Away (Mes Secrets d’écrivain en français), figure dans mon bureau depuis des années, quasiment sous mes yeux (photo ci-contre). Et si c’est bon pour Elizabeth George, ma foi, ça l’est pour moi aussi, ça l’est pour nous tous – en tout cas nous qui sommes frappés par cette angoisse et par son symptôme le plus courant, la procrastination. Camarades, nous sommes en bonne compagnie : George, William Gibson (« Je préfère largement le fait d’avoir écrit à celui d’écrire », confiait-il), Fredric Brown aussi, me semble-t-il, et j’en passe.

J’ignore si cette peur disparaît jamais vraiment avec le temps ; à en croire George, il n’en est rien et, selon ma modeste expérience, elle aurait plutôt tendance à empirer. La question n’est donc pas tant de chercher à l’annihiler, ce qui semblerait un combat perdu d’avance, et encore moins d’en concevoir de la culpabilité. Il s’agit de faire la même chose que George : la reconnaître, puis travailler autour, avec, au travers. Et, pour cela, il n’y a qu’une seule chose à faire : sauter dans l’arène, et agir maintenant. C’est une tautologie, mais, pour avoir conscience qu’on a déjà su transcender la peur pour la « transformer en foi », pour se fonder sur cette expérience afin d’alimenter les suivantes au moment où les craintes montrent les crocs, il faut l’avoir déjà fait. Et cela n’arrivera pas demain, mais aujourd’hui, maintenant, à votre prochaine plage de temps libre, qu’elle dure deux heures ou bien cinq minutes. Si vous n’en profitez pas, demain, vous serez toujours au même point – et peut-être en pire condition, car vous éprouverez la culpabilité de ne pas avoir agi hier au moment où vous l’auriez pu. Robin Hobb affirme, et elle a raison, que « vous n’aurez jamais plus de temps libre qu’aujourd’hui ».

C’est tout simplement la première règle de Robert Heinlein, et le conseil en apparence tout simple que bien des écrivains chevronnés donnent aux plus jeunes (j’ai par exemple entendu Terry Brooks le répéter des dizaines de fois aux Imaginales l’année de sa venue) :

Règle n°1 : Tu dois écrire.

2014-08-05T15:24:32+02:00vendredi 6 août 2010|Best Of, Technique d'écriture|14 Commentaires

Question : personnages et leurs besoins

Comme la semaine dernière, voici une petite question d’écriture. L’auteur peine un peu sur une situation statique et cherche comment faire progresser son histoire :

Q : J’ai essayé de faire des fiches personnages pour ma pièce… on verra ce que ça donnera. J’ai un peu l’impression de remettre à plus tard le moment ou je vais devoir m’accrocher pour de vrai à l’histoire. […] Pour le moment j’en sais rien de ce qu’ils veulent… Rester vivants ? Que leur famille reste vivante ?

(suite…)

2014-08-05T15:24:32+02:00lundi 12 juillet 2010|Best Of, Technique d'écriture|Commentaires fermés sur Question : personnages et leurs besoins

St-Malo : bonus frégate

À Étonnants Voyageurs, Sylvie Miller et moi-même avions repéré une superbe frégate de l’âge d’or de la marine en bois à quai juste devant le festival ; passionnés par la question tous les deux et découvrant qu’on pouvait visiter le bâtiment, nous avons décidé de nous octroyer une grosse heure pour monter à bord – et prendre toute une bordée de photos. Se documenter, c’est bien, mais sentir les espaces, les odeurs, se tenir dans l’entrepont et s’imaginer à la place d’un marin ou d’un capitaine au long cours en pleine tempête ou sous le feu de la bataille, voilà qui est bien plus drôle – et écrire, c’est surtout ce plaisir-là, en tout cas pour moi.

On m’a parfois dit que le vocabulaire de marine présent dans La Volonté du Dragon était complexe ; aussi, au-delà des définitions parfois laconiques d’un dictionnaire, je vous invite à une petite visite guidée en situation. Le navire amiral de La Volonté est certes un cuirassé à vapeur dranique sans équivalent dans notre monde, mais les termes restent globalement les mêmes entre une barque à rames et un porte-avions.  (suite…)

2014-08-30T16:36:51+02:00mercredi 16 juin 2010|Best Of, Juste parce que c'est cool|5 Commentaires

I phone dead people (phone freaks vol.4)

Cela fait déjà un certain temps qu’un démarcheur inconscient du danger a osé composer mon fatidique numéro de téléphone, entrant sans se douter dans l’antichambre capitonné des sédatifs. À présent que mon combat désespéré contre l’implacable mécanique de la concurrence libre et parfaite s’est plus ou moins soldé par une demi-victoire, dans le coût des réactivations et les services tombés au combat, je crois, ô auguste lectorat, le moment bien choisi pour relater cet entretien. (suite…)

2014-08-30T18:43:29+02:00mardi 27 octobre 2009|Best Of, Expériences en temps réel|2 Commentaires

Pirouette, cacahuète (phone freaks vol.3)

La semaine passée fut fort productive : on ne m’a pas appelé une fois pour me vendre des trucs improbables, mais deux. Enfin, productive du point de vue absurdités et perte de temps, moins de celui des feuillets engrangés. Mais je ne suis pas homme à me soustraire à mon devoir: que tous les démarcheurs téléphoniques voyant un jour mon numéro apparaître sur leur fichier maudit cochent un jour la petite case excentrée, celle qu’ils réservent aux cas les plus difficiles et insolubles, celle qui porte la mention « cinglé ».

Car, oui, j’ai bien essayé de m’inscrire en liste rouge, de demander à ce qu’on me retire des fichiers, de menacer de plaintes à la CNIL, en vain. J’ai découvert qu’il n’existe qu’une seule façon d’être tranquille (à bien des titres) : la folie. Dans laquelle je me trouve pleinement justifié pour deux raisons : d’une, on est censé me foutre la paix téléphonique ; de deux, offrir un moment d’éventuelle détente à mon correspondant est meilleur pour son humeur et mon karma qu’une réponse aussi brève qu’inefficace à base de grognements inarticulés.

Ceci étant dit, intéressons-nous à l’entreprise du jour, l’Office des Propriétaires de je ne sais plus quoi. On m’appelle régulièrement pour me demander si je suis propriétaire, locataire, contribuable, non-imposable et je réponds souvent « non » aux quatre questions à la suite, méfiant de nature, non-euclidien par constitution, me faufilant dans l’azur vierge régnant entre les cases des formulaires URSSAF.

Cette fois, j’ai répondu différemment, mais j’ai raté mon coup.

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2014-08-30T18:43:41+02:00lundi 1 décembre 2008|Best Of, Expériences en temps réel|1 Commentaire

Ouvert d’esprit, mais dans le cadre (phone freaks vol.2)

Je ne sais pas ce qui se passe mais depuis que j’ai exposé sur la place publique mes aventures avec le démarchage téléphonique, les appels ont recommencé de plus belle. Encore un coup de la synchronicité. Enfin, ça met à l’épreuve mes capacités d’improvisation, disons.

J’ai d’abord essayé la contre-réponse téléchargeable ici, mais le résultat ne fut pas assez marrant pour valoir la peine d’être raconté.

Je viens en revanche de recevoir un coup de fil qui n’est pas drôle en soi – pas de Station Spatiale Internationale – mais qui est assez surréaliste sur le rôle des genres dans la société.

 

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2011-05-01T18:28:22+02:00lundi 25 août 2008|Best Of, Expériences en temps réel|3 Commentaires
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