L’originalité en fiction : grand concept et grand traitement

Dans le sillage de nos réflexions collectives dans Procrastination autour de l’originalité en fiction qui infuse à travers la personnalité de l’auteur ou autrice (sujet qu’on a notamment traité dans l’épisode 403), j’en suis parvenu à cerner potentiellement deux axes autour desquels “l’originalité”, la nouveauté, peuvent s’articuler dans les littératures de l’imaginaire. Et pour tester la pertinence d’un concept, rien de tel que de s’astreindre à l’énoncer clairement et de le livrer en pâture au vaste monde. Faites-en ce que vous voulez – et voyez ce que vous pensez. Personnellement, ce que je pense aujourd’hui est plus intelligent qu’hier, et plus stupide que demain, YEAH.

L’originalité en SF&F (et le désir, louable, des jeunes auteurs et autrices de celle-ci) est presque toujours associée au poids des géants du domaine, ledit “âge d’or” où quantité de concepts se sont développés voire sont apparus : par exemple en SF, les tropes du voyage dans le temps, du voyage interstellaire, du premier contact alien et j’en passe ; en fantasy, l’essor du médiéval-fantastique, la réinvention des bestiaires, le héros maudit surpuissant, le multivers et tant d’autres. On peut avoir la sensation qu’à l’époque, par rapport à maintenant, tout restait à inventer et découvrir, et si on peut attribuer une prudente part de mérite à l’argument (plus facile d’inventer des trucs quand on est au début d’un genre) – comme nous l’avons avancé dans Procrastination, l’originalité se niche dans des dimensions plus vastes, qui viennent s’enraciner dans la personnalité même du créateur ou créatrice. (C’est même une des composantes philosophiques fondamentales du droit d’auteur, venue de Kant, à travers la théorie de la personnalité – l’œuvre est le reflet direct et unique de la personnalité de celui ou celle qui crée, déterminant donc son ascendant sur son travail.)

Mais cette conception de l’originalité – la “bonne idée” – n’est qu’une partie de l’équation, et elle n’est absolument pas indispensable pour construire une œuvre notable et majeure. Quantité de travaux d’envergure ne reposent pas sur des idées bouleversantes, mais sur une approche travaillée et réfléchie d’un environnement, de thèmes, de personnages, et c’est par la finesse narrative, la personnalité de l’auteur ou autrice, la qualité du traitement que l’œuvre ressort. Avec tout l’immense respect et le goût que j’ai pour un récit comme, par exemple, « Game of Thrones », on n’y trouve – qu’on me pardonne – aucune “grande idée”. Dragons, Marcheurs blancs (= fléau zombie), rivalités politiques, worldbuilding, tout cela sont des éléments et des tropes déjà connus ; ce qui fait la force de l’œuvre, c’est la galerie des personnages, la puissance du traitement, le souffle épique, l’inventivité narrative, bref, tout ce qu’on raconte.

L’originalité, donc, a pour moi deux dimensions en imaginaire qui peuvent se mêler à des degrés divers :

Le grand concept. C’est ce à quoi on pense souvent, comme exposé plus haut, quand on pense “originalité” : c’est “l’idée” peu explorée, voire totalement novatrice, sur laquelle on va faire reposer une histoire, voire un univers. Le paradoxe du grand-père. L’épée buveuse d’âmes. La Force. Je crois qu’on a un peu toutes et tous envie de trouver de grands concepts, car je pense qu’ils forment fréquemment nos premiers vertiges SF&F, et allument en nous le désir de la même inventivité. Cependant, comme dit précédemment, ce n’est nullement obligatoire. Car il existe aussi :

Le grand traitement. Cela rejoint l’idée selon laquelle la personnalité et l’originalité de chaque personne apportera, si elle est sincère, une vision unique et novatrice de thèmes parfois ancestraux (G. R. R. Martin produit, selon cette définition, un “grand traitement” avec « Game of Thrones »). Le grand traitement n’est absolument pas moins noble que le grand concept, et peut même se montrer parfois plus accessible (car il repose sur une plus vaste communauté d’expérience) : vous savez quel genre indémodable repose presque exclusivement sur du grand traitement ? Le roman sentimental. On réinvente le thème de l’amour depuis que notre espèce à se raconte des histoires et on trouve constamment de nouvelles choses pertinentes à dire sur le sujet. Et ça n’est absolument pas moins noble.

Évidemment, ça n’est pas une dichotomie, et ça ne s’oppose pas du tout. Un twist fameux d’un trope connu peut devenir un grand concept pour un point précis d’un univers à l’intérieur d’un grand traitement ; inversement, un grand concept qui n’est pas traité avec la finesse et l’intelligence d’un grand traitement tombera à plat. De la rencontre de tropes archi-connus peut éclore un fantastique grand concept (je pense par exemple à l’épisode Heaven Sent de Doctor Who, le fantastique épisode du confession dial1 qui, en mélangeant quantité de concepts classiques, crée quelque chose d’unique). J’ai récemment chroniqué Outer Wilds – grand concept impeccablement traité – et Grisgrand traitement (car en son cœur, ce n’est “que” un jeu de plate-forme, mais quel jeu de plate-forme). Ce sont tous deux des chefs-d’œuvre à mes yeux.

Si je vous raconte ça, c’est pour relativiser une fois de plus, suite à une conversation échangée aux Imaginales2, la pression de l’originalité, surtout dans nos genres, et l’angoisse de se dire “tout a déjà été écrit, que puis-je donc ajouter ?” L’originalité est bien des choses, et elle s’enracine dans la passion, la peur, les questionnements de la personne, qui seront ensuite servis par la technique littéraire. Un grand traitement, par sa puissance et son envergure, peut devenir un grand concept à part entière à travers sa seule existence – peut-être pourrait-on dire cela du Seigneur des Anneaux quand on connaît l’envergure de l’inspiration mythique de Tolkien. Et ma foi, il y a pire ascendance.

  1. Meilleur de Peter Capaldi, et chant du cygne de Steven Moffat, qui était décidément à bout de souffle sur cette saison.
  2. Salut à toi, je sais que tu traînes ici 😉
2021-10-23T15:57:33+02:00mercredi 27 octobre 2021|Best Of, Technique d'écriture|5 Commentaires

Procrastination podcast S03E13 : “Écrire sur commande”

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Deux semaines ont passé, et le nouvel épisode de Procrastination, notre podcast sur l’écriture en quinze minutes, est disponible ! Au programme : “Écrire sur commande“.

Les anthologies thématiques sont un support classique de l’imaginaire ; à la fois florilège d’auteurs expérimentés et portes d’entrée pour les jeunes auteurs, elles impliquent toujours un appel à textes – donc une potentielle contrainte. Après avoir exploré ce dont il s’agit précisément, nos trois auteurs proposent des pistes tirées de leur expérience pour approcher un thème de ce genre. Mélanie commence par rappeler qu’un texte écrit de la sorte pour répondre à un appel n’est pas moins personnel qu’un autre, et qu’il l’est parfois même davantage ; Lionel loue la contrainte pour la sortie de la zone de confort qu’elle procure. Laurent rappelle qu’on écrit toujours sous contrainte, fût-elle inconsciente ; mais un thème la rend explicite.

Références citées
– John Ruskin

Procrastination est hébergé par Elbakin.net et disponible à travers tous les grands fournisseurs et agrégateurs de podcasts :

tumblr_n7wj8rqhsm1qenqjeo1_1280     soundcloud_logo-svg     youtube_logo_2013-svg     rss-feed
Bonne écoute !

2020-10-19T11:37:38+02:00vendredi 15 mars 2019|Procrastination podcast, Technique d'écriture|Commentaires fermés sur Procrastination podcast S03E13 : “Écrire sur commande”

La photo de la semaine : Le château d’Urqhart

Nouvelle tentative de traitement HDR, avec suppression des touristes sur l’image…

Urqhart castle

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2018-03-30T11:02:52+02:00vendredi 30 mars 2018|Photo|Commentaires fermés sur La photo de la semaine : Le château d’Urqhart

Hey, Paul

if-my-killing-claw-is-on-my-foot-does-that-mean-i-m-a-contortionist-9c875aAuguste lectorat, si tu traînes sur les Internets sociaux, peut-être as-tu vu passer il y six mois que je me trouvais fort dépourvu alors que la bise était déjà venue : sujet à une tendinite calcifiante de l’épaule droite qui avait dégénéré, à force de mauvais traitements, en une paralysie douloureuse du bras en question, ce qui, quand on est droitier, est un peu, selon la terminologie sociologique précise, la lose. Cherchant une forme de solution dans ta sagesse collective, tu fus assez bon pour m’indiquer quantité de pistes, et je t’en remercie encore1 – et l’on m’a demandé de revenir sur l’expérience par la suite afin de partager ce qui a marché, ou non, pour en faire bénéficier ladite sagesse collective. Dont acte. Si les articles à nature médicale – aïe j’ai mal – pauvre de moi – vous gavent, vous êtes entièrement libre de lire autre chose ; je n’ai pas l’habitude de rédiger ce genre de contenu, et le but est ici d’éviter à d’autres, potentiellement, les mêmes pièges qu’à moi.

Disclaimer : je ne suis pas médecin et mon avis n’est en rien médical. Allez voir un médecin compétent et ne venez pas râler ici si vous êtes traités de travers suite à cette lecture, parce que je ne suis en rien responsable. Ceci n’est que mon expérience et elle n’a de valeur statistique que pour n = 1, n n’étant pas vous, en plus, hélas. Si, malgré tout, d’éventuels poursuivants se présentaient, sachez qu’ils seront contrevenus.

Ceci étant dit, avanti.

Descente au je m’enferre

Historique rapide. Il y a trois ans, je commence à ressentir une gêne fugace au niveau du biceps qui apparaît si rarement que je n’y prête pas attention, et me trouve surtout dans l’impossibilité de recréer la douleur à la demande, ce qui est un peu compliqué pour consulter. Je pense que cela va passer, mais, quand je me trouve à dormir dans des conditions moins qu’idéales en mer dans les Hébrides, je me retrouve tous les matins avec une douleur nette et sourde dans l’épaule qui ne passe qu’après plusieurs minutes d’immobilité absolue. Un peu inquiet, je vais consulter, parce que j’ai là un problème identifiable.

Et là démarre un parcours erratique où s’enchaînent des approximations qui me feront aboutir, deux ans et demi plus tard, sous codéine à dormir le bras surélevé sur un oreiller.

Mon généraliste, après un examen superficiel, me diagnostique une tendinite, tout court. Il m’envoie chez le kiné, qui travaille avec le diagnostic qu’on lui a fourni, sans succès ; ma douleur se situant en plus principalement au niveau du biceps, il masse tout ce qu’il peut, essaie de remonter au dos, me donne des mouvements, mais rien n’y fait (voire, c’est pire), malgré une vingtaine de séances. La suite logique consiste à m’envoyer chez le rhumatologue. Lequel, visiblement, se passionne autant pour mon cas que pour un rhume, et me prescrit des infiltrations quand il constate que me gaver d’anti-inflammatoires ne donne rien.

Celles-ci sont réalisées à l’aveugle, et me soulagent à peine et temporairement. On m’en fait donc une deuxième, pour un résultat égal. La suite, me dit le rhumatologue que j’imagine établir mentalement une liste de courses sur Zalando en même temps qu’il me parle, consiste à une opération.

“Pop pop pop poppa Gangnam Style, lui réponds-je en substance, j’ai un super coach de remise en forme qui m’a parlé d’ultrasons et d’ondes de choc, si on tentait un truc pas invasif d’abord ?”

Visiblement déçu de ne pas avoir recours à une invasion (et je suppute une filiation lointaine entre mon rhumatologue et Gengis Khan), il accepte du bout des lèvres. Me voilà partant me faire onde-de-choquer l’épaule. Ce qui ne donne pour ainsi dire rien : l’aspersion d’azote liquide que la kiné m’administre en fin de séance pour faire refroidir les tissus me fait limite plus de bien que le traitement en soi.

Je décide plus ou moins d’en prendre mon parti, après tout, ça va à peu près, mais ça empire à nouveau, je ne peux plus faire de sport impliquant le haut du corps, bref, j’en ai marre. Je tente l’ostéopathe, qui réalise une première séance excellente malgré un discours macrobiotique frisant la pseudoscience qui éveille ma méfiance (“Vous mangez trop de lait, nous ne sommes pas faits pour digérer les produits laitiers, ce n’est pas la même espèce, vous comprenez, c’est cela qui vous nuit” – un raisonnement qui contredit l’idée même de prédation, ce qui me fait dubiter sévère sur la justesse de sa représentation du monde). Et, sur les trois suivantes, le dit ostéo me coince totalement, à un point grave de paralysie, comme énoncé en avant-propos : je fais diversion en me prétendant la réincarnation de Jamel Debbouze mais, intérieurement, selon la terminologie psychologique précise, je flippe ma race.

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On arrête tout et on recommence

Je me dis que j’ai été mal aiguillé, que ce n’est pas possible que rien ne fonctionne sur mon cas, et je reprends tout depuis le début. Pas encore prêt à employer les médecines parallèles (je me sens dans le cas d’un type avec une fracture ouverte à qui l’on conseille une inhalation de cartilage de requin pour renforcer les tendons – pourquoi pas en prévention, mais là, c’est hélas un peu tard pour mon cas), je profite du changement de carrière de mon généraliste pour en prendre un autre. Je cherche sur Internet un médecin du sport avec un rayonnement certain, j’en trouve un qui s’occupe d’une équipe de foot professionnelle qui s’exprime dans la presse et qui habite à dix minutes de chez moi, et je me dis que s’il aide des athlètes de haut niveau, il doit bien pouvoir me trouver une solution virgule bordel.

En quinze minutes, il me diagnostique lui aussi une tendinite mais m’envoie immédiatement faire des radios pour déterminer quel type de tendinite exactement. (Parce que c’est comme les glaces, ça existe en plusieurs parfums.) Il n’exclut pas l’opération mais grogne en entendant mon parcours, et laisse entendre : “vous allez déjà retenter avec mes kinés à moi tout ce que vous avez déjà tenté, et si ça ne marche pas, on envisagera de vous ouvrir, mais d’abord, éliminons bien tout, okay ?” Ravi que ce médecin-là ait plutôt une ascendance avec Gandhi, je hoche la tête énergiquement et ajoute aussitôt aïe parce que ça me tire dans l’épaule.

Verdict : tendinite calcifiante – l’os se “colle” au tendon et fait rouiller l’épaule. Les douleurs dans le biceps ? C’est dû aux difficultés de jeu de l’articulation : oui, vous avez mal dans le bras, mais la source est ailleurs.

Je fais six séances d’ondes de choc et miracle : dès la première, la douleur constante disparaît ; dès la deuxième, je récupère 30% de mobilité ; au bout de six, mon état continue à s’améliorer dans les semaines suivantes et je récupère au final 90% de mes capacités, ce qui est mieux qu’au moment où le trouble s’est déclaré.

Ce qui a changé ? Eh bien, les kinés savaient administrer des ondes de choc, eux. Il ne suffit pas de passer la machine sur le patient en imaginant que ça marche tout seul ; il faut communiquer avec la personne, chercher les sites critiques, dénuder le tendon en faisant jouer l’articulation, etc. C’est du boulot, pas de la frime.

Les leçons retenues

Voilà l’expérience. En deux mots, qu’en retirer, façon présentation à l’Américaine ?

  • Les infiltrations à l’aveugle, c’est mouais. Cette technique est utile si elle est ciblée et effectuée sous imagerie. Sinon, c’est un protocole standard, mais il est loin de fonctionner à tous les coups.
  • Les ondes de choc, c’est magique, ou pas. Les ondes de choc fonctionnent très bien mais seulement si le praticien est compétent. Pour reprendre la terminologie médicale précise d’une mienne connaissance kinésithérapeute en formation, “quand on te fait des ondes de choc, t’es censé pleurer ta race”. Le kiné doit communiquer (et vous avec lui), pousser la machine à vous faire mal, mettre la zone à traiter en évidence, au lieu de passer l’émetteur au pifomètre en murmurant un soin des blessures mineures. D’autre part, cette technique agit dans le temps. Comme elle lèse un peu la zone à traiter pour stimuler sa régénération, on sent des améliorations encore des semaines après l’arrêt du traitement : c’est normal et c’est pour cela qu’on limite le nombre de séances.
  • L’imagerie, c’est nécessaire.
  • Un bon diagnostic, poussé, fait tout.

Deux évidences pour finir, mais quand même.

Et rappelez-vous : le feu, ça brûle.

  1. En particulier aux médecins / infirmiers qui ont partagé leur avis.
2015-04-08T20:15:37+02:00jeudi 9 avril 2015|Journal|20 Commentaires

L’écume d’un four

L_Écume_des_jours_-_affiche_du_filmC’est la saison des livres inadaptables : après un très remarqué et apprécié Cloud Atlas, retour chez nous avec le monument de sensibilité et de surréalisme, L’Écume des Jours, du maître Boris Vian.

Je n’écrirais probablement pas ça ailleurs que sur un blog (parce qu’on s’en fout un peu, dans l’absolu), mais si j’ai un maître en littérature, c’est Vian. L’Écume des Jours est LE livre qui m’a réconcilié avec la littérature quand, adolescent, je m’enfonçais toujours plus profondément dans le marasme de classiques qui ne me parlaient en rien, enseignés et décortiqués de façon clinique et assommante. L’Écume des Jours m’a remis sur ma route et ramené à mes envies d’écriture de longue date : Vian envoyait valser les conventions et dégageait une émotion brute avec une créativité d’univers et de langage sans bornes. J’ai lu ce livre et je me suis dit : “Bordel, la littérature, ça peut aussi être ça, et moi, c’est cette optique-là qui me parle.” J’ai donc ma vision du livre et de l’homme, bien plus frondeuse (et confirmée par l’excellente biographie pour la jeunesse écrite par Muriel Carminati, Des Fourmis dans le coeur) que l’intello poète piédestalisé qu’on essaie d’en faire au XXIe siècle. Je me considère aussi, pour ces raisons, comme un enfant du surréalisme, et j’ai quelques idées sur la question, puisque j’en emploie, humblement, régulièrement, les ressorts dans mon propre travail.

Je crois aussi, humblement mais fermement, que j’ai raison, et j’assume.

Bref, cette critique est vraie, parce que je l’ai inventée d’un bout à l’autre.

Pour ceux qui sont sur la bonne voie pour rater leur vie en n’ayant pas lu L’Écume des Jours (rattrapez-vous), nous sommes dans un Paris surréaliste et poétique, où les robes de soirée ont des grilles en fer forgé dans le dos, où l’on fait pousser des armes dans la terre en les chauffant avec des corps humains, où l’on peut se mitonner un cocktail avec un morceau de jazz. Colin est un type sympa qui rêve de tomber amoureux ; son meilleur ami Chick est passionné du philosophe Jean-Sol Partre, et achète compulsivement toutes ses oeuvres. Colin rencontre bientôt Chloé, avec qui une histoire merveilleuse se construit – jusqu’au jour, au lendemain du mariage, où elle développe une maladie rare mais terrible, un nénuphar qui lui pousse dans le poumon.

L’Écume des Jours, c’est l’histoire d’une descente aux enfers, un passage de l’insouciance à la tragédie, sur fond de nostalgie, de musique, d’amitié, et, surtout, il faut le répéter, de surréalisme, puisqu’un humour, allant de tendre à féroce, émaille chaque page de traits d’esprit, de créations baroques, de constructions syntaxiques et imaginaires dont je place sans hésiter l’héritage actuel dans les atmosphères les plus poétiques de la fantasy urbaine et de la littérature interstitielle. Cette histoire est la collision de la candeur et de la catastrophe, un trajet poignant et bouleversant comparable à celui de Charlie dans Des Fleurs pour Algernon, à ceci près qu’ici, le monde, par sa plasticité, sa recréation personnelle, suit la descente globale du noyau d’amis. S’il y avait bien, pour moi, un réalisateur capable de rendre à l’image l’incroyable complexité et la puissance évocatrice de l’imagerie du roman, c’était Michel Gondry, dont l’époustouflant Eternal Sunshine of the Spotless Mind montrait la maîtrise d’un univers en déliquescence, dépeint tout en suggestions, en zones d’ombre, avec une grande économie de moyens.

Sauf que ça ne marche pas (en même temps, le titre de cet article vend un peu la mèche). Gondry prend-il des risques ? Assurément. Applique-t-il sa patte, nous donne-t-il à voir des créations intrigantes, est-il audacieux visuellement ? Oui. Pourtant, la sauce ne prend pas.

Hélas (et je n’aurais jamais cru, à voir Eternal Sunshine, qu’il tombe dans ce travers-là), Gondry bute sur l’écueil numéro 1, le piège classique, de toute oeuvre surréaliste1. Il est simple : le surréalisme est un procédé, et non une fin. Vian est un des rares romanciers à avoir tâté du surréalisme et à avoir traversé les décennies sans prendre une ride ; l’immense majorité du mouvement est tombée aux oubliettes. Parce que Vian avait un propos, une émotion – une histoire avant de jouer du surréalisme. Et que le surréalisme lui sert d’écrin et de décor, d’étai qui propulse, sur le plan symbolique, le propos, les personnages. Il est trop facile – et trop fréquent – d’écrire de la bouillie pour chats au titre que “c’est surréaliste ».

Non, c’est de la bouille pour chats.

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Alors, le film de Gondry n’est pas de la bouillie pour chats. Il parvient à susciter une émotion sincère en de rares moments, notamment pendant la descente aux enfers. Jean-Sol Partre est la réussite sans partage du film, entre délires de l’ego et passion insensée de ses adorateurs, il est génialement rendu. Il y a de belles trouvailles, comme un pseudo-Google géré par des opérateurs humains, mais Gondry multiplie les artifices graphiques, les créations, en oubliant de leur attribuer un sens plus profond qu’un simple effet à l’écran, ce qui rend l’image confuse, difficile à suivre, alors que le roman brille justement par sa concision. Mais surtout, quantité de trucages sont particulièrement visibles. Animations en stop-motion tout juste dignes d’un cinéaste indépendant ; projections en arrière-plan qui ne se cachent pas ; faux raccords ; erreurs de perspective. Des séquences sont accélérées façon dessin animé ; la souris n’est pas une souris, mais un type en costume de souris. On ne peut pas répondre “oui, mais c’est du surréalisme, de toute façon ». Non. Le surréalisme, comme la poésie, comme la fantasy, n’est pas un prétexte pour faire n’importe quoi. L’univers concerné conserve des règles internes – dont on ne détient pas forcément la clé – mais elles sont présentes.

Or, la règle cardinale de toute oeuvre de fiction est de maintenir le lecteur / spectateur dans le récit ; le film de Gondry fait tout ce qu’il peut pour rappeler qu’il est un film, un conte, une fable, bref, un objet fictionnel à contempler, et non où il convient de s’impliquer. Ce qui, qu’on me pardonne, est non seulement une erreur de narration, mais va directement à l’encontre, me semble-t-il, des intentions de Vian, qui racontait une histoire, il ne faisait pas un fucking exposé sur le surréalisme ni ne montrait pas combien il était trop inventif hou là là et vous avez vu cette vanne, wink wink nudge nudge ? Les rappels au livre en tant qu’entité extérieure au film sont constants, dès la première scène, où des armées de secrétaires le tapent à la chaîne – image graphiquement forte, mais d’une parfaite inutilité, qui sort encore davantage le spectateur d’une histoire qui, par sa simplicité et sa force, n’est nullement mise en avant, mais justement présentée comme fictive et donc pas sérieuse. Ce n’est pas une mise en abyme, c’est juste un rappel grossier que, puisque cette histoire est inventée, elle est tout sauf vraie. (Pour mémoire, Vian écrit, en exergue de L’Écume : “Cette histoire est vraie, puisque je l’ai inventée d’un bout à l’autre. ») Gondry se regarde filmer, et laisse à peine la place à ses acteurs, qui, d’ailleurs, peinent à porter les dialogues vianesques. Romain Duris joue globalement très mal (alors qu’il est très bon chez Klapisch – qu’est-il arrivé ?), Omar Sy est mauvais dans les premières minutes mais s’améliore notablement dès que l’ambiance vire au tragique. Ils sont heureusement sauvés par les autres, Elmaleh campe un excellent Chick, Audrey Tautou est mignonne en Chloé, et Aïssa Maïga (Alise) et Charlotte Le Bon (Isis) sonnent juste.

Au-delà de ces manquements structurels, il faut critiquer la violence parfaitement bénigne du film, alors que le livre est souvent  brutal, mais à dessein. Gondry rate le contraste entre la candeur désarmante de Colin et la terrible dureté, absurde, du monde qui l’entoure et finit par le rattraper, tout comme il ne descend pas assez profondément, à mon avis, dans l’horreur sur la fin du film (et je ne lui pardonne pas d’avoir sucré le tout dernier chapitre, entre la souris et le chat). Cette histoire descend aussi bas qu’elle monte haut, mais, dans les moments les plus tragiques, il continue à nous servir du jazz guilleret, comme si, au fond, tout cela n’était pas si grave. Mais si, mec, putain, c’est grave ! Rien n’est plus grave ! Tu ne vois pas que ce monde s’écroule ? Que tes personnages sont brisés ? Ce n’est pas un enterrement façon Nouvelle-Orléans. C’est la fin de tout, bon sang ! Tue-nous avec, merde !

On ne peut que regretter que la retenue poétique, l’économie de moyens, dont Gondry sait faire preuve par ailleurs n’ait pas été importée sur ce plateau, ainsi que quelques leçons d’écriture du cinéma fantastique, lequel, par sa maîtrise du hors-champ, aurait peut-être su imposer l’oppression progressive de l’univers, sa déliquescence, son désespoir, sans montrer son jeu, sans montrer ses trucages, ses coulisses, ses échafaudages. Je rêve de ce qu’aurait donné cette oeuvre entre les mains d’Amenabar (Les Autres) ou de del Toro (Le Labyrinthe de Pan) – mais je rêvais de ce qu’elle donnerait entre les mains de Gondry.

Boris Vian. (c) AFP

Boris Vian. (c) AFP

Après toute cette diatribe, tant de mal étalé en électrons, la question reste : cette adaptation est-elle un mauvais film ? Non. C’est juste une énorme déception par rapport au potentiel de l’oeuvre comme du cinéaste. C’est un divertissement amusant, surprenant, foisonnant visuellement, évocateur par moments. Mais ce n’est pas le grand film que cela devait être, et ce n’est même pas forcément un bon film. C’est un vidéo-clip, un film intéressant comme objet de réflexion. C’est précisément, aussi, ce qu’il ne devait pas être.

L’Écume des Jours est donc un film qui ne croit pas un seul instant à lui-même. Par ce péché cardinal, il échoue à emporter l’adhésion, sauf de bobos parisiano-centrés qui y verront un objet arty sur lequel s’extasier, alors qu’ils n’ont strictement rien pigé, et ce qui me navre, c’est que ce sont les mêmes que Vian envoyait paître de son vivant. On essaie d’en faire un intellectuel raffiné, un modèle d’avant-garde, un héros créatif pour une certaine bourgeoisie littéraire arthritique pour qui trouver un lieu dans une ville inconnue à l’aide d’un plan constitue le summum de l’aventure et de l’exotisme. Mais Vian promouvait le jazz. Vian traduisait du polar et de la science-fiction. Vian aimait les jolies filles. Vian avait le travail en horreur. Vian brûlait la chandelle par les deux bouts, jouait de la trompette quand sa santé le lui déconseillait fortement.

À vous qui tentez de le canoniser, Vian vous emmerde, et il ira cracher sur vos tombes.

 

  1. Je suis docte. Mais j’ai prévenu que j’avais raison.
2018-07-17T14:19:48+02:00jeudi 2 mai 2013|Fiction|9 Commentaires

Question : vaincre le doute… et ceux qui nous précèdent

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L’écriture d’un roman est toujours une période particulière, une parenthèse faite autant d’exaltation que d’abattement à vaincre, et je commence à me rendre compte que mes promesses pour le blog mettent toujours du temps à se concrétiser. J’en suis navré, d’autant plus qu’il y en a une qui me tient à coeur, celle de répondre aux questions sur le métier. En voici donc une qui m’est arrivée depuis à peu près deux ou trois éternités, avec mes plates excuses pour ma lenteur, et mon fervent désir d’être plus à jour.

J’ai bien trouvé deux trois choses pour m’orienter dans l’écriture d’un roman. Mais je crois que le plus gros travail reste d’ordre psychologique et prendre suffisamment de confiance en soi pour ne pas jeter l’éponge quand une voix me sussurre : “Laisse tomber, d’autres ont déjà écrit ça mieux que tu ne le feras jamais.” J’envie tous ceux qui n’entendent jamais cette voix et qui peuvent écrire avec leurs tripes sans se soucier de savoir que tout a déjà été écrit. Y a-t-il une méthode pour franchir cette barrière ? Pour enfin faire s’écrouler ce Mur des lamentations ? A force d’y mettre des coups de têtes, peut-être…

Voilà bien une excellente question sur la confiance en soi pour écrire, ainsi qu’un résumé à mon sens très juste de l’essence de ce métier : un mélange d’humilité – pour savoir retravailler, s’améliorer tant qu’on peut, ce qui signifie, au fond, que rien n’est jamais terminé – et d’égocentrisme, car écrire avec une visée professionnelle revient à dire : “j’ai des choses à raconter, et cela va suffisamment intéresser quelqu’un pour qu’il l’achète ».

Eh bien, pas de problème. C’est tout le paradoxe de la chose. Dès qu’on en prend conscience, cela va même mieux, je dirais. Je ne crois pas qu’il y ait de méthode miracle pour vaincre cette ambivalence. Je pense même que le doute, à petites doses, est un aiguillon salutaire pour chercher la qualité et pour ne pas croire que tout ce que l’on fait est génial – un syndrome hélas assez fréquent chez certains jeunes auteurs, ce qui rend impossible tout apprentissage ou tout retravail… Mais, à trop hautes doses, il est paralysant, nous sommes bien d’accord.

Je crains hélas que la réponse – en tout cas celle que j’aie trouvée, pour ma part – soit contenue dans ta question. Prendre confiance en soi, et cela vient avec le travail, l’expérience, la conscience évanescente que l’on parvient de mieux en mieux à atteindre ce que l’on souhaite faire.

Mais au-delà de ça, il y a une réalité réconfortante : seul toi peux écrire ce que tu as à écrire, si tu prends le temps de chercher au fond de toi ta vérité et ce que tu veux vraiment dire. Non, d’autres n’ont pas déjà raconté mieux que toi ton histoire. D’autres ont peut-être déjà traité ce thème, oui – c’est même plus que probable – mais ce que tu peux en faire, ce que tu peux raconter dessus, vient de ta personnalité, de ton vécu, de l’être que tu es, de ton regard sur les choses. Et tout cela est unique, au même titre que tu es une personne unique. Les thèmes sont immensément nombreux mais, à terme, ils représentent l’expérience humaine, le socle de ce que nous sommes, et tu es presque assurément condamné à retomber sur quelque chose de commun. Mais c’est normal. Ce que tu as à dire dessus, par contre, n’appartient qu’à toi. Il faut par contre prendre le temps de le chercher… Et savoir le rendre accessible, le faire partager. C’est là le parcours à apprendre.

En d’autres termes, si l’on s’était arrêté de parler d’amour parce qu’après Tristan et Yseult, tout avait été dit, Shakespeare n’aurait jamais écrit Romeo et Juliette. Toute création se construit sur les épaules des géants qui viennent avant nous. C’est le processus. Nous sommes des créateurs, mais aussi des continuateurs, des explorateurs à avancer en terrain nouveau, le nôte, en permanence.

Un des intérêts de l’imaginaire, c’est qu’on se trouve à défricher de nouveaux thèmes des décennies, voire des siècles, avant qu’ils ne fassent partie de l’expérience humaine. Mais c’est une autre histoire…

2014-08-05T15:18:28+02:00jeudi 7 mars 2013|Best Of, Technique d'écriture|12 Commentaires

Saint-Malo sous les nuages

C’est jeudi photographie : un petit week-end entre amis d’improvisation théâtrale à Saint-Malo m’a donné l’occasion de continuer à m’exercer à la prise de vues (… et au traitement subséquent des images). Moi qui ne voulais pas entendre parler de réglages il y a un certain nombre d’années, je m’amuse de constater combien je me suis laissé entraîner dans le domaine, à me transformer progressivement en geek photo et à faire une fixette sur les images que je n’arrive à extraire à cause d’un matériel limité ou – plus certainement – de mes compétences insuffisantes.

En tout cas, j’ai trouvé la lumière de ce jour de janvier assez difficile. La conjonction des nuages et du soleil donnaient aux surfaces un aspect mou que j’ai peiné à rattraper, à part en passant certaines images en noir et blanc pour rattraper les contrastes perdus.

Wells of light

Shouting gull close-up

Comme toujours, la suite se trouve sur Flickr.

2014-05-28T18:20:49+02:00jeudi 9 février 2012|Photo|9 Commentaires

Encore des oiseaux

Traiter des images est long, surtout quand on est en train de chercher les réflexes à acquérir et que les prises de vue ne sont pas forcément toujours idéales.

Mais c’est en fautant qu’on devient photon.

Bref, je viens d’ajouter une poignée de photos d’oiseaux à mon flux Flickr, où le défi constituait à rattraper des images un peu loupées pour en tirer autant que possible.

Gull over water

C’est ici : http://www.flickr.com/photos/lioneldavoust

Une fois que je me serai fait suffisamment la main, j’attaquerai ma bibliothèque de clichés bruts de dauphins.

2014-05-28T18:20:58+02:00jeudi 19 janvier 2012|Photo|4 Commentaires

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