Vous montez une plate-forme et voulez attirer des créateurs pros ? Ayez conscience de ce qui suit

Sérieusement, cette photo, quoi. (Source)

Sérieusement, cette photo, quoi. (Source)

Synchronicité ou signe des temps (ce qui signifie potentiellement la même chose), je vis à peu près trois expériences convergentes en ce moment : des plate-formes logicielles à composante sociale se montent avec l’espoir de devenir, peut-être, un point d’eau d’importance voire de référence, souvent centré autour de la création. Deux d’entre elles m’ont invité à leur bêta, la troisième m’a demandé mon avis, et, synchronicité ou signe des temps (yadda yadda), je constate que toutes, à peu près, présentent des défauts de réflexion voisins et plus ou moins prononcés qui me semblent, hélas, dangereux.

Okay. Vous montez un SaaS (software as a service) / plate-forme sociale autour de la création – et vous avez envie d’attirer des pros intéressés par la technologie, voire qui emploient celle-ci de manière régulière, afin d’amorcer votre communauté. Voici, en toute humilité et dans l’espoir que cela puisse servir au plus grand nombre, les questions que je me pose aussitôt quand je découvre ce genre de projet, et certains impératifs qui gouvernent ma réflexion quand il s’agit d’adopter ce genre d’outil ou pas. Vue la quantité de contenu que je m’enfile en terme de lifehacking, de productivité et de technicité des knowledge workers, je vous fiche mon billet (de blog) que je suis loin d’être le seul à penser comme ça.

Ça promet d’être un peu rude, mais c’est pour votre bien.

Mon attention et mon temps sont comptés

C’est une réalité des choses, je suis seul et mon travail, aussi étonnant que cela paraisse, ne consiste pas prioritairement à faire le zigue sur Facebook (même si je le fais avec plaisir et que maintenir le lien avec la communauté est important à mes yeux), mais à produire des choses nouvelles, du contenu, livres, musique, etc. Les plate-formes que je vois se créer proposent tout un tas de fonctionnalités, ce qui est très bien, mais oublient un aspect fondamental du public qu’elles visent souvent : le temps et l’attention d’un créateur solo – a fortiori professionnel – sont diablement comptés. Dans un monde idéal, on pourrait maintenir une présence sur Facebook, Twitter, Google+, LinkedIn, Viadeo, Diaspora, WordPress et Tumblr, pour ne citer que des réseaux / moteurs de (micro)blogging généralistes (et sans même parler du courriel), et construire une chouette communauté sur tous. C’est parfaitement impossible (et c’est bien pour cela que le métier de community manager existe pour les entreprises).

Créer une nouvelle plate-forme suscite automatiquement la réaction : « Pff, encore un autre endroit ». Ce qui signifie : encore d’autres notifications, encore un éclatement communautaire, encore un outil dont il faut apprendre les idiosyncrasies. Sans compter que ces nouvelles plate-formes ne s’interfacent généralement avec rien (on ne peut pas rapatrier / rediffuser le contenu sur les réseaux classiques où se situent la communauté préexistante, sans parler d’une présence dans des outils de veille type HootSuite).

Il y a deux raisons pour laquelle Facebook et Twitter sont les leaders de facto des réseaux sociaux : 1. Tout le monde est déjà là et 2. Tout le monde est déjà là.

1. Tout le monde est déjà là : la communauté préexistante est là. Pour parler aux gens qui nous suivent, nous leur parlons là où nous les avons déjà retrouvés. Fragmenter la communauté implique des messages croisés (« J’ai publié une nouvelle photo sur Flickr / un nouveau morceau sur Soundcloud ») – chaque nouveau réseau augmente l’effectif de la combinatoire entre tous les messages croisés. Sans automatisation, ça devient parfaitement ingérable (et c’est pour ça que j’ai déserté Google+ qui ne propose pas d’automatisation agnostique).

2. Tout le monde est déjà là : c’est là que se trouve le public potentiel le plus large, car non trié sur les biais de la plate-forme. Sur Flickr, il n’y a que des gens qui s’intéressent à la photo et sont photographes eux-mêmes. Sur Facebook, il y a ta soeur et ma grand-mère. Tout créateur aspire à une certaine forme d’universalité (tout en ayant conscience de la futilité de l’idéal) – plus prosaïquement, si je veux toucher le plus grand nombre, je vais aller là où le plus grand nombre se trouve déjà, dans l’espoir de faire connaître mon travail (ou mes jeux de mots laids) à de nouvelles personnes.

Je vais être très honnête, pour ces raisons, la réponse qui suit fréquemment l’annonce d’un projet de plate-forme est un « non, je n’irai pas » quasi-automatique.

À moins de prendre ce qui précède en compte. Et donc que vous sachiez accrocher vos prospects avec la réflexion suivante :

Que faites-vous que personne ne fait ?

having-businessSi c’est pour proposer un réseau de portfolios d’images au sens large, j’ai une mauvaise nouvelle, vous êtes déjà en compétition avec Flickr, 500px, Behance et DeviantArt, au bas mot. La tactique pour attirer un professionnel (je parle bien d’un pro, hein, pas du lycéen qui ne terminera jamais sa fanfic furry Ken le Survivant sur Wattpad – là, je ne suis pas compétent en la matière – ni en lycéens, ni en furry, quoique en Ken le Survivant, on peut peut-être discuter) devient donc :

Pour quelle raison un professionnel délaisserait-il les réseaux et outils qu’il a déjà réfléchis, construits, pour dégager une part du temps incompressible qu’il peut dégager à la communication et aller chez vous ? 

Ce qui implique un certain nombre de points-clés :

En quoi êtes-vous différent ? Quelle est LA (ou, si vous avez de la chance, LES) vraie bonne idée de votre projet que personne ne réalise avant vous ? Vous voulez mettre des gens en contact ? Facebook et LinkedIn le font déjà. Vous voulez permettre aux gens de vendre leurs oeuvres ? DeviantArt, Behance, Zenfolio… le font déjà. Si vous ne comptez rien offrir de plus, ou, du moins, si vous ne le faites pas 2×10^15 fois mieux (et attention à ne pas vous bercer d’illusions dans ce domaine, vous êtes selon toute logique une start-up quand vous affrontez des entreprises brassant jusqu’à des milliards de dollars en R&D et développement), vous allez, je crois dans le mur. Donc : quelles sont vos killer features Vous n’y avez pas réfléchi ? Uh-oh.

Que m’apportez-vous que je ne sache pas faire seul ? De la visibilité ? Non, vous vous leurrez. Surtout dans le cas d’un pro, qui par définition a déjà construit un bout de carrière, vous ne pouvez par définition pas apporter une visibilité qu’il n’a pas déjà avec une plate-forme qui se lance tout juste. La visibilité se construit sur le temps, et par le créateur lui-même – vous lui fournissez peut-être un meilleur canal pour ce faire, mais rien n’est fait encore, ni par vous ni par lui – ne gobez pas la rhétorique des marketeux 2.0 à deux balles, la bulle Internet a éclaté depuis quinze ans. Pourquoi prendre un compte supplémentaire, voire payer des fonctionnalités, quand tout le monde peut construire en trois clics un site WordPress dont il est maître sans rien demander à personne ? Donc : en quoi promettez-vous de réellement faciliter la vie et faire réellement gagner du temps ? 

Comment vous insérez-vous dans les écosystèmes existants ? Vous m’offrez encore un tableau de bord, encore un espace à gérer ? Trop de boulot. Ouais mais le vôtre il est plus mieux ? Rappelez-vous que les cassettes Betamax ont perdu la guerre commerciale face aux VHS. À moins d’avoir une vraie solution incroyablement performante (et voir la remarque précédente sur les milliards de dollars), vous êtes plus probablement en version bêta avec un truc mal fini (ce qui est normal). Grands dieux, ne forcez pas les gens, à l’heure actuelle, à vous insérer dans votre mode de pensée, soyez humbles, considérez que Facebook et Twitter vous dominent et intégrez-les dans votre solution sans broncher (et idéalement, intégrez deux ou trois fois plus de réseaux en réfléchissant à votre cible). Ma théorie personnelle sur le naufrage de Google+ est l’obstination du réseau à garder son API fermée sur les profils personnels, empêchant les utilisateurs un peu démerdards (notamment les influenceurs) d’employer leurs outils de veille préférés et à la communauté de développer des extensions tierces. À tout vouloir centraliser et à se la jouer fermé, Google s’est tiré un coup de shotgun dans le peton, parce que : pourquoi quitter Facebook, où j’ai Candy Crush ? Facebook se permet d’imposer Messenger, oui, mais c’est Facebook ! Donc : pensez au minimum à une API ouverte, facilitez au maximum l’intégration de votre produit aux écosystèmes préexistants.

Quand on construit une plate-forme sociale, un SaaS, je crois qu’une bonne perspective consiste à se considérer entre le fabricant d’outils et l’assistant de direction. Ce n’est absolument pas le même mode de pensée qu’un informaticien qui se concentre en général sur les fonctionnalités – mais un vrai entrepreneur, tels que les Américains les forment, se demande : en quoi ceci est utile ? En quoi cela améliore la vie des gens en leur faisant gagner du temps et de l’argent (pour qu’ils aient envie d’investir dans un abonnement) ? Et surtout – et c’est là le talent d’un bon assistant – en quoi puis-je devancer leurs désirs avant même qu’ils ne s’aperçoivent qu’ils ont envie de mon produit ?

C’est comme ça qu’Apple révolutionna le marché de l’assistant numérique en inventant l’iPhone. Le reste appartient à l’histoire.

2016-02-24T11:45:03+01:00jeudi 25 février 2016|Le monde du livre|3 Commentaires

À toi, mon pirate

jack-sparrow-quotesViens, mon pirate. Viens, et assieds-toi, qu’on discute. Cela me démangeait depuis longtemps qu’on ait une petite conversation, toi et moi. C’est toujours un peu difficile de te parler, ou de parler de ce que tu représentes, sans susciter des levées de boucliers ou risquer de voir, pour citer Kipling, mes paroles « travesties par des gueux pour exciter des sots », mais je crois avoir enfin compris, après notamment un séjour en monastère bouddhiste : il ne s’agit pas de t’agresser mais de te parler franchement, parce que l’expérience prouve que, finalement, nos métiers sont assez mal connus, et il y a peut-être, tout simplement, des choses que tu ignores.

Alors, du coup, viens, mon pirate, viens, et assieds-toi, qu’on discute.

Je viens récemment d’apprendre qu’un autre de mes bouquins avait été piraté et se baladait en téléchargement libre. Je voudrais t’expliquer aujourd’hui pourquoi cela ne me fait pas plaisir, pourquoi cela ne fait pas plaisir à mes éditeurs. C’est assez simple : nous vivons dans une société marchande, laquelle fonctionne selon le principe suivant : un travail ou un bien sont fournis, celui qui en bénéficie paie en échange. Cet argent sert d’abord à la personne qui fournit le travail ou le bien à vivre, ensuite à pérenniser son activité.

Dans l’activité du livre, il y a moi, l’auteur, évidemment, mais pas seulement. Il y a l’éditeur, qui prend le risque financier de faire fabriquer le livre et de le distribuer ; qui fait retravailler l’auteur sur son manuscrit pour qu’il soit le meilleur possible. Il y a l’imprimeur, qui réalise l’objet physique. Il y a le libraire, qui permet au public de se procurer l’ouvrage, le conseille à ceux et celles qu’il peut intéresser. Et bien sûr, il y a le diffuseur, qui place les livres dans les points de vente, qui pousse commercialement un ouvrage. On pourrait mentionner aussi attaché de presse, traducteur pour l’étranger, etc. Je te renvoie sur cet article expliquant le fonctionnement de la chaîne du livre. 

Quand tu lis un livre, de la fiction dans mon cas, tu en retires quelque chose. Du divertissement, du plaisir, peut-être une ou deux réflexions – tu en retires quelque chose, sinon tu te livrerais à une activité différente, comme jouer à la PS4 ou regarder Netflix1. Du coup, quand tu bénéficies – que tu jouis, au sens économique – de mon travail sans contrepartie, tu casses la chaîne. Je t’ai fourni du plaisir, du temps que tu as passé à lire mon livre, mais non seulement tu ne me rémunères pas en échange, mais tu ne rémunères pas non plus tous mes partenaires économiques qui aident à pérenniser cette activité : éditeur, diffuseur, libraire, etc. Tu fragilises notre activité à tous.

Pire, si tu fais circuler l’ouvrage, tu permets à d’autre de rompre également cet engagement, propageant l’attitude comme un virus.

Il me semble que je joue pourtant le jeu. Ce blog existe depuis huit ans, j’y fournis régulièrement et sans contrepartie aucune des articles fouillés sur la technique de l’écriture dans l’espoir d’aiguiller de plus jeunes auteurs que moi ; il y a des textes en accès gratuit et en diffusion libre sur la page idoine ; j’ai pris et continue à prendre fermement position contre Hadopi, contre le verrouillage d’Internet, contre la loi Renseignement, pour le revenu global universel etc. (voir mon historique sur les réseaux sociaux) ; j’ai fait partie des premiers auteurs en France à construire une plate-forme web pour maintenir le lien avec les lecteurs qui soit plus qu’une simple vitrine publicitaire. Je suis un ami d’Internet.

Quand tu fais circuler gratuitement mon travail sur Internet, tu n’aides pas à « le faire connaître », tu ne contribues pas « à la culture », comme je l’entends trop souvent. Cesse, je t’en prie, de te raconter de belles histoires sur ton rôle. Tu triches, c’est aussi simple que ça, et tu nous fais du mal à tous. Tu mets en danger un métier (auteur) et un secteur (l’édition) qui n’en ont, crois-moi, pas besoin. À tout le moins, s’il te plaît, assume. Tu jouis d’un travail pour lequel tu n’as rien déboursé ; si tu tiens à le faire, sache ce que tu fais, fais-le en connaissance de cause, sache que tu triches, et aies-en bien conscience.

Maintenant, je sais ce que tu vas me répondre. Passons en revue tes arguments habituels, veux-tu ?

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Oui, mais la culture est trop chère.

C’est vrai qu’un livre, un jeu vidéo, un film, ça représente un budget. Je pourrais te répondre qu’un bon livre épais te donnera – à l’exception de quelques jeux très longs – bien plus d’heures de plaisir que n’importe quel autre média pour un prix somme toute modique, mais tu pourras quand même répliquer que tu n’as pas les moyens. Ce à quoi je me permettrai de te répondre que l’État met en place des structures en triste désaffection, cela s’appelle les bibliothèques publiques. Et que si ton budget est vraiment serré, il y a probablement des aménagements supplémentaires tendant à la gratuité d’accès. Pour un coût inférieur à un grand format, tu peux lire, visionner à ton envie – je te défie d’épuiser une bibliothèque de quartier en un temps raisonnable – et le plus beau, c’est que c’est intégré dans la chaîne du livre et que tout le monde est rémunéré. Profites-en, et ton problème est réglé.

Oui, mais il n’y a pas ce que je veux.

C’est-à-dire, pas le genre ou pas les oeuvres ? Toute bibliothèque propose aujourd’hui une diversité de genres et si tu ne trouves rien à te mettre sous la dent, permets-moi de te trouver un peu de mauvaise foi. Après, si tu veux des oeuvres en particulier, j’ai juste une question à te poser : tu aimes tant un auteur ou un univers que tu es prêt à pirater pour en profiter ? N’est-ce pas une étrange preuve d’amour : désirer à tout prix lire un livre particulier, mais ne rien fournir pour aider à sa pérennité ? Cet auteur, et par extension tout le circuit économique qui le soutient ? Combien de temps crois-tu que cet auteur et cet univers que tu aimes tellement pourront continuer à te fournir le plaisir que tu désires dans ces conditions ?

Oui, mais je ne veux pas payer si cher.

Je suis navré, mon pirate, mais l’économie de la culture est ainsi faite que les marges de tout le monde se réduisent et qu’il faut que chacun puisse vivre. Ce n’est pas le piratage qui va arranger les choses, au contraire, parce qu’il contribue davantage au manque à gagner. D’autre part, je suis navré de te rappeler qu’encore pour l’instant, dans notre monde, c’est celui qui vend qui décide du prix, calculé en fonction justement de sa rentabilité. « Ne pas vouloir payer si cher » n’est pas un argument commercial valide – enfin si, il l’est : il conduit à ne pas acheter et à se tourner vers la concurrence. Tu es parfaitement libre d’avoir recours aux bibliothèques susnommées ou d’acheter un autre livre. Dire « j’aurais acheté ce livre à cinq euros de moins » revient à la même tricherie que plus haut, et ne représente qu’une belle histoire de plus que tu te racontes pour te justifier en reportant la faute sur l’économie, sur l’éditeur, sur la conjoncture. Dans les faits, tu triches avec les règles du jeu.

Oui, mais je télécharge juste pour tester, si ça me plaît, j’achèterai le livre.

Je te renvoie à l’argument précédent : dans la société marchande, cela ne fonctionne pas de la sorte. Est-ce que tu paies ton billet de concert à la sortie ? Ton pain après consommation ?  Il n’y a que dans la culture qu’on considère cette attitude comme acceptable, mais elle ne l’est pas, là encore. Si tu as lu le livre, même si tu as passé un mauvais moment ou qu’il ne t’a pas entièrement satisfait, tu l’as malgré tout fini, tu en as joui au sens économique, et si tu ne fournis pas la contrepartie, tu triches là encore. Quand bien même tous ceux qui téléchargent d’abord paieraient ensuite, une telle pratique représenterait pour tous une avance de trésorerie intenable en particulier pour les petites structures – celles-là même qui te fournissent autre chose que ce contenu formaté pour le plus grand nombre qu’en général, en plus, tu proclames détester…

Oui, mais il faut que la société change.

Alors là, mon pirate, je suis entièrement d’accord avec toi ; j’aimerais qu’on instaure un revenu de base inconditionnel, qu’on prenne en compte le vote blanc dans les scrutins, qu’on supprime les inégalités salariales homme-femme et qu’on prenne des engagements forts contre le réchauffement climatique, entre autres. Puis-je toutefois te demander, mon pirate, pourquoi tu engages ton noble combat social en t’attaquant à son secteur chroniquement le plus faible, la culture ? En sapant les fondations de ce qui, justement, pourrait aider à faire circuler ces idées importantes, de ce qui est le moins bien armé pour se défendre politiquement et économiquement, parce que la culture constitue toujours la huitième roue gouvernementale d’un carrosse qui n’en comporte de toute façon déjà que trois ? Ce changement social que tu appelles de tes voeux, tu ne crois pas qu’il se produirait plus vite et de façon plus productive si tu t’attaquais à de vrais lobbies, de vrais représentants de la société marchande susnommée (quand la culture ne fait que la subir), si tu te livrais à de vraies actions ? Excuse-moi de te demander ça, mais est-ce que, genre, tu ne te raconterais pas un peu de jolies histoires de rébellion quand tout ce que tu fais, c’est regarder Game of Thrones en streaming posé dans ton canapé avec une pizza ?

Mais donc, tu es contre les bouquinistes, alors ?

Il faut que je réponde à ce point parce qu’il revient toujours : absolument pas. C’est assez surprenant de voir une telle confusion des notions : je parle de l’oeuvre et de sa jouissance, et de la filière économique qui repose dessus et lui donne une diffusion ; pas du support matériel qui résulte à terme de cette activité. Un livre acheté est un bien physique qui appartient pleinement à son propriétaire et dont il peut disposer comme il le souhaite2, le détruire, en jouir puis le revendre, l’exposer dans sa bibliothèque, etc. Un bien matériel, par définition, s’use et donc connaît une dépréciation qui forme une des bases du marché de l’occasion. Le consommateur peut choisir entre un bien déprécié ou un bien neuf et c’est ce choix qui articule les deux marchés. (Cela ne fonctionne pas avec le livre électronique en revanche, voir cet article.)

En conclusion

Mon pirate, tu triches. Quelle que soit la manière dont tu tournes le problème, tu triches ; tu décides volontairement de te placer hors des règles économiques pour ton bénéfice. Ce faisant, tu nuis à tous ceux dont tu apprécies le travail, en plus de fragiliser tout le secteur où ils œuvrent, car les contractions structurelles sont contagieuses ; elles se propagent à tous les acteurs et limitent la marge de manœuvre (et donc de créativité !) pour tous.

Tu n’oeuvres pas pour la culture, mais contre elle, car tu ne joues pas son jeu. Cesse, je t’en prie, de te raconter qu’en contribuant à sa libre diffusion, tu l’aides. C’est tout le contraire. Si tu veux que les règles de la société marchande changent, permets-moi de te suggérer de t’attaquer à de vrais adversaires, à ceux qui tiennent les clés du système : ce n’est absolument pas la culture. Sinon, ce ne sont que de belles paroles et des prétextes.

Tu triches et tu nous fais à tous du mal. À tout le moins, s’il te plaît, aies-en conscience et sache ce que tu es en train de faire.

 

  1. Un mot de clarification hélas nécessaire pour les quelques nouveaux arrivants sur ce blog qui montent ici sur leurs grands chevaux en s’imaginant que je place la littérature au-dessus du reste (haha, lol). Je suis auteur de fantasy et compositeur pour le jeu vidéo : par nature, je m’inscris moi aussi dans le divertissement et donc exactement dans ces mêmes autres industries. Lire mes bouquins se place justement au même niveau que regarder Netflix (auquel je suis aussi abonné) ou jouer à la PS4 (que j’ai aussi). Si quelqu’un n’aime pas mes bouquins, il fait autre chose au lieu de perdre son temps : l’offre de divertissement est pléthorique. S’il en reste, c’est qu’il en retire quelque chose, au même titre qu’on retire quelque chose (nommément, du plaisir, en premier lieu) de Netflix ou de jouer à la PS4.
  2. À l’exception des reventes de service de presse, mais c’est une autre histoire.
2016-01-20T11:51:18+01:00lundi 18 janvier 2016|Le monde du livre|124 Commentaires

Partage, légalité, éthique : questions d’échelle, questions d’usage

lolcat-problem-solved-450x336Dans l’uberisation progressive du monde, nouvelle affaire qui nous touche de près cette fois, Booxup. En résumé, il s’agit d’une application qui permet d’organiser des prêts de livres physiques entre particuliers, en publiant le contenu de sa bibliothèque. Une sorte de méga-bibliothèque communautaire, si l’on veut. La boîte vient juste de recevoir une visite de la direction de la répression des fraudes (DGCCRF) pour étudier au juste la légalité de cette histoire. Et la presse – dont Actualitté, que je ne félicite pas sur ce coup – comme le public de hurler :

« WAT ? Prêter des livres entre particuliers est une habitude vieille comme le monde. En quoi la loi vient-elle s’en mêler ? »

Suivent toutes les récriminations habituelles mal dégrossies sur l’ingérence des autorités, la propriété intellectuelle qui empêche de danser en rond, etc. Déclarations grandiloquentes de la liberté de prêter ce qui nous appartient, jusqu’à voir, parfois, dans le prêt un acte d’un fondamental altruisme.

Moui. Une minute, et un peu de réflexion, s’il nous plaît à tous. La question du prêt des livres est-elle remise en question par les pouvoirs publics ? Grands dieux (et bordel), non. Donc, du calme. Parce qu’entre les envolées d’un lyrisme tremblotant du co-fondateur de Booxup, David Mennesson, et l’indignation populaire, il y a, en gros, de fortes chances qu’on nous prenne pour des jambons.

Pour commencer, la DGCCRF n’a lancé aucune procédure contre Booxup. Il s’agit juste d’un procès-verbal – d’une visite visant à constater la nature de l’activité. « Bonjour, que faites-vous ? » Booxup n’est absolument pas en danger – et même, loin de là, l’entreprise a plutôt reçu un coup de publicité (mais tend à se draper dans sa superbe, avec de grands yeux humides qui attirent forcément la sympathie d’un public contestataire).

Pourquoi toute cette agitation ? Pour démêler le vrai du faux, commençons par donner un peu de contexte et un peu de bon sens.

Quelle est l’échelle en question ?

Pourquoi la DGCCRF s’intéresse-t-elle à Booxup quand personne ne s’intéresse à nos tantes qui se font circuler Cinquante nuances de Grey sous le manteau ?

Pour une raison très simple, et une dimension, sacré bon sang, que tout le monde oublie en permanence dans les questions sur la circulation des biens / informations / services à l’heure d’Internet. Elle est la même que pour Uber, que pour le téléchargement illégal, etc.

Prenons justement ce dernier exemple, comme il a – grosso modo – quinze ans et qu’on commence à avoir un peu de recul dessus. Jadis, on copiait les albums des copains sur cassette, on se les filait dans la cour du lycée, etc. Quand le téléchargement illégal est arrivé, plus ou moins la même rhétorique s’est posée :

« WAT ? Copier des albums entre particuliers est une habitude vieille comme le monde. En quoi la loi vient-elle s’en mêler ? »

La différence se situe dans l’échelle de l’échange. Répétons cela bien fort pour le graver en lettres de feu au sommet du mont Sinaï : la différence se situe dans l’échelle de l’échange (bon sang).

Quand je copie un album pour le filer dans la cour du lycée, par défaut, je le file à une connaissance. Cela se produit dans un cercle réduit, lequel porte même un nom dans le droit, tiens donc : le cercle privé. C’est le même mécanisme qui me permet d’organiser une lecture publique d’un livre chez moi, mais pas d’ouvrir un théâtre (que l’entrée soit payante ou pas).

Dans le premier cas, j’ai affaire à des connaissances. Dans le deuxième, à des inconnus. 

La légalité / éthique / problématique de la libération des échanges porte d’abord sur ce point. Elle ne porte pas sur la pratique en soi, mais sur l’envergure de celle-ci. Je partage une chanson en mp3 avec un ami, je reste dans le cercle privé1. Je la mets à disposition sur un réseau pour que le monde entier y ait accès, on n’est plus dans la même intention ni dans la même envergure. Je sors du cercle privé. Je peux conduire mon pote à l’aéroport, mais si je mets en relation des inconnus et pioche ma commission au passage, je viens cogner en frontal le système établi des taxis (que ce soit judicieux ou pas est une autre histoire).

Pourquoi les lois sur le droit d’auteur existent-elles, à la fin ? À l’origine, pour protégér les droits du créateur sur son oeuvre (voir ici pour une définition détaillée et la différence avec le copyright), et par extension ceux qui la distribuent et prennent le risque financier (éditeur en premier lieu). À terme, pour protéger la culture en protégeant ceux et celles qui la font, en leur permettant une juste rémunération. Ni plus ni moins.

Bien. Maintenant, revenons à l’exemple de Booxup. Prêter un livre à un ami n’est pas un mal en soi – personne n’a rien dit de tel. Mais, quand on ouvre sa bibliothèque aux quatre vents, ou qu’on télécharge Ninja Eliminator chez un amateur de films de bon goût en Chine, dès lors qu’on se met en relation avec des inconnus, on entre dans une toute autre catégorie : on sort du cercle privé. (C’est la question de propriété intellectuelle qui a volé en éclats avec la généralisation des échanges pair à pair et personne n’a encore trouvé de réponse – j’avais bien une idée, mais…)

Maintenant, auguste lectorat, je t’en prie : avec moi, voyons plus loin que le bout de notre nez. La question de la légalité ou pas des pratiques de Booxup ne relève pas du principe de prêt de livre, mais de l’envergure avec laquelle on le fait.

Point. Barre.

Parce que le principe de prêt de livre est encadré par des lois, et l’État tant honni investit même chaque année des milliards pour les rendre accessibles : ça s’appelle des bibliothèques, avec des professionnels qui entretiennent un fonds, le recommandent, font oeuvre culturelle. (D’ailleurs, j’ai envie de dire : à quoi sert Booxup, au bout du compte ?) Et – ô surprise – les acteurs de la chaîne du livre touchent quelques piécettes sur cette distribution de leur travail.

Mais avec Booxup ? Que dalle. Booxup arrive, met en relation ses clients internautes (qui, je le rappelle, sortent du cercle privé), et la chaîne du livre ne peut que grimacer (ou accepter de danser pour se faire un peu de communication en organisant des concours ou des partenariats parce qu’elle ne peut pas trop faire autre chose que suivre, au risque d’être brûlée en place publique si elle s’y oppose – moi, tu le sais, auguste lectorat, je préfère les flammes de l’honnêteté aux sourires léchés du communicant, et puis je m’en fous, j’ai une combinaison en kevlar et un fusil à canon scié sous le comptoir de mon bar).

Si Booxup était une association à but non lucratif, on pourrait arguer qu’on entre dans une zone grise. Un travail de passionnés, rassemblant des membres qui se connaissent, ou apprennent à se connaître, comme à la MJC du quartier. On pourrait s’interroger sur le bien-fondé d’une telle initiative, on pourrait peut-être même grogner devant cette distribution parallèle, mais on pourrait retenir à Booxup le principe de la bonne foi.

Usage et propriété sont dans un bateau

lolcats-its-mine-has-my-name-on-itL’argument opposé en général à ce stade de la discussion, c’est : « Ah, alors, tu es contre les bouquinistes, alors ? Le marché du livre d’occasion ? Sale rapiat ! » (Je prends alors un air pincé, mais je m’efforce de rester calme.)

Petit rappel fondamental sur la propriété : elle se divise (pour faire très simple) en deux volets : l’usage (jouissance du bien dont il est question) et la propriété à proprement parler. C’est patent dans le cas de l’immobilier : si vous louez un appartement, vous en avez l’usage, mais évidemment pas la propriété.

Dans le cas d’une bibliothèque publique, quand vous empruntez un livre, vous en avez la jouissance pour un temps défini, mais il ne vous appartient pas (vous pouvez le lire, pas le découper en petits morceaux).

C’est en échange de cette jouissance de leurs oeuvres, proposée au public, que les créateurs touchent un droit indexé sur les volumes en bibliothèque. Un bouquiniste n’a rien à voir là-dedans : lui, il revend des livres (la propriété) dont découle la possibilité d’en jouir (mais ça vous regarde) (sans arrière-pensée salace), mais il n’est pas là pour vous en permettre l’usage (sinon, il ferme boutique – un libraire qui fait bibliothèque ne gagne pas sa vie ; merci, captain Obvious !).

Voilà d’où découlent les interrogations qui portent sur Booxup. L’entreprise opère visiblement dans un vide juridique. Comme dit précédemment, ce serait une structure à but non lucratif, on n’aurait peut-être pas grand-chose à redire sur la question du principe.

Mais ce n’est pas tout. Et c’est là qu’on s’énerve.

Booxup n’est pas votre ami

Devine quoi, auguste lectorat ? Booxup vient de lever 310 000 euros. Oui, madame.

David Mennesson a beau prétendre que

quand il y a levée de fonds, il y a capitalisation, et quand il y a capitalisation – par le seul jeu des écritures comptables – l’entreprise prend de la valeur. Il y a donc profit pour les actionnaires, qu’on l’admette ou non (même s’il est putatif, c’est la base de la spéculation et de la notion d’investissement), et celui-ci se réalise non seulement sur un vide juridique, mais sur le travail des créateurs et des acteurs économiques de la chaîne du livre – le tout drapé dans un discours libriste d’autant plus horripilant qu’il est parfaitement hypocrite, comme on va le voir – mais une casserole à la fois.

J’ai une triste nouvelle, la dernière fois que j’avais vérifié, l’argent ne tombait pas du ciel et on n’en donnait pas contre rien. Personnellement, quand je lève 310 000 brouzoufs (ce que je fais tous les matins entre mon plongeon dans ma piscine de lait d’ânesse et le balayage des billets que le vent a soufflé contre ma porte pendant la nuit), ce n’est pas pour aller planter des nèfles. C’est pour préparer une bonne grosse revente bien juteuse d’un portefeuille clients avant que la bulle n’éclate tout en posant la main sur le coeur et en proclamant : « je fais ça pour la culture ! pour favoriser l’échange entre les hommes ! prêter des livres est une pratique ancestrale, et maintenant, nous mettons cette habitude à votre portée ! power to the people ! help, help, I’m being repressed! » 

Rien ne le prouve, non, mais gageons que David Mennesson, associé à un ancien de l’ESSEC qui a travaillé dans des « environnements challengeants » (oh, sérieusement ?), ne peut, allez, quand même pas l’ignorer. Faire tourner un serveur web – même un gros serveur – ça se fait avec mille fois moins de thunes. Oui, mille fois moins. Combien de cet argent retournera dans la poche des créateurs, lesquelles rendent cette activité possible ? Des éditeurs ? Zéro. Nada. Zilch.

J’ai posé la question au fondateur, ce qui a entraîné une discussion fort édifiante.  

310 kiloboules pour du développement Android et de la com’, c’est du beau développement Android et de la belle com’, je peux vous dire : les soirées pizza du développement vont probablement être arrosées au Dom Pérignon.

Surtout, où est, sacré bon sang, le code source de cette dite appli « libre » ? Et si c’est une appli libre, pourquoi ne pas faire appel à la communauté du libre, dès le début, pour accélérer le développement ? Pourquoi lever des fonds privés, si c’est « libre » ?

Parce que ça ne l’est pas. Une application n’est pas libre s’il est dans le projet de la rendre libre. Ça s’appelle au mieux de la démagogie, au pire prendre les gens pour des imbéciles. Ce n’est pas parce que je prétends très fort qu’il ne pleut pas que je n’attraperai pas une pneumonie en restant sous l’orage. « Mais si, vous êtes libre, monsieur Voltaire. Bah, disons que vous sortirez bien un jour de la Bastille ; vous allez pas chipoter, c’est pareil. »

Le développement libre, en principe, fonctionne sur la base d’une idée d’un petit nombre, qui libère aussitôt son travail pour bâtir une communauté et décentraliser le développement. L’idée est d’accélérer et faciliter le travail par la collaboration. Lever des fonds pour développer et faire de la communication, c’est précisément l’inverse d’un projet libre. C’est un projet bien fermé qui garde bien au chaud sa base de données utilisateurs pour en faire… nul ne sait quoi. (Mais j’ai bien une idée, dont l’indice est « 310 000 euros ».)

Perspectives : allez ailleurs (là où c’est vraiment libre)

Que Booxup paie sa redevance à la SOFIA sur le modèle des bibliothèques – et il y a de quoi faire avec 310 kiloeuros (comme le disent les diplômés de l’ESSEC), sachant que la SOFIA en a perçu 16 millions en 2011, par exemple (le rapport de proportionnalité n’est pas si énorme) – et l’on ne trouverait strictement rien à redire. On applaudirait même. Là, on aurait une initiative innovante. Une vraie bonne idée.

Non, ici, on se tape un discours démago ; or, j’aime assez peu qu’on me prenne pour un abruti, et encore moins qu’on prenne le public, dans son ensemble, pour une assemblée colombophile en lui martelant le mot « libre » comme si ça suffisait à transformer le plomb en or. Je dois être vieux jeu, mais ça me dérange un peu qu’on endosse le discours libertaire (jusqu’au hashtag créé pour l’occasion qui ne veut rien dire, #FreeYourBooks – parce qu’ils étaient prisonniers, avant ?) pour, en réalité, leverager (t’as vu, moi aussi je parle l’ESSEC) de l’investissement de la façon la plus capitalistique qui soit.

Or, il se trouve qu’un projet vraiment libre de partage de bibliothèques physiques, ça existe (merci à Neil Jomunsi pour la découverte). Ça s’appelle inventaire.io, ça marche très bien (d’après les retours) et c’est vraiment open source. Le code se télécharge sur la page d’accueil, et la base s’appuie sur les données Wikidata.

Cela pose-t-il les mêmes problèmes d’envergure et de propriété que précédemment ? Oui, mais déjà, les données appartiennent réellement aux utilisateurs et nul ne gagne rien là-dessus ; il s’agit d’une forme de bibliothèque communautaire entre proches, ce qui est parfaitement honorable… et une bonne idée. Pour moi, ça, c’est légitime.

Que Booxup paie la chaîne du livre, ou bien qu’on fasse appel à un vrai projet libre comme inventaire.io. Mais on ne peut pas avoir le livre, l’argent du livre et le sourire de l’auteur.

  1. Une telle copie n’est pas tant autorisée que constitue une exception au droit, mais n’entrons pas ici dans ces subtilités.
2015-09-15T09:30:49+02:00mardi 15 septembre 2015|Le monde du livre|28 Commentaires

Extrait d’une conversation édifiante

solidarity_failExtrait d’une courte discussion avec un spécialiste du droit d’auteur, versé plutôt dans le domaine de la musique et du spectacle vivant. (Caveat : n’étant pas un spécialiste moi-même de ces questions, je cite de mémoire ses mots – toute imprécision dans les termes est de mon fait, mais les principes sous-jacents demeurent probablement.)

Moi : Tu sais la dernière que le CNL nous a pondu ? Les organisateurs de festival vont devoir rémunérer toutes les interventions des auteurs sans exception s’ils veulent être subventionnés. C’est normal dans le cas d’une conférence, d’un atelier, et codifier les usages, pourquoi pas, mais pour une table ronde, qui s’apparente à répondre à une interview, c’est absurde. [Voir l’article idoine ici]

Spécialiste : Effectivement. Mais qui décide de ça ? Je veux dire, il n’y a pas des auteurs dans ces structures ? Ils ne sont pas au courant de ces problématiques ?

Moi, un peu désarçonné : Beuh. Si… Il y en à la SGDL, en principe, et au CNL aussi, j’imagine… À la SOFIA aussi, mais… globalement, nous sommes quand même un certain nombre à être passablement surpris, voire en franc désaccord, avec certaines décisions qui y sont prises.

Spécialiste, qui presse l’offensive : Parce que dans les sociétés de gestion collective de la musique, ce sont les créateurs qui se trouvent à leur tête, justement. Le principe sous-jacent est que les créateurs sont les mieux placés pour savoir ce qui les concerne et prendre les décisions qui influencent et définissent leur travail.

Moi, piteux : Je suis bien d’accord, mais on n’en sent pas vraiment l’influence en littérature… Maintenant que j’ai un pied dans les deux mondes, j’ai quand même l’impression qu’il y en a un qui fonctionne mieux que l’autre. Ctte préoccupation de l’auteur, cela ne transparaît pas des masses dans le milieu littéraire. Je ne sais pas comment l’expliquer. J’ai peut-être une vision déformée, aussi. Mais déjà, j’ai la sensation que l’auteur moyen est complètement aux fraises quand il s’agit de se tenir au courant de ses droits et devoirs, de se préoccuper de ce qui le guette. J’ai vu des écrivains il y a trois ans découvrir totalement les problèmes liés à ReLIRE, et même ignorer la différence entre une liseuse et une tablette ! Tu imagines un musicien ignorer ce qu’est Spotify ou même un baladeur mp3 ?

Spécialiste : Certes, mais peu importe l’auteur moyen : les dirigeants des sociétés et organismes devraient être informés, eux.

Moi : Bien sûr, et je pense qu’ils le sont. Je ne sais pas très bien pourquoi ça coince. Peut-être parce que les marchés sont extrêmement différents ? Peut-être parce que dans le domaine de l’imaginaire, nous fonctionnons d’une manière assez différente des autres marchés, avec beaucoup d’événementiel, que nous sommes très proches de notre public en raison d’une forte cohésion du milieu autour de passions qui nous lient tous ? Même si ça change, quand même, on garde cette étiquette de vilains petits canards. Une certaine frange de la littérature blanche (et de son lectorat) méprise ouvertement les genres comme étant de la sous-littérature (alors que les plus gros succès toutes catégories confondues relèvent de l’imaginaire). Il y a un cloisonnement manifeste, moins sensible en musique. Avec ma casquette d’électronicien, je n’éprouve absolument pas de mépris de la part de musiciens classiques, qui sont au contraire très intéressés par ce que je fais, alors qu’avec ma casquette d’auteur de fantasy, je me heurte à davantage de conservatisme. On n’est plus dans les années 60, plus personne n’oserait dire que le punk ou le rock sont de la sous-musique, par exemple de la part de d’un compositeur de musique « sérieuse ».

Spécialiste : Et ils n’auraient aucune raison de le dire, parce que ces genres les financent indirectement ! Les compositeurs de musique symphonique ou de genres plus confidentiels touchent un pourcentage supérieur, dans la répartition des droits, dans les diffusions, que la variété. Comme c’est plus confidentiel, c’est plus difficile pour eux de vivre ou d’obtenir de la diffusion, donc on rééquilibre solidairement. 

Moi : … sérieux ? C’est génial ! Mais combien de décennies avons-nous de retard ? Les bras m’en tombent, qu’on soit incapable de faire ça en littérature, alors que c’est l’évidence même. On en parlait justement sur Facebook rapport à cette idée de rémunération en festival, d’équilibrer en fonction du nombre de ventes, de rémunérer davantage les auteurs jeunes ou plus confidentiels par rapport aux gros vendeurs, plutôt que d’appliquer une grille universelle à tous – ce qui se dessine actuellement avec le CNL. Mais de là à espérer ne serait-ce que l’ouverture d’un dialogue là-dessus…

2015-06-17T01:35:05+02:00mercredi 17 juin 2015|Le monde du livre|15 Commentaires

Le CNL imposera la rémunération des auteurs en dédicaces : pourquoi c’est une catastrophe (MIS A JOUR)

ERRATUM et MEA CULPA – si l’argumentation ci-dessous reste valide, les subventions ne concernent pas les dédicaces mais les animations. Cependant, cela pose un vrai problème dans le cadre de tables rondes / cafés littéraires / débats qui sont à distinguer des conférences. Un débat entre auteurs ne nécessite guère de préparation, puisque c’est le modérateur qui s’en charge. Là encore, ceux qui bénéficieront de l’exposition seront les mêmes. Voir les conditions ici. Merci à ceux qui ont corrigé sur Twitter ; et au temps pour moi, toujours retourner à la source (que j’ai, pour ma défense, cherchée mais sans trouver).

Hier, il était question de défraiement. Aujourd’hui, plus grave, une information qui semble être passée sous le radar collectif et qui est pourtant d’une importance primordiale : sous un an – soit demain, pour un événement culturel – le Centre National du Livre ne subventionnera plus que les événements prévoyant une rémunération pour les auteurs venant en dédicace.

Alors, quoi ? Champagne, festoyons, on se préoccupe enfin de la condition des auteurs ?

Non. C’est une catastrophe.

Organiser un festival littéraire est un événement coûteux, lourd, complexe. En général, les fonds proviennent de deux sources : de l’État (collectivités locales, structures comme le CNL) et/ou du festival lui-même (soit, en général, un prix d’entrée, mais aussi, par exemple, la location des stands).

Dans un cas comme dans l’autre, la renommée et la pérennité d’un festival est, quand même, en corrélation directe avec son succès (salut à toi, porte ouverte). Et comment faire venir du public à mon festival ? Avec une programmation qui fait envie, bien évidemment, soit des grands noms, des auteurs connus du plus grand nombre. Comme dans l’édition, on panache des oeuvres à public plus restreint avec des « locomotives ». C’est une saine gestion qui équilibre impératifs financiers et mission culturelle.

Mais, dès lors que, pour toucher les (vitales) subventions du CNL, un événement se doit de rémunérer les auteurs, cela entraînera mécaniquement et paradoxalement une réduction de son enveloppe budgétaire1. Entraînant des conséquences comme :

  • Une augmentation du prix d’entrée (voire un passage du gratuit au payant) – en une époque qui s’efforce de promouvoir la lecture, hausser le prix du ticket d’entrée est une tragédie pour les plus démunis ;
  • Surtout, des choix bien plus draconiens et sans risque sur les auteurs au programme.

En d’autres termes, qui va-t-on préférer, favoriser ? Les grands noms, les auteurs très grand public, les coups éditoriaux – contribuant par là-même (et sous la contrainte !) à réduire la diversité culturelle, à contracter toujours davantage le paysage éditorial vers la sécurité, à creuser le fossé entre les très gros vendeurs et les auteurs plus confidentiels ou exigeants, et entre les marchés (roman sentimental contre poésie, par exemple). En outre, ces auteurs à grand succès n’ont probablement guère besoin de ce genre de rémunération, par opposition à un auteur confidentiel ! De plus, quel festival soucieux de sa survie ira parier sur un auteur débutant, sur une jeune maison d’édition, sur un premier roman – alors qu’une certaine diversité règne encore, quand même, dans le paysage des événements en France ? Qui donnera au jeune auteur cette chance supplémentaire de percer, de rencontrer son public ?

Oui, le défraiement est un minimum, mais forcer les festivals à rémunérer pour obtenir les précieuses subventions n’entraînera que l’effet contraire à celui escompté : favoriser toujours la sécurité et faire de la littérature une affaire, soit d’écrivain rentier, soit de très, très grand public. À accentuer l’écart entre le mass media et les niches. Établir une forme de rémunération en échange du temps passé, admettons ; mais pas ainsi, pas sur cette enveloppe déjà serrée, surtout pas, alors que les temps sont durs pour tous ! À moins que le CNL ne prévoie un dispositif garantissant la diversité des invités, mais sur quelle base ? Et surtout, quel champion international d’échecs aura la puissance mentale pour mettre sur pied un système dont la lourdeur de gestion ne siphonnera pas toutes les économies réalisées ? Et quid des auteurs étrangers ? S’ils sont exempts de ce système, ne les invitera-t-on pas davantage – mais oui, très bien ; la langue anglaise a bien besoin qu’on la promeuve un peu plus2

Sous couvert de protéger les auteurs, cette réforme est une catastrophe pour la diversité du paysage éditorial, la lecture et son public. Pour une analyse plus poussée et plutôt bien équilibrée du problème, lire cette lettre ouverte de Lionel Destremau, directeur de Lire en Poche (Gradignan).

  1. Bien sûr, tout cela ne concerne pas les conférences, ateliers, animations et autres interventions nécessitant une préparation en amont, qui représentent un travail différent et valent donc une rémunération séparée, comme exposé hier.
  2. Ceci étant dit sans aucune animosité pour les auteurs étrangers, étant traducteur par ailleurs ; mais je constate justement tous les jours ou presque les dommages sur le français de l’acculturation anglo-américaine.
2015-03-18T10:36:37+01:00mercredi 18 mars 2015|Le monde du livre|3 Commentaires

Annonce de service : événement rime avec défraiement

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Auteur forcé d’improviser pour se rendre à un salon qui ne défraie pas (allégorie)

Bon, encore une petite note destinée à être conservée de côté, de manière à pouvoir m’y référer plus tard le cas échéant. Et cela, également, dans le but de faire gagner du temps à tout le monde.

Je suis ravi d’aller en salons, en festivals, et plus encore quand il s’agit d’événements que je ne connaissais pas, dans des lieux que j’ignorais ; j’aime le milieu de l’imaginaire, mais c’est très intéressant de voir parfois autre chose. En revanche, pour le dire sans détours : je demande toujours le remboursement des frais engagés, et je suis désolé mais cela conditionne toute participation.

Déjà parce qu’un événement, c’est un plaisir, c’est la possibilité de rencontrer des lecteurs, anciens et nouveaux, c’est la possibilité de parler de son travail, oui, mais c’est aussi du boulot. Les livres sont mon plaisir, mais ils sont également mon métier : quand je prends un week-end pour aller sur un salon, c’est autant de temps, par exemple, que je ne passe pas avec mes proches (ma compagne, mes parents, mes amis, ma PS4). Encore une fois, c’est une chance et j’en ai bien conscience, mais, si c’est une sortie pour les visiteurs, pour moi c’est travailler : c’est être souriant, réveillé, attentif, et ce même si j’ai passé une semaine pourrie, que j’ai mal au pied et que mon poisson rouge est mort hier – parce que vous n’avez pas à savoir ça. Ça n’est pas vos oignons, vous venez voir un mec sympa et ouvert, dans le cadre d’une manifestation (pour laquelle vous avez peut-être payé une entrée), pas un type qui fait la gueule. Si je ne suis pas pleinement disponible, alors autant que je reste chez moi. Quoi que dise la légende, quand on signe, on n’est pas là pour boire des coups toute la journée1, on bosse, dans la bonne humeur, mais on bosse.

Mais surtout parce que les auteurs gagnent peu sur les livres (10%, comme on l’a vu) et qu’à partir de là, le calcul est très simple : l’opération devient, pour moi, déficitaire effroyablement vite. Si je claque 200 € en déplacements, hôtel et call girls, c’est vite vu : je suis dans le rouge. Et il se trouve que, comme tout le monde, je n’aime pas tellement travailler à perte.

On pourra répondre « ouiii mais l’exposition ! les rencontres ! tu es rémunéré en pub ! » Déjà, consulter ce graphe de décision concernant cet argument, ensuite : j’y ai cru, oui, quand j’étais jeune et chevelu, mais c’est une grossière erreur. La ressource principale d’un créateur, c’est son énergie (donc son temps) et un bon gestionnaire va donc décider où l’investir. Nous avons tous un temps limité en ce bas monde. Or, le bénéfice retiré d’un salon à fonds perdus est clairement inférieur à un temps consacré, par exemple, à produire du contenu nouveau, ce qui est quand même le coeur du métier…

Donc, dans l’intérêt de faire gagner du temps à tout le monde, pour éviter les questions qui fâchent, je résume : je suis ravi de participer aux événements auxquel on m’invite, mais une invitation, justement, signifie prise en charge des frais. Ce qui inclut, sans se limiter à, l’hébergement et les repas s’il y a lieu, et surtout le déplacement2. Si vous ne pouvez pas, ou ne voulez pas, proposer ces conditions, je ne vous en veux pas, il n’y aucun problème, je suis très content que vous ayez pensé à moi, mais je suis navré, je déclinerai et ce presque à coup sûr. (Je dis « presque » parce que si le comité du prix Nobel ne défraie pas, OK, d’accord, je ferai un effort, mais c’est bien parce que c’est des Suédois et qu’ils ont inventé Ikea et le surströmming.)

Et puisqu’on est sur le sujet, toute intervention supplémentaire nécessitant une préparation (comme un atelier d’écriture) nécessite une rémunération séparée, parce que ça ne s’invente pas si on veut le faire avec sérieux (et c’est le but, non ?).

Voilà, navré d’avoir à le préciser, mais ça fera gagner du temps à tout le monde. Fin de l’intermède pénible, et que soient remerciés, en passant, tous les événements géniaux (et ils sont nombreux – il y a eu par exemple les Oniriques et Rue des Livres rien que ces dix derniers jours !) pour qui tout ce que je viens de dire est une telle évidence qu’ils risquent de se sentir insultés (pardon, ce n’est pas le but !).

  1. Enfin, pas que.
  2. Au-delà de 50 km de Rennes, à la louche.
2015-03-17T11:10:04+01:00mardi 17 mars 2015|Le monde du livre|6 Commentaires

La marche des auteurs pour leurs droits : pourquoi, et ce qu’ils veulent vraiment

thomas_cadeneJe n’étais pas dimanche à Angoulême. Néanmoins, le statut préoccupant des auteurs (de BD, mais cela touche tout le monde) et la réduction toujours progressive de leurs marges est une réalité, résumée par Thomas Cadène sur Twitter, et que je prends la liberté de compiler ici, parce que c’est concis, limpide et qu’il faut que ça circule :

Quand la presse se fait l’écho des malheurs des auteurs de BD, ses lecteurs expliquent qu’il faut changer-de-métier-si-t-es-pas-content. Nous avons peut-être manqué de pédagogie mais c’est précisément le problème. L’enjeu que défendent les auteurs de BD n’a rien à voir avec un quelconque «donnez nous du boulot pour qu’on vive comme des artistes» (sous entendu « et vivre comme un millionnaire, quand l’avion se pose sur la piiiste ») Nous avons intégré il y a très longtemps, quand nous avons accepté de faire ce boulot absurde que si nous n’avions pas de contrats, il faudrait faire autre chose. Un auteur sait bien que s’il ne signe rien, il n’en vivra pas. Une lucidité qui demande un certain courage. La plupart d’entre nous a appris à jongler avec les activités annexes, nous sommes une version assez avancé d’un idéal libéral. Nous n’avons pas de congés payés, nous n’avons pas d’intermittence, nous n’avons pas grand chose en fait… Alors, quand le salarié qui part en vacances avec un salaire qui tombe sur sa plage et un chômage qui le protège, nous explique d’un ton docte que « tout le monde cotise » il a bien raison et d’ailleurs nous le faisons déjà. La différence c’est que nous n’en voyons que peu les bénéfices, ça signifie pour nous une paperasse de dingue sur notre temps de travail. Notre propos n’est pas de faire un concours du malheur, nous avons choisi notre voie, ns l’assumons et nous savons que tout le monde rame. Nous ne disons pas « pleurez sur nous pauvres précaires », en réalité nous ne demandons pas grand chose. Nous aimerions simplement qu’on nous consulte ou qu’on empêche certains de faire n’importe quoi. Comme décider de nous priver d’un mois de nos ridicules revenus annuels pour une retraite que nous ne prendrons (probablement) pas. Nous rappelons que nous sommes à l’origine d’une chaine qui fait vivre des milliers de personnes, et de nombreuses entreprises… Que si nous changeons tous de métier, alors nous changerons le visage de la création. Nous rappelons que dans cette chaine nous sommes les moins bien traités. C’est peut-être un peu confus mais merci de votre attention.

Tout est dit.

2015-02-01T15:25:22+01:00mercredi 4 février 2015|Le monde du livre|1 Commentaire

Une librairie amie en difficulté

phenomenejTerrible accident pour Phénomène J, excellente librairie / bouquinerie angevine, fervent soutien de l’imaginaire notamment à travers des initiatives associatives, des fanzines critiques, le salon ImaJ’nère et les anthologies associées qui ouvrent leurs pages aux débutants : un dégâts des eaux en cave a détruit une grande partie du stock et grandement fragilisé les bases de données. La boutique signale ses difficultés et un possible appel à l’aide, peut-être à travers un financement participatif.

J’ai eu le plaisir de participer plusieurs fois à ImaJ’nère et d’aller signer à la librairie : je peux témoigner de l’accueil merveilleux, du professionnalisme et de la fidélité amicale de l’équipe. Plus qu’une boutique, comme tout bon libraire, « Phéno » est un point d’eau pour des passionnés, une communauté qui s’est tissée par amour de la littérature, et se trouve à l’origine de quantités de projets qui communiquent et font vivre cette passion, en particulier à travers des événements.

Si vous vous trouvez dans la région d’Angers, je ne peux que vous encourager vivement à aller y faire un tour, dans un premier temps, à effectuer quelques achats pour aider à faire vivre le commerce. Le fonds estsi vaste, impossible de ne pas trouver votre bonheur. (Notamment, mes chers étudiants passionnés d’imaginaire, si vous me lisez, allez faire un tour là-bas, petits saligauds, et investissez-vous dans la communauté.) La boutique se trouve 3, rue Montault, derrière la cathédrale. Et dès qu’un plan d’action sera mis en place par l’équipe, comptez sur moi pour vous rabâcher les oreilles avec, parce que ce lieu ne doit pas disparaître : on a trop peu de bons libraires pour ne pas leur filer un coup de main quand les temps sont durs.

2015-01-06T23:13:02+01:00mercredi 7 janvier 2015|Le monde du livre|2 Commentaires

Continuités des hypothèses imaginaires (une idée en l’air)

Alors que je propose à l’université d’Angers, entre autres, quelques cours sur la traduction de l’imaginaire, et que je me trouve donc à définir rapidement les trois grands genres (SF, fantasy, fantastique) de la façon classique, une vague idée me vient (précisément sous la douche) (le lendemain matin, hein, pas pendant le cours) sur la façon dont nous les définissons et sur les insuffisances soulevées moult fois par ces définitions (car très hybrides et en évolution constante). En tant qu’ancien scientifique, j’aime bien épingler des papillons, et donc des catégories si possibles moins mouvantes, si l’on tient vraiment à catégoriser (ce qui est d’une utilité peut-être discutable, mais jouons le jeu). Peut-être que quelqu’un a déjà eu cette idée, auquel cas je suis trop génial : j’ai réinventé l’eau chaude, et tout seul, s’il vous plaît. Circulez.

Or doncques. D’abord, on convient que les trois grands courants ont une histoire assez différente et suscitent des impressions distinctes, ce qui entraîne leur séparation. Habituellement (et rapidement), on les distingue ainsi :

  • La SF se fonde sur une extrapolation rationnelle à présupposé scientifique ;
  • La fantasy propose une hypothèse imaginaire rationnelle, mais à présupposé magique ;
  • Le fantastique met en scène le glissement de la réalité consensuelle vers l’irrationnel.

Voir la classique parabole du chat de Denis Guiot.

Ce qui m’ennuie à mesure que j’expose ces définitions, c’est :

  • Leur hybridation en tous sens (le cas le plus prégnant étant la fantasy urbaine, qui propose un glissement – fantastique – vers un univers merveilleux – fantasy, mais aussi la science-fantasy, etc.) ;
  • La cousinade manifeste entre SF et fantasy (présupposés rationnels, même si dans des règles différentes), qui fait dire à Terry Pratchett « La SF, c’est de la fantasy avec des boulons », alors que le fantastique procède d’une toute autre démarche. Pour trois genres censément apparentés – au sein de l’imaginaire -, c’est un peu bancal.

Du coup, je te livre en pâture, auguste lectorat, cette autre proposition de grille, fondée sur la constatation générale et partagée que l’imaginaire emploie un biais métaphorique (le « pas de côté ») pour parler de notre réalité présente (voir aussi la bulle de présent exposée par Sylvie Denis dans sa préface à l’anthologie Escales 2001).

Il me semble que la SF tire sa pertinence d’une extrapolation en rapport avec la recherche scientifique et les tendances du monde actuel, quand la fantasy la tire d’une extrapolation des symboles de nos cultures. De façon grossière, la SF relève plutôt de l’expérience de pensée (prospective) quand la fantasy relève plutôt de l’expérience initiatique (mythologie). Par conséquent, peut-être pourrait-on simplement définir les genres par la projection, ou non, d’un potentiel cheminement raisonnable entre notre réalité consensuelle et celle du monde imaginaire dépeint. En termes biologiques, la question est : puis-je tracer un cheminement évolutif vraisemblable entre la réalité telle qu’on la connaît aujourd’hui et le monde fictif qui m’est dépeint ?

Si l’on peut projeter un tel cheminement (via extrapolation technique, politique, sociale, scientifique…), c’est de la science-fiction.

Si c’est impossible (en raison d’un présupposé possédant sa propre cohérence, mais qui viole ouvertement la réalité telle qu’on la considère globalement – il s’agit de magie, donc, ce qui postule une rupture de continuité évolutive), c’est de la fantasy.

Le fantastique recouvre toujours la même idée de glissement. 

Les trois catégories appartiennent maintenant à leur propre dynamique, qui se définissent toutes, cependant, à partir de l’idée d’évolution. Le monde décrit dans la fiction résulte d’un cheminement visible à partir du présent, tracé dans la continuité (SF) ; ou bien il y a rupture (fantasy) ; ou bien le propos même est ce cheminement de l’actuel vers un ailleurs (fantastique). Plus (tellement) d’innombrables justifications malaisées pour classer les hybridations : la fantasy urbaine appartient bien à la fantasy dans cette optique (ce que nous pressentons tous), puisque son propos consiste à dépeindre ce monde imaginaire merveilleux, même si les protagonistes le découvrent au fil du récit ; elle se place en rupture par rapport au contemporain conventionnel (les elfes, dans la réalité consensuelle, n’existent pas). Elle se fixe souvent elle-même comme mission, d’ailleurs, de réenchanter le monde, et elle emploie le merveilleux pour ce faire.

C’est peut-être une idée stupide et facilement démontable, mais un blog (je le rappelle quand même au vu de récentes échauffourées) représente un carnet de notes et non un essai documenté, et c’est aussi à cela qu’il sert dans le cas présent – jeter des embryons d’idées dans la grande marmite de l’inconscient collectif au cas où elles seraient pertinentes pour celui-ci.

Sortez les torches.

2015-02-03T11:54:46+01:00mercredi 17 décembre 2014|Le monde du livre|116 Commentaires

Les dieux cachés de la science-fiction

Couv. Lionel Cazaux

Couv. Lionel Cazaux

En passant, un mot rapide pour saluer la parution pour signaler et saluer la parution d’un essai universitaire dans la collection Eidôlon, dirigé par Natacha Vas-Deyres, Patrick Bergeron, Patrick Guay, Florence Plet-Nicolas et Danièle André ; sans l’avoir lu pour l’instant, vu qui est aux commandes, on peut être tranquille quant au niveau. Je le mentionne parce que c’est le premier ouvrage universitaire collectif consacré exclusivement à la SF francophone, et qu’il faut donner un maximum d’écho à l’initiative.

Pour en savoir plus, notamment télécharger la table des matières, rendez-vous sur cette page.

2014-12-09T09:17:21+01:00lundi 8 décembre 2014|Le monde du livre|8 Commentaires
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