Les modes sombres nuisent à la productivité – essayez le solarisé à la place

Ouuuuh so dark.

Le mode sombre est arrivé sous iOS, après macOS l’année précédente

C’est très à la mode : le… euh, mode sombre. En gros, pendant des décennies d’informatique, on s’est escrimé à recréer la métaphore du papier et du crayon : une écriture sombre sur une feuille, et croyez-moi, ça en nécessitait, de la puissance de calcul.

De ça (Apple ][)… (source)
À ça (Macintosh, système 1) (source)

Or maintenant, c’est ultra tendance d’évacuer cette métaphore d’un autre âge pour préférer un bon blanc sur fond noir, un mode inversé, un mode sombre.

Windows 10 dans toute sa gloire brutaliste.

Les avantage du mode sombre, mis en avant par les innombrables utilisateurs qui le réclament, sont multiples :

  • Plus doux pour les yeux (moins lumineux, évite la grande feuille blanche qui te poignarde la rétine, surtout sur nos gros écrans modernes)
  • Moins de lumière, signifie moins de lumière bleue, donc censément meilleur pour le sommeil
  • Si l’on lit à côté de quelqu’un qui dort, cela génère moins de lumière ambiante, id est, paix des ménages
  • Sur les écrans OLED (smartphones de dernière génération), le mode sombre économise la batterie (car les pixels noirs ne sont pas allumés)

… après moi, j’avoue que si ça nous rapproche de ça…

… je suis carrément pour, hein.

(— Dis Siri, lance les torpilles à photons sur le croiseur Klingon. — Très bien, je commande sur Amazon un carton de Calgon. — MAIS BORD*#!§)

TOUTEFOIS

Après avoir tenté trois jours le mode sombre sur macOS à sa sortie l’année dernière, je l’ai bien vite supprimé, car je vivais une expérience troublante : je ne pigeais plus rien à ce qui se passait sur mon écran.

Houlà, hein, quoi, qui êtes-vous ? (Source)

J’ai mis ça sur le compte que j’était vieux et idiot, incapable dorénavant de swiper à gauche ou à droite pour exprimer mon approbation sur des sujets d’actualité, mais je suis tombé sur cet article extrêmement fouillé et nourri en sources expliquant, en un mot comme en cent, que le mode sombre tue la productivité.

Tout va bien, je ne suis ni vieux ni idiot. Hah.

La raison, en résumé, est très simple : l’humain est une espèce globalement diurne (sauf pour les plus étudiants parmi nous) et son œil, et le cerveau qu’il y a derrière, ont évolué pour détecter des machins sombres sur fond clair. Pas l’inverse. Donc, il est plus difficile de lire du texte en mode sombre qu’en mode clair, parce qu’on n’est pas trop trop câblés pour. (L’article de TidBITS propose des comparaisons d’image éloquentes à ce titre.) Et donc, on serait moins productif en mode sombre qu’en mode clair. (Starfleet devrait se poser des questions.)

Cependant, le mode sombre conserve un avantage fondamental : ne pas assassiner les yeux. Du coup, que peut-on faire ? Ne rien y voir et être ralenti, ou y voir super bien, mais finalement pas aussi longtemps au regard des années ? (J’avoue qu’après des journées entières passées sous Scrivener avec la feuille blanche qui me hurle à la rétine, je ne suis pas contre un peu de douceur oculaire.)

C’est là qu’entre un mode beaucoup moins connu, mais qui rassemble à mon sens (presque) le meilleur des deux mondes : le solarisé, solarized dans la langue d’Ed Sheeran. Conçue par le designer Ethan Schoonover depuis 2010, cette palette de couleurs (qui existe en clair et en sombre) évacue le blanc pur pour une sorte de sépia beaucoup plus doux à l’œil, mais qui permet de conserver malgré tout un contraste élevé avec le texte.

Solarized en clair et sombre, illustration Ethan Schoonover

Or, si l’on cherche bien, on trouve ce mode, ou une version approchante, dans beaucoup d’applications de lecture et d’écriture : Instapaper, Apple Books, l’application Kindle, jusqu’à Ulysses.

Instapaper en mode sépia (pas exactement solarisé, mais approchant)

Et sinon, il n’est pas difficile de configurer son application d’écriture préférée pour changer le fond blanc contre quelque chose de plus doux :

Scrivener en solarisé « maison » (texte plus sombre que la palette de base, parce que je préfère)

Bien sûr, le solarisé n’économise pas plus la batterie que le mode clair classique, mais si ce n’est pas un problème, alors cela peut nettement diminuer la fatigue de la personne au clavier.

Si configurer vos espaces de travail relativement à ces couleurs vous intéresse, toutes les ressources se trouvent sur le site d’Ethan Schoonover, ainsi que sur Wikipédia. Et comme je vous aime, voici, directement récupérée de la page idoine, la récapitulation des valeurs de couleurs, fonds et accents :

À vous d’expérimenter et de décider où se trouve votre préférence (dark side ou solarized side), mais je recommanderais de coller un peu de solarisé là où c’est possible pendant quelques jours et de voir comment vous le sentez. Mais en ce qui me concerne, à part pour quelques usages bien précis (notamment pour les migraineux, ou pour les applications de montage photo et traitement vidéo), le mode sombre me paraît une fausse bonne idée.

2019-10-02T08:51:09+02:00mercredi 2 octobre 2019|Best Of, Lifehacking|9 Commentaires

Le voyage, cette fausse motivation narrative

Ouaiiiis j’entends déjà d’ici le bruit du goudron qu’on fait bouillir, les couinements des poules qu’on plume, le frottement des pierres à aiguiser sur les fourches. M’en fous je me suis immergé ce matin dans une solution de nano particules oléophobes alors BRING IT ON

Remarquez, contre les fourches, ça aidera pas des masses

À la réflexion POP POP POP du calme, laissez-moi m’expliquer

Donc. Depuis la rando-catastrophe de Frodon Sacquet à la Montagne du Destin (« 0/5, temps dégueulasse, autochtones détestables, je déconseille »), le voyage est un motif extrêmement fréquent en fantasy, et on le retrouve dans beaucoup de premiers manuscrits. Et en fait, pourrait-on arguer (et de fait, a argué ton humble serviteur une manette de NES à la main, auguste lectorat), le voyage est une composante fondamentale de la quête, du voyage du héros et tutti quanti : il s’agit d’aller chercher quelque chose, d’accomplir quelque chose. Alors il est où, le problème avec se servir du voyage pour architecturer son histoire ? Pour faire le truc, il faut bien sortir de chez soi et y aller, non ?

Vu à Cidre et Dragon

Eh bien oui, et non. Le voyage, ça marche probablement pour donner une direction à son histoire. Mais avec sa cousine honteuse qu’on planque lors des dîners de famille, l’errance, c’est beaucoup plus compliqué. Et la différence est subtile, mais puissamment dangereuse pour la tension narrative.

Une histoire se fonde sur la tentative d’accomplir quelque chose. On réussit ou pas, c’est une autre histoire (ou plutôt c’est celle-ci qu’on est en train de raconter, suivez un peu, quoi), mais… il y a donc une direction. Un but. Un élan. Qui peut changer, bien sûr. On peut décider que tout cela n’en vaut pas la peine et vous savez quoi, Gandalf, vous êtes bien sympa mais vous n’étiez pas à Bree et ça ne se fait pas de manquer un rendez-vous alors moi je vais rentrer à la Comté fumer des trucs chelou, merci bien. (Non, je déconne. N’écrivez pas ça. C’est une rupture de promesse narrative. Ou bien si, écrivez-le carrément, mais faites-le vache de bien ou alors c’est vers vous que se tourneront les fourches de vos lecteurs.)

Mais donc, une errance, un voyage sans but, devient extrêmement difficile à manier car, par essence, c’est une intention floue. Ou même, c’est un manque d’intention. Je vais là ? Ou là ? Peu importe. Et donc : si ça n’importe pas pour moi, pourquoi mon lecteur devrait-il s’en soucier ?

Aha.

En général, les récits de voyage (ou d’errance) fonctionnent au mieux quand ils se rattachent à un impératif plus puissant (atteindre le pôle nord, perdre un doigt au-dessus d’un lac de lave, arriver à survivre au travers du spectacle itinérant…). Or doncques : le voyage n’est alors plus, au sens narratif, la motivation… mais le moyen d’un but. Et ça n’est pas du tout la même confiture pour les personnages.

« Mais qu’est-ce qu’il raconte ? grommela mon adversaire immémorial, ma némésis invaincue, Jean-René Artifice-Rhétorique, tout en affûtant sa fourche. Ça existe, les récits d’errance, même que c’est vachement bien ! »

Ah mais tout à fait, Jean-René, et je suis bien content que tu me donnes la réplique de manière artificiellement rhétorique, merci.

De rien. (Minute, quoi ?)

Alors oui, ça existe, parce que déjà, il y a toujours des contre-exemples, et qu’on fait ce qu’on veut en art, tant qu’on fait ça bien, donc vraiment, sérieux, pose ta fourche, mais si on y regarde de plus près, ces récits s’organisent souvent autour de deux axes :

  • L’errance soutient un propos ancré sur ce thème, il est en quelque sorte le support de sa propre démonstration, constitutif de sa propre narration ;
  • Elle est un prétexte pour des histoires d’échelle plus réduite, condensées dans le parcours, et leur somme trace un tableau qui représente plus que la somme de ses parties. (Genre la série télé Le Rebelle. Ah mais ouais, c’est que j’ai des lettres, moi1)

Id est : l’errance est un symbole mais, encore une fois, elle fait difficilement office de motivation, donc de moteur unique à une histoire. Une errance est un motif, mais je présente au jury que dans une grande majorité de cas, elle ne suffit pas à porter à elle seule une tension narrative. (Et le but de la tension narrative, à la base, c’est de faire en sorte qu’un lecteur s’intéresse à la suite des événements. Elle prend évidemment bien des formes, et tout le monde n’en attend pas la même chose.) Pour cela, il lui faut une raison, et cela en fait, dans la majeure partie des cas, un voyage.

(Je pourrais m’arrêter là mais je m’en voudrais de passer sous silence qu’ensuite, un des « pièges » qui guette l’auteur de voyages consiste à conserver une forme de cohérence narrative à son histoire. Trop de premiers récits de fantasy reposent sur des quêtes qui sont simplement des prétextes à des visites de mondes imaginaires – or, le problème d’une histoire, c’est que si elle peut se permettre des détours atmosphériques, il lui faut quand même une forme de cohérence et de trajet pour que le lecteur ait l’impression que tout cela va quelque part et ne forme pas qu’une suite de péripéties sans rapport entre elles visant simplement à ralentir l’arrivée au dénouement. Mark Twain le déplorait lui-même : « It’s no wonder that truth is stranger than fiction. Fiction has to make sense. » Toute la difficulté du voyage consiste à concevoir des péripéties qui se relient d’une manière subtile, qui forment de réels obstacles dans l’accomplissement de la quête : « En plus, notre guide, le vieux, nous a fait passer par des caves insalubres parce que le temps était mauvais au col du Caradhras, sérieusement, ces gens ne pourraient-ils pas se renseigner à l’avance ? ». Et pour cela, nous pouvons nous aider de la formule toute simple de Parker et Stone. Oui, voici la fin de la parenthèse → )

  1. Et je le prouve : parmi ses rôles mémorables, Lorenzo Lamas a aussi joué dans Mega Shark Vs. Giant Octopus.
2019-09-29T03:09:22+02:00lundi 30 septembre 2019|Best Of, Technique d'écriture|Commentaires fermés sur Le voyage, cette fausse motivation narrative

Le dynamisme d’un scénario expliqué en deux minutes

Je ne sais plus qui m’a recommandé cette vidéo apparemment assez connue (plus de 150 000 vues, je pense que ça va, c’est connu), mais en seulement deux minutes, elle va au cœur d’un principe fondamental de la narration et du dynamisme :

Trey Parker et Matt Stone, créateurs de South Park, expliquent en termes très simples (et en fucks bipés) que :

Euh, non. Enfin, si, mais pas là.

Si on regarde l’enchaînement des scènes de son scénario et qu’elles se relient par les mots « et ensuite », il y a un problème. Il se passe A, et ensuite B, et ensuite C → ce n’est pas une histoire. Où est l’unité ? La causation, les conséquences que l’on attend dans une histoire ? Si c’est une collection de scènes sans impact les unes sur les autres… ben ça court le risque que ce soit chiant, en fait.

À la place, deux mots sont autorisés :

  • Donc
  • Mais

Il se passe A, donc il se passe B, mais il se passe C… 

Voilà une histoire avec un cheminement, une énergie (coucou Aristote), et surtout une cohérence narrative qui conduit d’un point A à un point Z.

C’est une idée à la fois tellement simple et efficace que ce serait idiot de ne pas la garder en tête, surtout pour accroître la tension d’une histoire qui semblerait en manquer, ou pour aider à relancer une écriture qui s’enlise. Changer un « et ensuite » en un « donc » peut faire une immense différence.

2019-10-21T09:49:49+02:00jeudi 19 septembre 2019|Best Of, Technique d'écriture|8 Commentaires

Apprends la magie de jeter 100 pages avec la méthode Marie Kondo

Donc, comme beaucoup de gens qui aiment les bouquins, les jeux vidéo, la musique, la culture geek, les trucs et les machins, qui habitent depuis longtemps au même endroit et donc l’âge commence à monter en dizaines, j’ai comme qui dirait un léger problème de bordel. (Oui maman, je sais, j’ai toujours eu un problème de bordel. Sors de cet artifice rhétorique qui servira juste à me dédouaner si jamais tu tombes là-dessus, steuplaaaaît.) J’ai en plus une propension à l’accumulation, du genre, hé, si ça peut servir, faut garder, non ? J’ai une grande cave. Ça sert à ça.

Avalanche Dat GIF - Find & Share on GIPHY
En exclusivité mondiale, voici ce qui se passe quand j’ouvre la porte de ma cave.

Alors donc voilà, j’ai lu le bouquin à la mode, La Magie du rangement1, de Marie Kondo, énorme vente internationale, et maintenant une série Netflix.

Le principe fondamental de la méthode Marie Kondo est globalement connu : « conserve ce qui te donne de la joie« . Mais plus intéressant, elle recommande, quand tu jettes / donnes / supprimes un objet de ton environnement, de le remercier pour le plaisir qu’il t’a donné, et je trouve ça plutôt chouette. Ça ne mange pas de pain, et si l’on considère que les possessions sont d’une certaine manière un reflet de l’individu ou même une projection, cela revient à se remercier soi-même avant de clore le (micro) chapitre de sa vie que représente l’objet. Pourquoi pas ?

Là où ça devient intéressant, c’est qu’elle libère aussi l’individu de la culpabilité des achats impulsifs2… ou du rejet des cadeaux moches. Tu as acheté un pull en promo dont tu aimais vraiment la couleur mais tu te rends compte avec le recul que, franchement, il ne te va pas et ne t’ira jamais, eh bien tu t’en débarrasses, mais tu le remercies du plaisir qu’il t’a donné sur le moment quand tu pensais vraiment que c’était une bonne affaire. De ce point de vue, il a rempli son office sur le moment. Idem pour le pot de chambre de mariage3 qu’on t’a offert et qui, franchement, fait un peu désordre dans ton 350m2 de Bali cinquante ans plus tard. Tu peux t’en débarrasser, Marie t’en donne le droit, non sans le remercier pour l’intention avec laquelle il t’a été offert et le plaisir qu’il t’a donné. Il a, encore une fois, rempli son office.

Le rapport avec l’écriture ?

Aimer le processus et le chemin davantage que la destination.

Une des causes de la procrastination dans le domaine créatif (lire : les sept causes de la procrastination et comment y remédier) touche à la complexité du travail, ce qui le rend intimidant (et donc, on se trouve d’un coup pris d’une irrésistible passion pour la vaisselle). Je tâtonne, j’explore, et parfois, je me plante.

Sauf que c’est déjà assez dur comme ça, alors j’ai pas envie de me planter. Que de temps perdu ! Que de frustration ! Non ?

Quand j’avais vingt ans et que je commençais, j’écrivais assez lentement parce que j’essayais de faire bien du premier coup. J’étais concentré sur le rendu autant que sur le contenu, ce qui est l’équivalent discursif de réfléchir à une réponse avant même d’avoir trouvé comment formuler la question. Ça fait bobo la tête. Alors, à force, ça marchait, mais j’ai vite découvert que travailler le rendu, la forme, l’efficacité, c’était plutôt le rôle des corrections. Comme disait Terry Pratchett, « le premier jet n’est là que pour s’expliquer l’histoire ».

À trente ans, avec davantage d’expérience, j’ai fini par accepter (avec réticence) le fait qu’écrire des trucs « pour rien », des pages entières qu’on jette (j’élague entre 10 et 30% de mes premiers jets de manuscrits), ce n’est pas du travail inutile. Tâtonner dans une direction dont on se rend compte a posteriori qu’elle n’était pas adaptée au projet n’est pas du temps perdu, c’est écrire ce qu’il ne fallait pas pour pouvoir mieux découvrir ce qu’il fallait. Après, quand t’es à la bourre sur ta date de rendu, la consolation est un peu maigre, et t’aimerais bien tomber juste du premier coup, ça pourrait pas marcher un peu plus comme ça ?

Aujourd’hui, je me suis aperçu d’un seul coup (avec le confort que donne un peu de recul et une date de rendu un peu plus relax, quand même) que je m’en tape d’écrire 100 pages pour rien si je me suis amusé à les faire, ou si, du moins, j’y ai trouvé du sens. Au contraire, presque. Si elles m’ont apporté quelque chose dans l’exploration, si j’y ai trouvé une forme de compte, quelle importance qu’elles ne servent pas le projet ? L’acte est sa propre récompense – le reste forme à mon sens des illusions dangereuses.

Telle Marie Kondo, je remercie alors ces pages pour le plaisir et le sens qu’elles m’ont apporté sur le moment. Et je les supprime sans une once de regret. Car elles ont rempli leur office.

Et le plus merveilleux, c’est qu’en général… elles restent. Car, écrites dans la joie et la vérité, ce sont souvent les plus intéressantes. Mais pour ça… il faut être sincèrement prêt à les bazarder. On ne peut pas faire semblant de lâcher-prise.

  1. Je m’aperçois à cet instant que j’ai une abréviation TextExpander pour le mot « rangement », ça ressemble à un appel désespéré de mon inconscient.
  2. Ok, oui, faire des achats impulsifs c’est pas terrible d’un point de vue environnemental, et même financier, donc autant éviter, mais que celui ou celle qui n’a jamais acheté un truc qu’il a regretté ensuite me jette la première paire d’escarpins qui font mal aux pieds.
  3. Ça existe. Je vous laisse chercher.
2019-08-30T19:31:13+02:00lundi 2 septembre 2019|Best Of, Technique d'écriture|6 Commentaires

Les liens inter-applications (pourquoi j’aime le Mac)

LA MATRICE EST EN BÉTON
(photo Beasty)

La question revient de loin en loin : « non mais d’accord, tu nous as fait ta grosse crise de conversion pommesque il y a trois ans, et tu en causes encore comme un gros illuminé alors qu’avant t’étais le premier à taper sur la firme à Jobs, sérieusement. Sérieusement. C’est vraiment mieux que ça ? C’est un ordinateur, non ? Pourquoi ? POURQUOI, et où as-tu mis l’argent des microfilms ? »

Un ordinateur, c’est un ordinateur, bon. En principe. On est en 2019, on cause de contrôler des interfaces par la pensée, on n’est plus à l’ère du CONFIG.SYS et de l’écran bleu (parce que Microsoft en changé la couleur). Si je veux faire des trucs, le système, on s’en tape, non ?

NON HÉRÉTIQUE ET JE VAIS TE DIRE POURQUOI

Ahem

Donc

Non, on ne s’en tape pas, du moins, et c’est un important « du moins », si l’on a envie d’optimiser ses flux de travail, de faire chanter sa machine au bout des doigts tel un chef d’orchestre avec un orchestre composé d’une machine toute seule OH ÇA VA BON VOUS AVEZ COMPRIS L’IDÉE.

Le Mac est utile pour deux types de populations, à mon avis : les gens qui n’y connaissent rien, et les gens qui s’y connaissent beaucoup. Et aujourd’hui, je vais vous parler d’un truc absolument magique sous Mac (et qui marche aussi sur iPhone et iPad), souvent mal connu : les liens inter-applications (ou URL schemes).

C’est extrêmement simple, auguste lectorat.

Tu vois comme sur Internet, tu cliques de lien en lien, ce qui t’amène à une page, une image, un film ? Eh bien, imagine le même principe, mais concernant n’importe quelle ressource dans tes applications (pourvu qu’elles implémentent le système, mais c’est très courant sur les plate-formes Apple). D’un clic, tu peux accéder à n’importe quel document, bout de base de données, message, dont tu as besoin pour référence ultérieure.

Par exemple, imagine :

Pour ta demande de subvention d’oisiveté pleinière, tu dois remplir le formulaire bleu et le questionnaire A-38 qu’on t’a envoyé en PDF séparément et que tu as archivé, mettons, dans Evernote. Tu peux simplement récupérer le lien de ces documents pour les placer dans une liste de choses à faire créée dans n’importe quelle autre application, et cliquer dessus ouvrira les fichiers archivés dans Evernote, quand tu seras prêt à t’en occuper.

Ou alors, tous les jours à heure fixe, tu dois effectuer une série d’opérations qui vise à la bonne marche de… heu… tes opérations. Tu as créé un projet récurrent dans OmniFocus parce que tu es une personne de goût, et copié le lien de ce projet dans l’événement de ton calendrier. À l’heure dite, quand l’événement t’est rappelé, il te suffit de cliquer sur le lien pour qu’OmniFocus s’ouvre pour te montrer ton projet avec la liste de tâches à accomplir.

Ou encore, pour la gestion d’un projet, douze collaborateurs te posent chacun une question dans quinze fils de courriers différents. Tu peux collecter le lien de chaque conversation pour répondre à chaque personne dans une seule session sans avoir à fouiller les 13472 mails qui attendent que tu t’en occupes dans ta boîte de réception et, forcément, en oublier un :

Ok, pour être juste, ça, ça demande un peu d’AppleScript, mais c’est vraiment pas compliqué.

Le plus magique, c’est que cela fonctionne quelle que soit la plate-forme. Tu peux traiter un mail sur ton iPhone, en récupérer le lien que tu mets de côté, et sur ton gros iMac de 27 pouces, le lien sera tout aussi valide. Tu peux collecter des liens de documents dans des applications sur ton Mac et les ouvrir sur ton iPad tout pareil (pourvu que l’application existe dans les trois écosystèmes). Les liens interapplications permettent de collecter, au niveau du système, toutes les ressources d’un projet donné sans se préoccuper outre mesure de leur application ou du type de fichier dont on parle. En gros, tu penses davantage en concepts, en ressources, et non en « ah bordel c’est du .docx et j’ai qu’une vieille version d’OpenOffice je sais pas si ça va passer ».

La méthode GTD exige que l’on sépare clairement les listes d’actions à accomplir du contenu de référence et d’archive, et c’est une manière simple et élégante d’y parvenir : dans une tâche à accomplir, il suffit de coller le lien des ressources nécessaires pour son accomplissement. C’est une manière virtuelle de se préparer un espace de travail ultérieur, immédiatement disponible.

Et tu veux savoir le plus beau, auguste lectorat ? Grâce à ces liens, on peut accomplir des actions. D’un seul clic, créer ou modifier des documents, le tout de manière automatique… mais on entre là sur le territoire du scripting ou de la programmation légère et cela dépasse de très loin le cadre de ce petit article.

2019-08-10T22:58:00+02:00mardi 13 août 2019|Best Of, Geekeries|4 Commentaires

À l’écrit, un merde vaut dix enculés

Photo Jono

ALORS TU L’AS VU MON TITRE PUTÀCLIC

Non mais sérieusement. Si c’est formulé ainsi, c’est aussi pour s’en rappeler : je n’hésitais pas à le proférer de la sorte, dans les murs très saints et très blancs de la sacrée institution universitaire quand j’allais y faire des interventions autour de la traduction :

À l’écrit, un merde vaut dix enculés.

Quoi t’est-ce ?

Eh bien, tu veux faire un peu moderne, un peu hardboiled, genre moi j’ai pas peur de la provocation, de la vulgarité, avec mes personnages badass qui jurent comme des charretiers à chaque détour de page. J’écris comme ils parlent, et c’est des gros soudards qui boivent et décapitent, alors bon, ils causent grossier, hein ?

Eh bah, pas forcément.

Rappelons-nous que, comme tous les arts narratifs, la littérature n’est pas appelée à représenter le réel tel qu’il est (sauf si tu fais du Nouveau roman, et dans ce cas, je prie pour ton âme), mais à proposer des effets de réel. À le mimer / sublimer / représenter d’une manière intelligible ; c’est-à-dire (et cela me semble une école esthétique bien supérieure, mais ça n’engage que moi, mais je le pense fortement quand même) à en transmettre l’essence par la représentation évocatrice et signifiante, plutôt que par l’inventaire et l’exhaustivité. Mais c’est autrement plus dur.

Minute, je t’ai perdu ? Ah,

merde.

L’écrit n’est pas l’oral. (Duh ?) Ben oui : des mots écrits, dans la correspondance, n’ont pas du tout le même impact que les mêmes paroles prononcées de visu. L’écrit fait appel à un système différent de représentation, et comme la fiction vise à l’illusion de réalité, cela signifie qu’elle place, finalement, les curseurs de la tolérance à des niveaux différents que la vie quotidienne.

Si je fais tomber mon stylo et murmure « merde » comme un réflexe1, ça ne choquera pas forcément mon entourage même professionnel (mais faut dire aussi qu’on est cools).

En revanche, si j’écris la même chose dans un roman

Maladroit, Lionel fit tomber son stylo et murmura :

« Et merde. »

La différence n’est-elle pas visible ? Si c’est raconté, c’est signifiant ; si je dis « et merde », cela laisse entendre que je suis énervé, tendu, qu’on m’a piqué mon pain. Cela influera certainement sur la suite. Si je pète un câble (fictivement, hein) dans la suite de la scène, ce ne sera pas surprenant : ces deux lignes peuvent former un début de promesse narrative.

Alors qu’au quotidien, bon, on s’en tape, quoi.

Donc, faire preuve d’économie dans le langage, bien choisir ses passages potentiellement vulgaires leur donne paradoxalement plus de force. Au contraire, les enchaîner leur ôte tout impact. Et pourquoi ?

Exactement. Parce que,

à l’écrit, un merde vaut dix enculés,

Putain cong.

  1. Mes parents déclinent toute responsabilité concernant ce regrettable incident : ils m’ont très bien élevé, et voient avec consternation cette déplorable évolution langagière.
2019-07-26T09:40:11+02:00mardi 30 juillet 2019|Best Of, Technique d'écriture|9 Commentaires

Vous devez lire La Guerre de l’Art

Je suis sérieux, et en plus, c’est pas un gros bouquin (190 pages en anglais, version que j’ai lue, soit The War of Art ; je ne sais pas exactement où trouver la VF, qui semble étonnamment rare en ligne, mais bon, vous savez qu’il existe en français).

C’est un bouquin plutôt connu dans le monde anglophone, de Steven Pressfield, largement cité dans cette vidéo que j’ai déjà largement fait circuler, et peut-être l’ai-je lu au bon moment, dans le marathon qui m’amenait à la ligne d’arrivée de La Fureur de la Terre ; toujours est-il que j’aurais voulu le lire bien plus tôt.

Genre, vingt ans plus tôt.

Le texte est court, incisif, simple. Pas de fioritures ni d’effets de manche1. Chaque phrase sert. La thèse est simple : toute tâche d’importance, en particulier un projet créatif, se heurte à un ennemi que Pressfield personnifie résolument, la Résistance. La Résistance est l’ennemie de la réalisation (tout particulièrement artistique) : elle vous emmène vous engueuler sur Facebook au lieu d’écrire, suscite syndrome de l’imposteur et vous paralyse au moment de travailler, nourrit la jalousie envers vos pairs tout en vous glissant à l’oreille que vous êtes un naze. La Résistance, avance Pressfield, est un adversaire retors qu’il faut vaincre résolument, tous les jours, toute sa vie, si l’on souhaite se mettre en contact avec ces forces intangibles qui président à la création authentique.

Pressfield avance carrément que la Résistance est l’une des causes premières du malheur dans le monde, alors que tant de personnes souffrent de succomber à cet ennemi qui les sépare de leurs aspirations véritables, de la vie qu’ils rêvent (quel que soit le rêve, bien sûr ; tout le monde ne veut pas être auteur, ni même artiste – mais la Résistance, elle, se dresse toujours). Et franchement, considérant de plus en plus qu’une personne en colère est souvent une personne qui souffre inconsciemment, j’adhère au discours.

EDIT du 10 mai 2019 : Emporté par l’enthousiasme, j’ai occulté que dans ses premiers chapitres, Pressfield tient un discours que l’on peut juger validiste en considérant les maux comme l’ADHD, etc. comme des fables. Je pense résolument qu’il n’en nie pas la réalité mais pointe du doigt les hypochondriaques qui s’en servent comme excuse (et qui, soit dit en passant, font du mal aux personnes qui souffrent véritablement). (Son discours sur la Seconde Guerre mondiale peut aussi susciter l’ire, et c’est probablement un truc dont Pressfield aurait pu s’abstenir dans son bouquin.) Comme toujours dans un ouvrage, ou dans ce qu’on lit sur Internet, il est salutaire de ne pas se considérer personnellement accusé.e par des mots qui ne s’adressent pas directement à vous (soit l’immense majorité des mots, d’ailleurs), mais d’en tirer ce que l’on peut. Et si, contrairement à ce que le titre de cet article proclame (vous savez que la vérité absolue n’existe pas, hein ?), vous constatez dans votre cas qu’il ne faut pas lire La Guerre de l’Art, tirez-en la bonne leçon – à savoir, ce que cela vous apprend sur votre propre manière de fonctionner et en quoi cela vous fait avancer. Le fond, globalement, est : comme le disait Nietzsche, rien de ce qui important ne vient sans surmonter quelque chose.

(Reprenons.) Pas de techniques ni de stratégies appliquées dans ce bouquin pour la vaincre, juste un discours de sergent instructeur bienveillant. Juste la répétition, encore et encore, que la Résistance est un adversaire terrible qu’il ne faut jamais sous-estimer. Et que, tous, nous l’affrontons. Et que, toutes et tous, nous devons la vaincre pour faire quoi que ce soit qui nous tienne à cœur.

Le syndrome de l’imposteur est un mal largement répandu de nos jours, et La Guerre de l’Art y répond avec brio, non pas d’une tape de commisération dans le dos et d’un bisou sur le front, mais d’un discours à la fois simple et efficace : 1) oui, je sais, c’est dur, je comprends ; 2) bouge ton cul, parce que c’est la seule solution véritable – aiguiser ta volonté. Tel le guerrier de Sun Tzu, fourbis tes armes, traque la Résistance, deviens plus fort qu’elle, et terrasse la Résistance, chaque jour.

Rien qu’en cela, ce serait un ouvrage déjà salutaire, mais il y a plus. Pressfield dit ouvertement en introduction qu’il croit en dieu ; la dernière partie du livre est clairement spiritualiste, mais fait appel à la psychologie de l’inconscient (on retrouve C. G. Jung) et le discours déborde très largement de toute doctrine judéo-chrétienne, et pourra trouver son écho dans les conceptions bouddhistes ou new age. (Vers lesquelles, honnêteté nécessaire, je tends davantage.)

Appelez ces forces mystérieuses qui président parfois à la création l’inspiration, la Muse (comme Pressfield), les anges (comme Pressfield), l’inconscient, ou un parcours chamanique (ce que j’ai tendance à faire). Le « higher self » cher à Jung et qu’on retrouve dans les spiritualités modernes sous le nom générique de « cœur ». Dans ce cas, la Résistance vient de l’ego – au sens là aussi spiritualiste du terme : cette force d’immobilisme en soi, de possession peut-être, qui s’attache au monde extérieur pour valider son existence. La Résistance n’aime pas la création, car la création défriche l’inconnu, par définition. La création bouleverse le statu quo, à commencer par celui de l’individu.

La création est donc dangereuse pour l’ego, et j’arguerais en outre qu’elle n’est jamais aussi bonne que quand l’ego s’en efface, pour laisser librement cours à ce qui veut s’exprimer à travers soi.

Je divague. Bref, il faut lire La Guerre de l’Art. C’est une bouée de sauvetage lancée à tous les créateurs qui doutent (termes parfois synonymes). Et puis il faut le relire, dès qu’on en a besoin. Nous affrontons tous la Résistance dans tous les aspects de nos vies. Et face à elle, nous avons deux choix : lui céder, ou bien tenir bon. Pressfield nous y exhorte, et montre la voie.

  1. Ce qui le rend, soit dit en passant, très accessible en anglais même si votre niveau est hésitant, et que la VF s’avère difficile à trouver.
2019-05-13T16:22:40+02:00jeudi 9 mai 2019|Best Of, Technique d'écriture|6 Commentaires

Vous n’avez pas à vous justifier de la fiction que vous écrivez

Un échange privé que je publie ici avec autorisation, parce qu’il me paraît répondre à un certain nombre de questionnements que je vois défiler (car oui, je vois tout défiler, je suis comme ça, je lis la matrice des réseaux sociaux dans leurs colonnes vertes de katakanas clignotants). 

Donc, ceci apparaît : 

Une autrice a dû justifier les capacités, les pouvoirs de son personnage, non pas au nom de la crédulité consentie, mais parce que c’est une fille, et qu’elle écrit une fille, et que c’est donc forcément un self-insert à la Mary Sue… C’est cette idée de « devoir se justifier » en tant qu’autrice qui me terrifie. Parce que j’ai peur que mes arguments ne soient jamais assez solides pour ceux qui les réclament, ou ne soient pas assez solide à mes yeux (manque de confiance en soi, qui transparaît dans l’écriture par un perfectionnisme maladif…). J’ai peur de ne jamais écrire parce que je serai toujours en train de me demander « et si c’était interprété de la mauvaise manière ? et si je n’étais pas à la hauteur ? », ainsi de suite. Qu’on puisse confondre mon personnage et ma personne est une hantise assez ancrée dans le fait « d’être UNE autrice ».

Et il me parait important de lancer clairement à la face du monde, en postillonnant fort si possible : 

Ne m’en voulez pas – c’est ainsi que je fonctionne, mais c’est de la bienveillance, croyez-moi – je vais répondre à votre terreur par un grand secouage de puces. 😉

Grands dieux, depuis quand un auteur doit-il répondre de ce qu’il écrit dans un contexte de fiction ?
(Tant que ce n’est pas haineux, toxique, etc.)

Vous n’écrivez pas pour vous justifier d’arguments auprès de quiconque. Vous écrivez pour chercher en vous des choses qui font du sens et les partager avec ceux et celles que ça peut toucher. Ne laissez pas les rageux, les emmerdeurs, les pisse-vinaigre jeter cette ombre sur votre art. Alors je me doute bien que c’est certainement plus facile d’écrire ça d’un point de vue masculin que féminin, mais regardez des autrices comme Léa Silhol, ou Mélanie Fazi. Elles tracent leur route. Ceux à qui ça parle suivent. Les autres ne sont pas concernés de toute manière. (Et à la rigueur, inversant la situation, on pourrait aussi vouloir me demander des comptes sur mes personnages féminins assez nombreux.)

Tracez votre route avec cœur et en travaillant sans cesse la technique. C’est votre seul devoir, la seule chose à laquelle vous rendez des comptes : l’authenticité que vous portez en vous. (Bon, OK, ça et votre éditeur.) En tout cas pas à ceux qui demandent des « justifications » sur ce qu’il y a dans vos livres (tant que ça tient la route narrativement et que ça n’est pas toxique, mais vous l’avez bien compris).

Ma compagne a sur ce sujet la meilleure image du monde : elle dit, la critique, c’est comme les impôts. Si vous y êtes exposée, c’est que vous avez déjà généré suffisamment d’attention pour vous en attirer. Alors vous verrez le moment venu. Et le moment venu, si cela arrive, alors cela signifie que les un ou deux aigris qui voudront vous demander des comptes ne seront de toute façon qu’une goutte d’eau, un inconvénient inévitable dès lors que le succès atteint une certaine envergure.

Donc à vrai dire, je vous souhaite que cela arrive, parce que cela signifiera que vous aurez généré assez d’attention pour attirer ce genre de remarques. Mais de façon générale, dans les mots de Kipling, laissez vos paroles « être travesties par des gueux pour exciter des sots », et avancez.

Écrivez avec foi – c’est tout ce que vous contrôlez.

2019-06-01T14:34:22+02:00mercredi 20 mars 2019|Best Of, Technique d'écriture|4 Commentaires

Au secours, j’ai l’impression que mon projet me dépasse, c’est normal ?

Par le pouvoir du crâne ancestral / J’arrive trop tard pour le réchauffement global. (Photo Nikko Macaspac)

Or doncques, en ce joli mois de mai (on est toujours en mai quand les mois sont jolis, ce qui est étrange, car en mai, il peut encore te grêler sur la tronche, ce qui n’est quand même pas très civilisé, mais ça va, on n’est pas en mai de toute façon), je reçus cette question qui, je dois le dire, a frappé une corde sensible en moi (le fa bémol) :

[dans le contexte de l’écriture d’un roman à venir…] J’ai décidé de passer à l’action en préparer le terrain avec un carnet « préparatoire ». Je voudrais préparer une sorte de story board, définir les enjeux, les lieux… Et c’est la que ma question intervient. Plus j’avance, plus j’ai l’impression que le projet me dépasse, comme si j’avais mis le doigt dans un engrenage que je ne peux arrêter. Est ce que ce type de chose est normal ? Est ce juste que le projet est trop gros et que je suis trop gourmand ?

J’ai décidé de passer à l’action en préparer le terrain avec un carnet « préparatoire ». Je voudrais préparer une sorte de story board, définir les enjeux, les lieux… Et c’est la que ma question intervient. Plus j’avance, plus j’ai l’impression que le projet me dépasse, comme si j’avais mis le doigt dans un engrenage que je ne peux arrêter. Est ce que ce type de chose est normal ? Est ce juste que le projet est trop gros et que je suis trop gourmand ?

Caveat tristement habituel avant qu’on ne m’accuse bêtement de prêcher ma parole comme l’Évangile (ce qui ne manque pas de poivre, quand on me connaît un peu) : ce que je dis n’engage que moi, n’utilisez pas mes paroles comme embarcation sans gilet de sauvetage, tenez-les à l’abri de l’air et de la lumière de crainte QU’ELLES VOUS SAUTENT À LA GUEULE comme le lapin de Sacré Graal (pour mémoire). Donc :

… mais quand même. Là, il me faut insister plus lourdement que d’habitude sur le fait que ces sensations, ces intuitions viscérales ne peuvent être jugées comme a/normales que par celui ou celle qui les vit. Es-tu trop gourmand ? Je ne sais pas. Toi seul sais. Mais le problème, avec les sensations viscérales, c’est que parfois, elles représentent des avertissements vitaux ; parfois, elles représentent également des craintes irrationnelles, ancrées, face à une adversité nette, mais que l’on veut conquérir pour aller au-delà et accomplir quelque chose de chouette. Nos tripes ne savent pas faire la différence. Et dans le second cas, notamment, il faut passer outre si l’on veut accomplir ses désirs (comme disait Nietzsche, rien de ce qui important ne vient sans surmonter quelque chose).

Je dis cela car, pour te répondre à mon avis précisément : est-ce que c’est normal de ressentir ça ? Très honnêtement, je ressens ça quasiment tous les jours. Quasiment tous les jours, je vais au clavier un peu comme à l’échafaud, parce que ouais, j’ai la trouille, et que je ne me lance pas dans un projet qui ne recèle pas une part de défi, une part d’inconnu, quelque chose que je n’ai encore jamais fait. Et que je vais, donc, devoir apprendre à faire. Je suis vissé comme ça ; je carbure à la difficulté, parce que j’aime les franchir. Je suis potentiellement un peu masochiste. J’avoue aussi.

Quand je constate l’envergure d’Évanégyre, même de la série « Les Dieux sauvages » qui est passée trois à cinq volumes parce que j’en avais sous-estimé l’ambition, ou encore tous ces autres projets que j’ai en stock et que j’ai envie d’essayer, je pourrais me dire : bien sûr, je suis trop gourmand. Il y a des jours plus difficiles que d’autres où je me le dis, où je me dis « rhaaaa, j’aimerais bien écrire un truc facile de temps en temps » – mais je sais aussi que je vais être ravi de trouver, cette fois encore, comment raconter mon histoire.

« Comment raconter » : c’est là la part vitale de l’équation. Car à mon humble avis, il est impossible de tenir un récit entier, même une nouvelle (a fortiori un roman ou une saga) dans son esprit, de la même façon qu’on ne se rappelle pas les mots d’un livre après l’avoir lu – on se souvient d’un ensemble, d’un trajet. Donc, il est normal, je pense, de sentir qu’on n’a pas une prise ferme sur son récit. C’est probablement impossible. (Nous sommes en bonne compagnie.) Et même : ce n’est peut-être pas souhaitable. Parce qu’un récit, une histoire, une fiction qui arrive à des gens, c’est un morceau de vie, ou du moins l’illusion de celui-ci ; c’est un matériau qui doit pouvoir respirer, évoluer, grandir et suivre les chemins qu’il lui faut – et pour parvenir à accomplir cela, il faut nécessairement abandonner une part de contrôle. Le « comment » se crée à chaque instant. 

Ce qui est terrifiant, on est d’accord. Surtout quand on est un fichu structurel comme moi VA, INTRIGUE, VA LÀ OÙ JE L’AI DIT s’il te plaît sois gentille j’ai peur à l’intérieur.

Un corollaire / une conséquence / la suite / je ne sais pas laissez-moi tranquille / de cette équation, du « savoir comment raconter », ou plus exactement : de partir à la découverte, à la recherche du comment raconter, c’est l’enthousiasme. C’est peut-être le compas le plus précieux de l’auteur : avoir envie, et aller là où cette envie le dicte (et c’est la clé toute simple qui permet de réconcilier la peur de l’inconnu avec l’assurance que tout va bien se passer tant que tu avances). C’est plus facile certains jours que d’autres. Certains jours, on a davantage confiance (ou on est davantage merveilleusement inconscient) que d’autres. Mais c’est normal. Et si l’on parle de sensations viscérales, celle-ci est bien plus précieuse que la peur : oui, c’est dur, oui, j’ai peur, oui, je galère, mais bordel, là où je vais, ça me parle. Et tant qu’il y a ça, ne pas perdre la foi : on va y arriver.

Un mot quand même pour tempérer tout ce que je viens de raconter, et qui laisse peut-être entendre qu’un auteur débutant, tel la fillette et le petit chien foufou du générique de la Petite maison dans la prairie (pour mémoire1), est invité à gambader n’importe où dans les hautes herbes de son imagination en abordant tout et n’importe quoi sans aucune hiérarchie : il est probablement judicieux de faire preuve d’ambition… mais dans une certaine mesure. C’est-à-dire, de sortir de sa zone de confort dans la mesure du raisonnable (tu l’as vu, mon gros paradoxe ?).

Des auteurs ayant commencé par des sagas complexes qui fonctionnent, il y en a. Je ne suis pas en train de dire que si tu commences, tu dois forcément te faire la main sur des nouvelles (même si cela me semble un bon conseil pour appréhender, dans une mécanique à la fois brève et très exigeante, les techniques de l’écriture sans s’épuiser dans un roman, lequel représente un travail, ben, plus long). Cependant : tous les projets ne sont pas égaux en terme d’ambition et de complexité narrative (et je ne mets nullement là une étiquette de qualité : simplement, écrire « Les Dieux sauvages », une série de cinq volumes avec huit à dix points de vue par tome, ben c’est forcément plus compliqué que Les Questions dangereuses, une novella avec un protagoniste clairement identifié). Savoir ce qui est à ta portée, ou bien juste au-delà (si tu es masochiste comme moi), pour en apprendre ce qu’il faut, il n’y a que toi à le savoir.

Par définition, le projet le plus simple sera toujours celui que tu auras terminé, car tu auras défriché le chemin, et le projet suivant semblera toujours un peu trop vaste, je pense. Donc, courage et persévérance. Vivre avec cette sensation au quotidien et avancer malgré tout est le défi principal d’une attitude professionnelle et d’une carrière qui persiste des années. Quittons-nous sur cette vidéo que je citerai jusqu’à ce que mort tiède de l’univers s’ensuive.

https://www.youtube.com/watch?v=1lTcgSzf0AQ
  1. D’ailleurs, le lapin de Sacré Graal est blanc comme le chien – coïncidence ? JE NE CROIS PAS.
2019-06-01T14:35:52+02:00mercredi 20 février 2019|Best Of, Technique d'écriture|9 Commentaires

Écrire comme on construit un mur (Weinberg on Writing: The Fieldstone Method)

Couv. Fiona Charles

Je ne sais plus où j’avais lu la recommandation de cet ouvrage, mais elle était fort dithyrambique, aussi fallait-il que je me le procurasse, ou autre barbarisme du même genre (proféré par mon nouveau héros en culotte de peau, Conan le barbarisme). Au final, j’ai mis trois ans à le lire – et ce n’est pas le fait de sa qualité, entre temps est intervenu une panne de liseuse non remplacée (mais je ne me suis pas non plus rué sur une nouvelle liseuse en me disant : [voix de Janice] oh ! mon Dieu ! Je dois en racheter une tout de suite pour finir The Fieldstone Method).

Gerald Weinberg, auteur prolifique d’essais, romans, articles, livre dans ce livre (haha) sa méthode d’écriture. Il y file une même métaphore : l’écriture s’apparente à la construction d’un de ces murs qu’on rencontre notamment dans les pâturages du Royaume-Uni, assemblés à partir de field stones, c’est-à-dire des pierres trouvées dans des champs. Ouais, c’est pas clair, bougez pas, je fais un saut sur Wikimédia Commons :

Photo Eric Jones, CC-By-SA

Wala.

Ces murs ont la particularité de ne pas nécessiter de mortier : le maçon erre esseulé dans les champs d’Angleterre, endurant stoïquement le vent nordique, nourri dans sa quête par la perspective d’une tasse de thé bien chaude à cinq heures, à la recherche des pierres qui s’emboîteront naturellement. (Je fais le malin, mais ces ouvrages sont réellement impressionnants. Les murs. Suivez un peu, quoi.) Pour Weinberg, l’auteur suit exactement le même processus : il fait l’expérience du monde et rencontre des éléments qui frappent son imaginaire – ses propres field stones, « pierres de champ » – qui sont là, à la vue de toutes et tous, librement accessibles, mais seul lui construira un mur avec, car lui seul voit l’emboîtement. D’où l’importance de rassembler le plus grand nombre de pierres possibles, de conserver et de faire incuber, mûrir ces idées, car de leur assemblage viendra un jour un article, une nouvelle, un roman.

Je trouve l’idée séduisante et la métaphore particulièrement juste. L’écriture d’un bouquin naît souvent, en tout cas dans mon cas (c’est la journée de la répétition aujourd’hui), d’une idée forte, d’une chute, de scènes qui me font tout spécialement envie : de gros « blocs » autour desquels le reste va venir s’articuler. Même l’écriture d’une scène « s’agrège » autour de répliques, d’un décor, d’une situation qui m’ont été servis par mon inconscient, auquel mon corps répond avec enthousiasme – il me reste ensuite à comprendre comment tout cela s’articule. (Pour une métaphore plus huîtrière, nous pourrions aussi dire que cela fonctionne comme des perles en accrétion autour d’un grain de sable.)

Je n’efface jamais rien à la rédaction ; mes coupes se retrouvent dans un fichier à part nommé « Cutting floor » (« chutes », disons, par référence au sol des anciennes salles de montage de cinéma où les scènes coupées finissaient par terre), soit autant de fragments, de formulations que je peux repêcher si besoin. (Je ne le fais quasiment jamais, mais ça me rassure et me permet de trancher sereinement dans le vif.) La créativité est souvent désignée, non pas comme une invention totalement ex nihilo, mais aussi comme la capacité à repérer et mettre en relation des éléments du monde, en y ajoutant sa propre personnalité, son regard, son originalité. Le promeneur voit un caillou, le maçon / écrivain une brique. (Ce qui est fascinant, c’est que cela reflète à la perfection la première étape de la méthodologie Getting Things Done : capturer.)

Weinberg détaille cette approche en grand détail tout au long de ce livre, allant de la « récolte » des pierres / fragments à leur assemblage et à leur polissage, tirant des exemples de sa propre carrière et des ateliers qu’il dirige. Le ton est léger, joueur (même si Weinberg tend à parler davantage de ses ouvrages de non-fiction et articles, ce qui laissera peut-être le romancier sur sa faim) et, surtout, enthousiaste. S’il y a une qualité majeure dans cet ouvrage (finalement pas si répandue dans les livres portant sur l’écriture), c’est sa joie, son admonition quasi-constante au plaisir, à l’intuition, à l’envie. Rien que pour ça, il pourrait représenter un intéressant électrochoc pour l’auteur qui tombe dans le piège de la routine ou de la quête de la surproduction (qu’il soit pro ou non ; c’est un mal qui peut frapper à tous les niveaux d’expérience).

Hélas, il laisse à désirer sur le versant technique – Weinberg passe du temps sur des détails relativement évidents alors qu’il aurait été intéressant de rentrer davantage dans la pratique pure. Comment organise-t-il ses propres notes, par exemple ? Quel outil, quel classement ? Comment un auteur peut-il s’y retrouver dans la masse d’idées folles que génère un cerveau en état de marche ? Comment catalogue-t-on tout ça, concrètement ? (Je dirais qu’ici Scrivener représente, comme toujours, une aide précieuse, en tout cas tant que l’on reste dans le cadre d’un même projet.) Le livre suit la métaphore avec une telle obsession qu’il donne une impression un peu répétitive à force ; elle est adéquate, certes, mais une fois celle-ci acceptée et validée dans le cadre de l’ouvrage, le texte donne l’impression de ronronner un peu alors qu’il aurait pu aller plus loin encore dans la technicité.

Mais on peut aussi considérer cette répétition comme une force subreptice. À force de marteler ce principe, il est forcé de pénétrer le cerveau du lecteur. Et, encore une fois, il est (ou du moins me paraît) juste. L’auteur – lecteur devient alors, peut-être à son insu, une sorte de chasseur – cueilleur de l’esprit à la fermeture de cet ouvrage. Ce qui ne serait pas une si mauvaise chose, à condition de méditer par la suite le propos du livre pour le mettre en relation avec sa propre approche, ses propres envies créatrices. (Ce qui devrait être obligatoire à la lecture de tout ouvrage de ce genre, de toute façon.)

Pas le classique que l’on m’avait vanté, donc, mais une lecture quand même très recommandée à ceux et celles qui veulent un manuel d’écriture avec une approche résolument différente du tout-venant, qui sont en grand besoin de dire « fuck it » et de se lâcher un peu, de se reconnecter avec le plaisir de l’art en parallèle avec la technique. Car il y a le solfège, il y a les gammes, mais au bout d’un moment, il faut aussi l’indispensable frisson qui fait sourire à la composition d’une bonne mélodie ou d’une scène qui déchire. Et s’il y a un truc que Weinberg fait vraiment bien, c’est vous donner envie de le traquer partout, ce sourire.

2019-06-01T14:35:31+02:00lundi 11 février 2019|Best Of, Technique d'écriture|2 Commentaires
Aller en haut