Un type peu recommandable

Il va falloir expliquer aux dirigeants de Pizza Del Arte que si l’on veut faire honneur au patrimoine italien, même si ça sent le factice, il faut se rencarder un brin :

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Italo Calvino, okay, bien évidemment, écrivain, oulipien, respect. Erri de Luca, bien sûr aussi.

Mais Savonarole ? Savonarole, le fanatique ravi par le Bûcher des Vanités, qui condamnait Pétrarque, Botticelli, Boccace ? Je serais l’un des deux géants précités, je l’aurais sévèrement mauvaise d’être cité à côté. Je veux bien qu’une pizza avant un film ne soit pas le lieu pour un débat philosophique ni même une dissertation historique sur les intentions du gugusse en question (… dont la théocratie florentine se voulait démocratique – si l’on veut…), mais quand même, ce n’est pas comme si l’Italie manquait tant de grands noms pour cette fresque débile et moche qu’il faille absolument citer celui-là. Tant qu’à faire.

Demain, chez Buffalo Grill, le nom du général Custer à côté de celui de Mark Twain.

2013-03-05T22:11:45+01:00mercredi 6 mars 2013|Humeurs aqueuses|4 Commentaires

La cour des petits

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Par contre, ça c’est un bon mot d’ordre

Donc Stéphane Hessel est décédé hier, à l’âge de 95 ans. Son petit manifeste, Indignez-vous, est devenu le succès d’édition que l’on sait ; son livre se trouve en bonne place sur ma pile où figurent entre autres Getting Things Done, un an de retard de Courrier International et The Four-Hour Workweek au titre d’ouvrages sérieux à lire à la place du coupable Canard PC… J’avoue que je l’ai à peine entamé, je suis dans Le Japonais pour les Nuls. (Peux pas avoir l’air intelligent partout.)

Comme toujours à la disparition d’une personnalité devenue médiatique, si l’on excepte bien entendu les hommages plus ou moins vibrants, plus ou moins bien formulés, Internet et les réseaux sociaux se sont transformés en cour de récré ; qui pour des petites phrases plus ou moins bien trouvées (mais admettons : l’humour, quand il se conjugue au talent, justifie presque tout), qui pour proclamer haut et fort qu’il n’en a rien à foutre. Indépendamment du fait que, BREAKING NEWS, le monde entier se fout que vous vous en foutiez, cet homme avait probablement une famille très attristée par la disparition d’un proche et que proclamer que ça en touche une sans remuer l’autre lol-que-je-suis-marrant, en plus d’une absence de sensibilité, me semble montrer d’un certain manque de discernement quant aux occasions de se taire. Sans compter que la plupart des morveux qui lolent aujourd’hui de la mort d’Hessel n’auraient pas eu le premier gramme de courage qu’il fallait pour résister pendant la guerre. Alors je ne sais pas, je n’y étais pas, hein, mais je sais aussi que, malgré tout ce que je peux me raconter sur ma bravoure, je ne saurais affirmer en mon âme et conscience que je l’aurais assurément eue, cette bravoure, justement parce que, grâce à des gens comme lui, les types comme moi n’ont heureusement pas à se poser la question.

Mais passons. Internet as usual. 

Par contre, que sa mort génère une telle vague de détestation primaire me rend particulièrement perplexe. Qu’on désapprouve son essai, sa glorification médiatique, qu’on s’interroge sur cet immense succès en librairie, qu’on évite de canoniser l’homme pour replacer plutôt son propos dans un contexte, eh bien, pourquoi pas. C’est faire preuve d’esprit critique. En revanche, je ne peux m’empêcher de m’interroger sur la haine purement gratuite à son encontre. Comme si, après qu’un succès s’est construit sur son bref livre, il devenait nécessaire de dénigrer la personne, peut-être par jalousie, mais je pense surtout, si je connais bien mon Internet, que c’est par simple espoir de se donner l’air malin, franc-tireur, intellectuel – en bref, pour exister. « Ah ah, je ne suis pas un suiveur, moi, je suis contre, je provoque. » Fifteen seconds of fame. Sauf qu’il ne s’agit pas là de débattre, il s’agit juste de créer du vent, de privilégier l’effet immédiat, le bon mot, le créneau d’opinion arraché au sprint, avec bonus pour contradiction primaire. Prendre le contrepied de l’opinion générale, et même de la décence, jusque parce que c’est le contrepied, ne suffit pas à rendre intelligent, ni même à en donner les apparences. C’est simplement privilégier, comme le connaissent les vieux aficionados de Cyberpunk, le style à la substance – et cela n’a évidemment pas de quoi réjouir.

Comme me l’a confié avec bienveillance un animateur d’atelier d’éloquence au collège – conseil qui m’a sauvé la vie à plusieurs reprises -, n’est pas Pierre Desproges qui veut.

2013-02-28T01:57:47+01:00jeudi 28 février 2013|Humeurs aqueuses|22 Commentaires

Douceur et volupté

D’habitude, je les ignore. Là, j’en ai trop reçu d’un coup. Donc ça m’a énervé, et j’assume.

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Je nourris même le fol et déraisonnable espoir que ça puisse servir d’avertissement – fol et déraisonnable, oui, voilà, je sais. Bref. Circulons.

2013-01-27T09:53:04+01:00lundi 28 janvier 2013|Humeurs aqueuses|9 Commentaires

La guerre aux OGM est déjà terminée

Ce n’est pas parce qu’on est halieute qu’on ne ne s’intéresse jamais à ce qui se passe sur la terre (l’endroit d’où ils bennent des nitrates dans les cours d’eau, ce qui suscite des marées vertes dans NOS baies et NOS estuaires, et des produits chimiques qui créent des poissons à trois testicules et font des trous dans la couche d’eau zone). L’halieutique, c’est aussi de l’agronomie, et savoir différencier un cabillaud d’une morue (il y a un piège dans cette phrase) ne suffit pas, je suis également tenu par la Charte Secrète des Ingénieurs Agronomes de savoir différencier le ray-grass anglais de l’italien sous peine d’être lapidé à coups de figues bio par une foule de stagiaires en génie de l’environnement.

Bref, tout ça pour dire qu’on se tient au courant, quoi.

Alors, les OGM défrayent la chronique depuis une quinzaine d’années (souvenirs, souvenirs, ma première nouvelle « sérieuse », mais non publiée car pas au niveau, parlait du sujet). Défendus comme une solution de production optimale par les uns, critiqués pour leur potentielle toxicité, l’opacité entourant les études et leurs financements, les impacts génétiques et économiques par les autres, ils ont vite appartenus à ces dossiers où il est très difficile d’obtenir une information sûre, encore plus quand on n’est pas du milieu (c’est-à-dire avec l’accès aux journaux scientifiques et les nerfs assez solides pour supporter des lignes telles que CI 2.64 1 sans décéder aussitôt d’ennui profond).

Et là, le Nouvel Obs tient un scoop. La réponse tombe en gros titres : « Oui, les OGM sont des poisons ». Tous les rats nourris au maïs OGM développent des tumeurs grosses comme le poing : c’est avéré, cela lève l’indétermination. Point. Que dit exactement l’article ? Je n’en sais rien, je ne l’ai pas, et je n’ai pas de raison de douter de la rigueur des journalistes du support, comme des scientifiques derrière cette étude. Ayant toujours des contacts dans le milieu agronomique, je voudrais essayer de remonter à l’article source, tant qu’à faire. Le problème dans le cas des études de toxicité, me rappelait un ami et chercheur pas plus tard qu’hier, c’est l’exposition à des doses vraisemblables. La charcuterie provoque le cancer du côlon ! … si vous ne bouffez que ça pendant un an et la laissez approcher de sa date de péremption à chaque fois. Je suis donc curieux du protocole et de l’étude pour savoir exactement ce dont il retourne.

Alors, je ne défends pas les OGM. Monsanto est une entreprise dont, pourrions-nous dire, l’éthique pourrait être critiquable (hop, esquive des avocats, merci). Je n’ai pas d’opinion sur les impacts environnementaux et la santé car c’est toujours resté très flou – jusqu’à cette étude, manifestement. Je sais en revanche une chose, c’est que les OGM rendent les agriculteurs esclaves d’une entreprise et soulèvent les questions de brevets sur le vivant, deux questions auxquelles je suis fortement hostile, ce qui suffit à me placer dans le camp des « contre » – mais plus par question de choix de société que de santé. À la limite, ce qui me choque le plus dans cette étude n’est pas tant ses résultats, que le secret paranoïaque dont elle a dû s’entourer par craintes de sabotages. Cela nous entraînerait trop loin pour un article pareil et je vois le compteur de mots de WordPress s’affoler alors on va en rester là, mais s’il est bien un symptôme des dangers de notre monde, c’est celui-là.

Mais je vais te dire, auguste lectorat : en fin de compte, les cas particuliers, on s’en fout. L’opinion, aujourd’hui, a toujours plus raison que la vérité. Car, avec un tel article, un tel résultat, la boîte de Pandore est ouverte. Je n’oublierai jamais une des paroles de mes maîtres en halieutique (en halieutique on dit maître et pas prof, comme chez les Jedi, oui madame) : « les opinions publiques ne comprennent pas ce qui est complexe ». C’est une parole dure, mais hélas très vraie.

Le problème en sciences, et surtout dans de tels dossiers où se mêlent de colossaux intérêts privés et des questions de santé publique, c’est qu’il est très difficile d’atteindre un semblant de rigueur. L’environnement, le développement, font jouer des problématiques qu’il est impossible de résumer en une ligne de statut sur Twitter, un micro-trottoir de 2’30 pour le journal de TF1 ou la chronique d’Éric Zemmour, ce qui conduit forcément à des généralisations abusives qui, dans ces domaines, tiennent de la contre-vérité. La presse s’en tire un peu mieux, surtout quand elle a le loisir de produire des dossiers longs, mais elle est tout aussi tributaire de l’érosion de l’attention et du goût pour le sensationnel qui caractérise une large partie du public au XXIe siècle.

Alors, l’étude ? Rigoureuse ? Critiquable ? Cela n’a plus aucune importance.

À supposer que l’étude et l’article tempèrent les résultats et exposent, même de façon didactique et claire, quelques réserves, elles tomberont aux oubliettes, auguste lectorat. Je te le prédis. La guerre aux OGM est déjà terminée, de la même façon que la vache folle a fait exploser l’industrie de la viande bovine pendant des années. Je voyais déjà ce matin l’info devenir virale sur Facebook. Peu importent d’éventuelles réserves de principe sur les résultats, les cas particuliers, la complexité. Ce n’est pas un regret, c’est un constat : après un tel pavé dans la mare, impossible et inutile d’apporter une contradiction raisonnée (non pas qu’elle soit forcément nécessaire, les pro-OGM ont eu largement leur voix au chapitre et l’oreille des dirigeants). L’opinion publique sera ralliée à une seule et même cause : les OGM, c’est dangereux. Et les théoriciens de la conspiration – qu’ils aient raison ou pas – résumeront toute tentative de contradiction à un simple « oui, c’est parce que vous êtes avec eux ». Plus personne n’en voudra, n’en achètera. Et, à tort ou à raison, c’est aujourd’hui ce qui sonne le glas des produits.

Coïncidence ? Le 30 août, un cadre de chez Nestlé arguait que les OGM n’étaient pas nécessaires pour nourrir la planète (tandis que la branche américaine combat l’étiquetage de ceux-ci sur les emballages, mais tout va bien). « Nous écoutons ce que veut le consommateur. S’il n’en veut pas dans les produits, nous n’en mettons pas. » (source).

J’extrapole peut-être un peu, mais y en a qui commencent déjà à sentir le vent des boulets.

  1. 12, 3.5, p < 0.01
2012-09-20T17:06:04+02:00jeudi 20 septembre 2012|Humeurs aqueuses|24 Commentaires

Des solutions de 1990 pour des défis de 2010

L’idée n’est pas nouvelle, mais sa généralisation l’est : la société Open Garden – qui propose déjà son application au téléchargement – se propose d’ouvrir à tous un accès Internet gratuit où que l’on se trouve dans le monde. Il s’agit simplement pour chaque particulier d’offrir un point d’accès à son réseau, en échange de ceux que lui offriront les autres abonnés à Open Garden, à la manière des accès sans fil dont bénéficient les abonnés à Free en échange de l’ouverture de leur propre Wi-Fi. La différence, c’est qu’ici, la solution est indépendante de l’opérateur.

Pour que cela marche, évidemment, il faut qu’assez d’utilisateurs installent Open Garden pour constituer un réseau suffisamment dense – en d’autres termes, que l’idée décolle et atteigne une masse critique qui la rende véritablement intéressante.

Indépendamment de sa viabilité, difficile de s’empêcher un rapprochement avec la verrue qui orne notre code de la propriété intellectuelle depuis juin 2009 : la loi Hadopi, bien sûr, pour laquelle j’ai un amour sans bornes. À travers une pirouette rhétorique digne du Cirque Pinder cette funeste et ubuesque loi crée le délit de non-sécurisation de l’accès à Internet, afin de s’assurer qu’il n’en soit fait que des usages conformes aux bonnes moeurs.

Mais quid si, en bon hippie aux cheveux gras, j’ouvre volontairement mon réseau aux gens qui passent, parce que – scandale – je suis un mec qui partage ce que je paie, à travers une application comme Open Garden par exemple ? Les données se délocalisent de plus en plus à travers les services du cloud. Si, demain, Internet ne devient qu’une vaste toile sans point d’accès précis, qui doit sécuriser sa ligne ? Contre quoi, comment ?

Encore une fois, la technique devance l’incompréhension du législateur face à une technique qu’il ne comprend que très partiellement, et dont il ignore les vrais usages : la loi du tomahawk et de la bombe atomique. Pendant ce temps, création et édition essaient désespérément de s’en sortir face à l’exploitation non autorisée des oeuvres, le manque à gagner démoralisant qu’il représente et l’inefficacité démagogique d’un arsenal législatif souvent aux antipodes de ses désirs (rappelons par exemple que la SACEM, souvent désignée comme grande méchante par ignorance, réclamait l’interopérabilité des mesures de protection dès la loi DADVSI et préférait que soit tout simplement prélevée une compensation financière sur les abonnements Internet plutôt que le délire psychotique Hadopi). Le consommateur voit ses droits bafoués avec des DRM abusifs. Et le contribuable verse des sommes astronomiques dans des gouffres ineptes et inefficaces.

Alors oui, je critique, mais je n’ai pas d’idée géniale, non, hélas. En revanche, je sais reconnaître une idée idiote – Hadopi – quand j’en vois une, et je sais au moins dire pourquoi. Preuve supplémentaire à l’appui.

2012-09-07T10:09:22+02:00vendredi 7 septembre 2012|Humeurs aqueuses|Commentaires fermés sur Des solutions de 1990 pour des défis de 2010

Peut-être de dernières secondes de paix

La réalité est bien entendu plus complexe. Mais cela donne à réfléchir.

Julien Assange, le très poursuivi et controversé rédacteur en chef de Wikileaks est actuellement au centre d’un conflit diplomatique opposant l’Équateur et la Grande-Bretagne. Les premiers lui accordent l’asile politique, ce qui n’est pas du tout du goût des seconds, qui menacent de répliquer par une intervention armée.

Évidemment, ça fâche.

Nous souhaitons être très clairs, nous ne sommes pas une colonie britannique. Le temps des colonies est terminé […] Si l’intervention mentionnée dans le communiqué officiel britannique se produit, elle sera considérée par l’Equateur comme un acte inamical, hostile et intolérable, ainsi que comme une agression contre notre souveraineté, ce qui nous obligerait à répliquer par les moyens diplomatiques les plus fermes. – Source

C’est dans l’air que les inégalités sociales, les disparités de rémunération, les répercussions de la crise économique, les horreurs générées par le capitalisme sans contrôle, la haine envers l’Occident née de la misère forment un très dangereux cocktail qui monte doucement vers l’ébullition et des paroles de « révolution » ou de « guerre » ne se trouvent plus seulement prononcées par les alarmistes.

Quand je vois Assange détenu par un État souverain et qu’un autre menace ni plus ni moins d’une violation de celle-ci pour récupérer un homme qui – à tort ou à raison, c’est un autre débat – a poussé à l’extrême l’idéal de libre circulation de l’information, je frémis. Je me rappelle qu’un autre type est mort assassiné il y a presque un siècle et que, par le jeu des alliances, cet événement tragique mais relativement isolé a plongé l’Europe dans une guerre atroce. Assange symbolise un enjeu majeur du début du XXIe siècle, celui du contrôle de l’information. Car, selon les mots d’Orwell, « qui contrôle le présent contrôle le passé ; qui contrôle le passé contrôle l’avenir ». Cela va bien au-delà des questions de propriété intellectuelle ou du fantasme de geek ; il y a les colossaux enjeux économiques liés au contrôle de l’information personnelle du citoyen (qu’on constate le succès de Google et Facebook, deux régies publicitaires, pour mesurer leur poids), la tentation du contrôle et du fichage des citoyens par les États, même démocratiques, sous couvert d’épouvantails rhétoriques. Assange ne peut pas rester impuni. Sans même parler d’éthique et en constatant les faits seuls, il est la faille dans le système, l’épine dans le pied, une faille qu’il faut écraser, effacer, au risque de saper l’ensemble des édifices politiques actuels.

C’est trop gros, et pourtant. Une part de moi-même ne peut s’empêcher de souhaiter ne pas assister à un fragment d’histoire en train de s’écrire. Que le symbole controversé qu’est Assange et les actions irréfléchies des États ne forment pas le prétexte à l’explosion tant prophétisée du cocktail et déclenchent une cascade de dominos comme en 1914 avec l’assassinat du pauvre archiduc Ferdinand qui ne se serait probablement jamais douté que sa mort conduise des États prétendus civilisés à la guerre. Qu’en 2090, un gosse comme moi cent ans avant ne s’interroge sur la cause incroyablement stupide d’une boucherie, preuve de la sottise humaine – une espèce qui a manifestement besoin de se baigner dans son propre sang pour apprendre des leçons.

Des leçons pour lesquelles sa mémoire semble toujours tristement courte.

2012-08-18T19:13:12+02:00mardi 21 août 2012|Humeurs aqueuses|26 Commentaires

Les dauphins sont-ils des hommes comme les autres ?

(c) Sea Watch Foundation / Lionel Davoust

Une controverse agite de façon de plus en plus marquée le champ de la cétologie : dauphins et baleines présentant un encéphale développé, des comportements sociaux et joueurs d’une grande complexité, une culture, sommes-nous vraiment en mesure de les limiter à l’état d’« animaux », de les considérer comme notre propriété voire notre nourriture, bref de les « exploiter » ? Il ne s’agit pas purement là de bien-être animal, où l’éthique moderne pousse l’homme à la bienveillance envers d’autres êtres vivants supposés inférieurs, mais de la reconnaissance qu’il accorderait à un semblable.

Terrain glissant.

Autant que je puisse cerner, la question est apparue dans la presse en fin d’année dernière, à l’occasion d’une conférence plus ancienne encore :

Deux cétologues de premier plan ont avancé que les dauphins étaient trop intelligents, et nous ressemblaient trop, pour que nous ayons le droit de les capturer ou de les tuer. À la conférence annuelle très courue de l’American Association for the Advancement of Science, déclarer plus ou moins ouvertement que les dauphins sont des personnes constituait une importante prise de risques professionnelle.

Depuis le début de l’année, le dossier s’est emballé. Tout d’abord, un coup de pub de la PETA1 qui a attaqué Sea World pour esclavage ; et maintenant, info signalée par Nathalie Mège, les experts néo-zélandais, cherchent à reconnaître aux cétacés les mêmes droits qu’aux êtres humains.

On peut considérer toutes ces initiatives comme absurdes en avançant que la loi concerne l’être humain, et que les dauphins ne sont pas des êtres humains, point final. Mais on pourrait se rappeler, par exemple, qu’à l’époque de la théorie des races, les Noirs n’étaient pas considérés comme des êtres humains à part entière ; on pourrait également songer aux implications philosophiques d’un système anthropocentré – pourquoi, au juste, nos lois ne concernent-elles que nous ? Quelle en est la justification intellectuelle, autre que c’est « commode » ? Peter Watts, biologiste marin et auteur comme votre aimable serviteur, a longuement traité ces questions dans cet article.

Mais comment pourrait-on s’assurer du bien-fondé, ou non, de ces démarches ? Comment démontrer la présence ou l’absence de capacités cognitives supérieures chez ces animaux fascinants qui justifieraient pour eux l’établissement de droits inalinéables2 ?

La réponse est simple : c’est impossible.

De la même manière qu’il est impossible de démontrer, actuellement du moins, que l’homme jouit effectivement de capacités cognitives supérieures, d’une conscience dont il est le maître, en un mot, du libre arbitre. Nous possédons l’illusion du libre arbitre ; à chaque instant, si nous réfléchissons, nous sommes globalement convaincus d’être libre de nos décisions. Mais nous sommes aussi des machines biologiques. Nous ignorons totalement si, en réalité, nous ne sommes pas à chaque instant le jouet et le fruit d’une mécanique chimique hautement élaborée mais totalement déterministe, qui se berce seulement du doux rêve de la liberté.

Comment pourrions-nous alors prouver ces notions chez une autre espèce que la nôtre, si nous en sommes incapables pour nous-mêmes ?

Comme toujours, une fois libéré des influences étouffantes des morales absolutistes, on débouche sur une notion très simple pour l’éthique : celle-ci n’est pas une loi suprême, c’est un choix. Un choix de société, dont nous assumons les conséquences en tant que collectivité, qu’espèce, que membres de l’écosystème. Nous choisissons de considérer que nous détenons une liberté d’action et une conscience qui valent la peine d’être préservées. Viendra un point où la recherche cétologique atteindra elle aussi ses limites sur la question, et où l’homme devra, en fonction de ce qu’il croit percevoir chez ces autres espèces, décider là aussi s’il juge les preuves suffisantes ou non pour appliquer à autrui le même acte de foi qu’à lui-même. Mais ce sera une décision. De la même façon qu’il décide, plus ou moins unanimement, que tuer son voisin est mal, parce que sa vie est précieuse. Qu’il décide qu’il a une conscience, parce qu’il préfère cela à l’autre côté de l’alternative. Rien ne prouve la loi : la science accumule des faits, mais l’éthique constitue toujours, quelles que soient les circonstances, une volonté, un projet, et non un absolu.

Pour ma part, au fil des ans, en captivité ou en milieu naturel, et à travers la presse scientifique, j’ai assisté à tous les comportements prétendument indigènes à l’homme, ou peu s’en faut. La culture était censée constituer notre apanage : dommage, les orques ont une culture des pratiques de chasse, les baleines à bosse une culture des chants, etc. Le test du miroir (la conscience de soi) était censée constituer l’apanage de l’homme, dommage, les orques et les dauphins le réussissent. Les frontières bougent, et elles donnent désagréablement l’impression qu’à chaque découverte éthologique, on reformule la définition de l’humain pour lui conserver sa singularité, sa position « supérieure » au pinacle de la Création.

Alors qu’il y a une définition très simple, en définitive, pour  nous, qui nous place irréfutablement à l’écart de toutes les autres formes de vie de cette planète. C’est nous qui nous trouvons en position de passer des lois pour limiter les dégâts faits aux autres êtres vivants qui partagent la planète avec nous. Cela se résume très simplement, pour paraphraser Brandon Sanderson dans L’Empire ultime, à : « Au bout du compte, c’est nous qui possédons les armées. »

Cette définition-là, personne ne nous la volera. Maintenant, est-ce vraiment celle que nous voulons pour notre espèce ?

[boxparagraph]J’en profite pour mentionner que les baleines grises du Pacifique Ouest ne sont plus que 130, dont 26 femelles en âge reproductif. Un projet de plate-forme menace cette population probablement déjà condamnée, mais cela ne signifie pas pour autant qu’on peut rester inactif : des rapides infos du WWF sur la situation se trouvent ici, et une pétition .[/boxparagraph]

  1. La SPA américaine, en plus activiste et plus démago.
  2. Il faudrait déjà que nous soyons en mesure de faire respecter ceux que nous sommes censés accorder à nos semblables, qui sont dans certains pays du monde bien moins considérés que des animaux domestiques occidentaux.
2014-08-30T18:28:06+02:00jeudi 23 février 2012|Best Of, Humeurs aqueuses|15 Commentaires

Tuyaux stupides et gens intelligents

Je trouve passionnant, particulièrement sur le Net, la possibilité d’avoir des discussions à plusieurs et d’inviter autant de participants qu’on le souhaite à un débat. Les systèmes de commentaires, forums etc. s’y prêtent très bien. Je vais donc élargir le principe de répondre publiquement aux questions sur la technique d’écriture à des domaines plus vastes ; spécialement si le point soulevé mérite une longue réponse, comme cela peut arriver au cours d’échanges privés. Cela me permet de proposer un article digne de ce nom sur un sujet qui me semble le mériter au lieu de trois lignes de mail vides, d’inviter d’autres opinions dans le débat et de refléter ce qui vous intéresse certainement.

Comme d’habitude, mon avis n’a l’ambition de n’être que le mien – d’avis. Mais les discussions (même passionnées) sont bienvenues, tant qu’elles restent dans les usages de l’endroit.

"Lutter est un processus sans fin. On n'acquiert jamais vraiment la liberté ; on la gagne et la remporte à chaque génération." Coretta Scott King

Avanti.

J’aimerais aborder avec vous […] une remarque que vous aviez réalisée aux Utopiales 2011 concernant le bien-fondé de la liberté d’expression sur le Net. Vous pensiez qu’elle devait être totale car les gens sont suffisamment intelligents pour séparer le bon grain de l’ivraie. Euhhhhh, à mon humble avis, je crains que cela ne soit pas vrai.

Je ne suis pas tout à fait sûr d’avoir dit « sont ». Par contre, j’ai certainement dit « devraient », ce dont je suis parfaitement capable (ouais). Si j’ai dit « sont » quand même, mes excuses : je pensais « devraient ».

Vous faites certainement référence à ce que j’expliquais sur le principe de neutralité du Net, fondamental à son fonctionnement, qui stipule que le Net doit être le même pour tout le monde. Les tuyaux acheminant les données sont censés être « stupides », c’est-à-dire ne rien filtrer, et laisser l’utilisateur faire son choix et critiquer ce qu’il reçoit, de la même manière que la presse est libre (dans certaines limites) ou que le téléphone et le courrier postal sont des systèmes neutres (à vous de choisir avec qui vous correspondez et si vous préférez échanger des dessins de Bambi ou des plans de bombes à neutrons).

Je considère ce principe sain, car je pense que la liberté d’expression, à partir du moment où elle est accompagnée d’équité, entraîne toujours plus de conséquences positives que négatives dans une société. Je suis donc toujours dubitatif quand une société civilisée se préoccupe de la restreindre, surtout quand c’est à des fins de « protection ». Et c’est très à la mode en ces temps-ci, où, pour des crimes certes ignobles mais dont l’ampleur réelle en ligne paraît discutable, comme la pédophilie, on se propose d’instaurer un filtrage global du Net qui permettra de couper arbitrairement n’importe quel site (voir ce coup de gueule).

À partir de quand protège-t-on les plus faibles, et à partir de quand infantilise-t-on un peuple quand son gouvernement décide qu’il n’est pas assez grand pour décider par lui-même ? Qui choisit ce qui peut circuler – ce qui peut être dangereux quand on y est exposé trop jeune, par exemple – et ce qui ne l’est pas ? Quid custodies custodiet ?

Est-ce à dire qu’il n’existe aucun courant de pensée inacceptable dans une société civilisée, contre lequel lutter ? Non, bien sûr, mais ce n’est pas du tout la même chose. Combattre, dans ce domaine, c’est informer, éduquer, en employant les règles du débat démocratique. C’est faire appel à l’intelligence des gens, propager le savoir, leur donner les outils pour s’informer, et puis, progressivement, leur faire confiance pour agir en êtres humains. Il faut que le citoyen ait le pouvoir de filtrer l’information qui lui parvient, et non que d’autres décident à sa place de ce à quoi il a accès. C’est simplement ce que cela signifie. Pour cela, les protocoles doivent rester agnostiques.

Je suis d’accord avec les fondateurs de Freenet : je pense résolument que les démons ne conservent leur force que tant qu’ils sont refoulés. Il me semble qu’il en est de même avec les idées négatives et la bêtise. L’interdit entraîne deux conséquences regrettables. D’une part, elle donne aux idées qu’on cherche à refouler une aura de séduction, comme l’Inquisition Romaine en a fait l’expérience à répétition, où les thèses mêmes qu’elle cherchait à contrôler ont joui d’une publicité inattendue (effet Streisand, en termes modernes). D’autre part, comme le dit l’adage, ignorer le passé, c’est se condamner à le réitérer. Comme on le sait sur Internet depuis toujours : « Don’t feed the troll. »

Alors, non, je ne pense pas que les gens soient, aujourd’hui, tous en mesure de filtrer les informations qui les assaillent en permanence. Je pense en revanche qu’ils en ont le potentiel, si on leur donne les outils, et qu’ils doivent l’acquérir, prendre la maîtrise de la technique. Cela n’arrivera qu’en leur faisant un peu confiance, et c’est nécessaire pour que nous apprenions tous une forme de maturité. C’est un problème d’éducation, un problème de civilisation, n’est-ce pas, monsieur Sarkozy, et pas un problème avec les idées en elles-mêmes. Ce n’est pas une chose qui se réglera en dix ans ; c’est peut-être même un des grands projets de notre époque, et il nécessite du doigté et de la prudence. Mais à force d’essayer de soigner les symptômes (les idées qui circulent) et non les causes (la nécessité constante de développer l’esprit critique face à l’information), je crains que nous finissions par nous retrouver aussi démunis qu’en essayant de soigner les bubons de la peste avec du Biactol.

(En fait, même pour un article de blog, c’est forcément lapidaire et résumé.)

2019-01-07T07:42:52+01:00jeudi 12 janvier 2012|Humeurs aqueuses|17 Commentaires

L’épistémologie pour les (politiques) nuls

Résumé des épisodes précédents : les manuels de Sciences de la Vie de cette rentrée introduisent à pas discrets la mention que l’identité sexuelle des personnes est expliquée autant par la biologie que par le contexte socio-culturel. En particulier :

Le sexe biologique nous identifie mâle ou femelle mais ce n’est pas pour autant que nous pouvons nous qualifier de masculin ou de féminin. Cette identité sexuelle, construite tout au long de notre vie, dans une interaction constante entre le biologique et contexte socio-culturel, est pourtant décisive dans notre positionnement par rapport à l’autre.

Diantre, quelle outrecuidance : oser supposer, en filigrane, que la personne n’est pas seulement un amas de gènes automatisés mais une conscience qui se construit par l’expérience avec son environnement ? Oser ouvrir la porte à l’idée qu’on soit libre de ses choix et que l’on puisse disposer de sa propre raison et de son corps comme on l’entend, prenant en compte l’homosexualité, la bisexualité, la transsexualité ? Voilà qui est évidemment bien trop subversif pour une poignée de députés UMP qui demande le retrait de ces passages au titre c’est une « théorie philosophique et sociologique qui n’est pas scientifique ».

Alors il semble qu’encore une fois, les députés de la majorité aient besoin d’un cours de rattrapage en matière de rhétorique et de concepts.  Car, en une simple proposition, nos politiques démontrent admirablement leur ignorance crasse de la science et se collent les érudits à dos.

« C’est une théorie philosophique et sociologique qui n’est pas scientifique. »

Applaudissements. Magnifique revers de main appliqué à des champs entiers de la connaissance : cela signifie, en substance, que la sociologie n’est pas scientifique. Donc, qu’elle ne fait appel à aucune forme de rigueur de raisonnement, d’expérience ni d’observation. (Et la philosophie non plus.) Effectivement, c’est bien connu que tout ça, c’est de la branlette, des types dans des bureaux qui coûtent un bras à l’État pour sortir des bouquins chiants sans images et qui racontent des trucs qu’on comprend même pas sur France Culture. Il est certain qu’avec une pareille vision des choses, on comprend vachement mieux la politique du gouvernement en matière de recherche.

Mais surtout, les mecs, un petit rappel : toute science est théorique. C’est son essence même. Une théorie est une hypothèse d’explication du monde. C’est un modèle de la réalité, qui tient jusqu’à ce qu’on en trouve un meilleur – c’est une autre de ses caractéristiques : pour être acceptée, une théorie doit pouvoir être réfutée par l’expérience afin de céder la place à une autre, plus précise. Mais c’est sans fin. La science n’est pas la réalité : elle est opérative, c’est-à-dire que c’est un outil de réalisation et d’action sur le monde. Sinon, on se trouve dans le domaine de la logique formelle et des mathématiques pures, des constructions de pensée, qui sont très intéressantes et peuvent déboucher sur des applications utiles, mais qui sont, à la base, abstraites.

Alors, que certains tenants d’une certaine droite chrétienne considèrent l’hétérosexualité comme la norme absolue décidée par dieu et à imposer partout, je peux l’accepter intellectuellement, car cela relève d’un cadre de pensée empreint d’une cohérence interne. Cela n’empêche pas de disconvenir (fermement) et de combattre (vertement), mais je peux respecter, disons, la différence de foi, et même en retirer des enseignements.

Mais qu’on s’invente des raisons à la con pour masquer son conservatisme, c’est de la malhonnêteté intellectuelle pure et simple. Et, en l’occurrence, un merveilleux moyen de passer pour un ignare.

2011-09-01T19:46:20+02:00jeudi 1 septembre 2011|Humeurs aqueuses|8 Commentaires

On va pas sauver un sac, quand même

Je passe deux heures par jour sur la digue de New Quay comme tous les volontaires de Sea Watch. Je surveille l’anse à la sortie du port à l’affût de dauphins ; je note scrupuleusement leur activité ; je relève la circulations des navires, leur comportement à l’approche des cétacés. Je réponds aux questions des touristes sur la la fréquentation de la baie par les animaux, je m’efforce de leur transmettre quelques idées simples et fortes, comme la différence entre un dauphin et un marsouin, comme l’importance de la population résidant dans Cardigan Bay, comme le code maritime en place qui vise à la protéger du harcèlement ; j’aime bien écouter les expériences des gens et leur transmettre un peu la passion et de conscience environnementale quand c’est possible. Je suis conscient de n’être qu’un grain de sable, mais il en faut pour faire une plage. Et puis j’aime ça, échanger sur ce sujet, et c’est une raison suffisante.

Du coup, je me tais et quand certains enfants pointent le doigt et s’écrient « dolphin ! » alors qu’avec mes jumelles et l’habitude, je sais qu’il s’agit seulement d’un cormoran en train de plonger. Je hoche la tête poliment quand un pêcheur me soutient mordicus avoir croisé un groupe de soixante-dix grands dauphins (Tursiops truncatus) et j’admets poliment que c’est possible, même si je sais que c’est très hautement improbable et qu’il s’agit certainement d’une autre espèce (comme le dauphin commun Delphinus delphis).

Car, en effet, sur la digue, je suis Sea Watch. J’ai écrit Sea Watch sur le dos, j’ai un stand miniature qui explique ce que je fais là et pourquoi c’est important. J’interagis avec le public intéressé, je rectifie les idées reçues quand c’et possible, mais je ne suis pas là pour briser les rêves ni pour contredire un pêcheur avec vingt ans d’expérience : ce qu’il me soutient avoir vu est hautement improbable, mais pas entièrement impossible.

Et, en conséquence, je serre les dents sans rien dire quand le modèle universel du touriste-qui-sait, celui qu’on trouve dans un restaurant chinois à demander des sushis, celui qui vous CRIE TRÈS FORT AU VISAGE sa langue étrangère en étant persuadé que ça va vous aider à le comprendre, celui qui laisse des enfants braillards et fatigués pourrir la vie d’un wagon ou d’une salle entière en espérant que ça va se régler tout seul, rôde dans les parages. Je serre les dents comme quand, hier, sa marmaille criarde et pré-adolescente escalade la digue pour venir me tourner autour, trop près, envahissant mon espace alors qu’il y a cent mètres de béton sur laquelle se poser, entravant mon champ de vision et donc mon travail, surexcitée en hurlant « où sont les dauphins ! où sont les dauphins ! ». Et puis je les oublie bien vite, en définitive, une fois que toute la famille s’installe pour pique-niquer. Ils ne me gênent pas. Live and let live.

Sur la digue, il y a du vent. On est exposé, très exposé, il fait froid, il faut s’asseoir sur son bloc-notes quand on ne l’utilise pas, parce qu’une rafale suffit à emporter même les objets lourds.

Comme le sac en plastique qui emballait le sanwich de l’aîné et qui tombe au bas de la muraille, à deux mètres de l’eau. Les parents restent figés et regardent l’objet, les bras ballants. Le père murmure « on devrait peut-être aller le chercher », mais c’est compliqué, il faut sauter d’une hauteur d’un mètre cinquante sur une pente glissante en béton, et remonter n’est pas facile. L’aîné s’écrie aussitôt : « On va pas sauver un sac, quand même » et continue à bâfrer, les mains pleines de sauce. Comme pris en faute par le marmot, le père redresse le torse et ne dit rien, se rangeant à son avis forcément éclairé. Le cadet crie : « hé, regardez, c’est notre sac ! » mais la mère le fait taire aussitôt. Chut, chut, ce n’est pas à nous.

Moi, sur la digue, mon chronomètre en main, j’ai envie de leur expliquer poliment qu’ils ne sauveront peut-être pas un sac, mais qu’ils pourraient sauver un dauphin ou une tortue. J’ai envie de leur expliquer que ces sacs, en volant entre deux eaux, prennent l’aspect trompeur d’une méduse, et que la faune s’y méprend, les avale, s’étouffe ou se bloque les voies digestives, et meurt, le ventre distendu, à l’image de ces pauvres dauphins autopsiés par dizaines après échouage. J’ai envie de leur dire que ces dauphins qu’ils sont justement venus voir depuis la ville, que la mère et son petit qui se nourrissent tranquillement à vingt mètres de nous, paieront peut-être les conséquences de leur paresse, de leur maladresse et de leur fatalisme – peut-être même d’ici la fin de la journée, si la malchance le veut. Que le juvénile insouciant, âgé de quelques mois, qui s’aventure loin de sa mère à la découverte du vaste monde, ne fêtera peut-être pas son premier anniversaire par leur faute. Mais c’est parti dans la nature, cela ne nous appartient plus, c’est un déchet de plus, un regrettable excrément de la nature humaine, un fait inévitable.

Mais je suis Sea Watch. Moi, je prends parfois les gens à partie : je me permets d’être acerbe, et tant pis si je passe pour le connard de service. Mais ce n’est pas la façon de faire de Sea Watch – et c’est probablement, d’ailleurs, plus sage. Alors, je regarde droit devant moi et je surveille l’objet. Je fulmine en silence. Et je pense : vous, ne venez pas me parler.

Ils finissent par s’en aller. Enfin.

Le temps pour moi, ensuite, de descendre et de remonter, je n’aurai pas quitté mon poste plus deux minutes.

2011-11-02T19:09:52+01:00samedi 20 août 2011|Humeurs aqueuses|10 Commentaires
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