Les dauphins sont-ils des hommes comme les autres ?

(c) Sea Watch Foundation / Lionel Davoust

Une controverse agite de façon de plus en plus marquée le champ de la cétologie : dauphins et baleines présentant un encéphale développé, des comportements sociaux et joueurs d’une grande complexité, une culture, sommes-nous vraiment en mesure de les limiter à l’état d’« animaux », de les considérer comme notre propriété voire notre nourriture, bref de les “exploiter” ? Il ne s’agit pas purement là de bien-être animal, où l’éthique moderne pousse l’homme à la bienveillance envers d’autres êtres vivants supposés inférieurs, mais de la reconnaissance qu’il accorderait à un semblable.

Terrain glissant.

Autant que je puisse cerner, la question est apparue dans la presse en fin d’année dernière, à l’occasion d’une conférence plus ancienne encore :

Deux cétologues de premier plan ont avancé que les dauphins étaient trop intelligents, et nous ressemblaient trop, pour que nous ayons le droit de les capturer ou de les tuer. À la conférence annuelle très courue de l’American Association for the Advancement of Science, déclarer plus ou moins ouvertement que les dauphins sont des personnes constituait une importante prise de risques professionnelle.

Depuis le début de l’année, le dossier s’est emballé. Tout d’abord, un coup de pub de la PETA1 qui a attaqué Sea World pour esclavage ; et maintenant, info signalée par Nathalie Mège, les experts néo-zélandais, cherchent à reconnaître aux cétacés les mêmes droits qu’aux êtres humains.

On peut considérer toutes ces initiatives comme absurdes en avançant que la loi concerne l’être humain, et que les dauphins ne sont pas des êtres humains, point final. Mais on pourrait se rappeler, par exemple, qu’à l’époque de la théorie des races, les Noirs n’étaient pas considérés comme des êtres humains à part entière ; on pourrait également songer aux implications philosophiques d’un système anthropocentré – pourquoi, au juste, nos lois ne concernent-elles que nous ? Quelle en est la justification intellectuelle, autre que c’est “commode” ? Peter Watts, biologiste marin et auteur comme votre aimable serviteur, a longuement traité ces questions dans cet article.

Mais comment pourrait-on s’assurer du bien-fondé, ou non, de ces démarches ? Comment démontrer la présence ou l’absence de capacités cognitives supérieures chez ces animaux fascinants qui justifieraient pour eux l’établissement de droits inalinéables2 ?

La réponse est simple : c’est impossible.

De la même manière qu’il est impossible de démontrer, actuellement du moins, que l’homme jouit effectivement de capacités cognitives supérieures, d’une conscience dont il est le maître, en un mot, du libre arbitre. Nous possédons l’illusion du libre arbitre ; à chaque instant, si nous réfléchissons, nous sommes globalement convaincus d’être libre de nos décisions. Mais nous sommes aussi des machines biologiques. Nous ignorons totalement si, en réalité, nous ne sommes pas à chaque instant le jouet et le fruit d’une mécanique chimique hautement élaborée mais totalement déterministe, qui se berce seulement du doux rêve de la liberté.

Comment pourrions-nous alors prouver ces notions chez une autre espèce que la nôtre, si nous en sommes incapables pour nous-mêmes ?

Comme toujours, une fois libéré des influences étouffantes des morales absolutistes, on débouche sur une notion très simple pour l’éthique : celle-ci n’est pas une loi suprême, c’est un choix. Un choix de société, dont nous assumons les conséquences en tant que collectivité, qu’espèce, que membres de l’écosystème. Nous choisissons de considérer que nous détenons une liberté d’action et une conscience qui valent la peine d’être préservées. Viendra un point où la recherche cétologique atteindra elle aussi ses limites sur la question, et où l’homme devra, en fonction de ce qu’il croit percevoir chez ces autres espèces, décider là aussi s’il juge les preuves suffisantes ou non pour appliquer à autrui le même acte de foi qu’à lui-même. Mais ce sera une décision. De la même façon qu’il décide, plus ou moins unanimement, que tuer son voisin est mal, parce que sa vie est précieuse. Qu’il décide qu’il a une conscience, parce qu’il préfère cela à l’autre côté de l’alternative. Rien ne prouve la loi : la science accumule des faits, mais l’éthique constitue toujours, quelles que soient les circonstances, une volonté, un projet, et non un absolu.

Pour ma part, au fil des ans, en captivité ou en milieu naturel, et à travers la presse scientifique, j’ai assisté à tous les comportements prétendument indigènes à l’homme, ou peu s’en faut. La culture était censée constituer notre apanage : dommage, les orques ont une culture des pratiques de chasse, les baleines à bosse une culture des chants, etc. Le test du miroir (la conscience de soi) était censée constituer l’apanage de l’homme, dommage, les orques et les dauphins le réussissent. Les frontières bougent, et elles donnent désagréablement l’impression qu’à chaque découverte éthologique, on reformule la définition de l’humain pour lui conserver sa singularité, sa position “supérieure” au pinacle de la Création.

Alors qu’il y a une définition très simple, en définitive, pour  nous, qui nous place irréfutablement à l’écart de toutes les autres formes de vie de cette planète. C’est nous qui nous trouvons en position de passer des lois pour limiter les dégâts faits aux autres êtres vivants qui partagent la planète avec nous. Cela se résume très simplement, pour paraphraser Brandon Sanderson dans L’Empire ultime, à : “Au bout du compte, c’est nous qui possédons les armées.

Cette définition-là, personne ne nous la volera. Maintenant, est-ce vraiment celle que nous voulons pour notre espèce ?

[boxparagraph]J’en profite pour mentionner que les baleines grises du Pacifique Ouest ne sont plus que 130, dont 26 femelles en âge reproductif. Un projet de plate-forme menace cette population probablement déjà condamnée, mais cela ne signifie pas pour autant qu’on peut rester inactif : des rapides infos du WWF sur la situation se trouvent ici, et une pétition .[/boxparagraph]

  1. La SPA américaine, en plus activiste et plus démago.
  2. Il faudrait déjà que nous soyons en mesure de faire respecter ceux que nous sommes censés accorder à nos semblables, qui sont dans certains pays du monde bien moins considérés que des animaux domestiques occidentaux.
2014-08-30T18:28:06+02:00jeudi 23 février 2012|Best Of, Humeurs aqueuses|15 Commentaires

Tuyaux stupides et gens intelligents

Je trouve passionnant, particulièrement sur le Net, la possibilité d’avoir des discussions à plusieurs et d’inviter autant de participants qu’on le souhaite à un débat. Les systèmes de commentaires, forums etc. s’y prêtent très bien. Je vais donc élargir le principe de répondre publiquement aux questions sur la technique d’écriture à des domaines plus vastes ; spécialement si le point soulevé mérite une longue réponse, comme cela peut arriver au cours d’échanges privés. Cela me permet de proposer un article digne de ce nom sur un sujet qui me semble le mériter au lieu de trois lignes de mail vides, d’inviter d’autres opinions dans le débat et de refléter ce qui vous intéresse certainement.

Comme d’habitude, mon avis n’a l’ambition de n’être que le mien – d’avis. Mais les discussions (même passionnées) sont bienvenues, tant qu’elles restent dans les usages de l’endroit.

"Lutter est un processus sans fin. On n'acquiert jamais vraiment la liberté ; on la gagne et la remporte à chaque génération." Coretta Scott King

Avanti.

J’aimerais aborder avec vous […] une remarque que vous aviez réalisée aux Utopiales 2011 concernant le bien-fondé de la liberté d’expression sur le Net. Vous pensiez qu’elle devait être totale car les gens sont suffisamment intelligents pour séparer le bon grain de l’ivraie. Euhhhhh, à mon humble avis, je crains que cela ne soit pas vrai.

Je ne suis pas tout à fait sûr d’avoir dit « sont ». Par contre, j’ai certainement dit « devraient », ce dont je suis parfaitement capable (ouais). Si j’ai dit « sont » quand même, mes excuses : je pensais « devraient ».

Vous faites certainement référence à ce que j’expliquais sur le principe de neutralité du Net, fondamental à son fonctionnement, qui stipule que le Net doit être le même pour tout le monde. Les tuyaux acheminant les données sont censés être « stupides », c’est-à-dire ne rien filtrer, et laisser l’utilisateur faire son choix et critiquer ce qu’il reçoit, de la même manière que la presse est libre (dans certaines limites) ou que le téléphone et le courrier postal sont des systèmes neutres (à vous de choisir avec qui vous correspondez et si vous préférez échanger des dessins de Bambi ou des plans de bombes à neutrons).

Je considère ce principe sain, car je pense que la liberté d’expression, à partir du moment où elle est accompagnée d’équité, entraîne toujours plus de conséquences positives que négatives dans une société. Je suis donc toujours dubitatif quand une société civilisée se préoccupe de la restreindre, surtout quand c’est à des fins de « protection ». Et c’est très à la mode en ces temps-ci, où, pour des crimes certes ignobles mais dont l’ampleur réelle en ligne paraît discutable, comme la pédophilie, on se propose d’instaurer un filtrage global du Net qui permettra de couper arbitrairement n’importe quel site (voir ce coup de gueule).

À partir de quand protège-t-on les plus faibles, et à partir de quand infantilise-t-on un peuple quand son gouvernement décide qu’il n’est pas assez grand pour décider par lui-même ? Qui choisit ce qui peut circuler – ce qui peut être dangereux quand on y est exposé trop jeune, par exemple – et ce qui ne l’est pas ? Quid custodies custodiet ?

Est-ce à dire qu’il n’existe aucun courant de pensée inacceptable dans une société civilisée, contre lequel lutter ? Non, bien sûr, mais ce n’est pas du tout la même chose. Combattre, dans ce domaine, c’est informer, éduquer, en employant les règles du débat démocratique. C’est faire appel à l’intelligence des gens, propager le savoir, leur donner les outils pour s’informer, et puis, progressivement, leur faire confiance pour agir en êtres humains. Il faut que le citoyen ait le pouvoir de filtrer l’information qui lui parvient, et non que d’autres décident à sa place de ce à quoi il a accès. C’est simplement ce que cela signifie. Pour cela, les protocoles doivent rester agnostiques.

Je suis d’accord avec les fondateurs de Freenet : je pense résolument que les démons ne conservent leur force que tant qu’ils sont refoulés. Il me semble qu’il en est de même avec les idées négatives et la bêtise. L’interdit entraîne deux conséquences regrettables. D’une part, elle donne aux idées qu’on cherche à refouler une aura de séduction, comme l’Inquisition Romaine en a fait l’expérience à répétition, où les thèses mêmes qu’elle cherchait à contrôler ont joui d’une publicité inattendue (effet Streisand, en termes modernes). D’autre part, comme le dit l’adage, ignorer le passé, c’est se condamner à le réitérer. Comme on le sait sur Internet depuis toujours : « Don’t feed the troll. »

Alors, non, je ne pense pas que les gens soient, aujourd’hui, tous en mesure de filtrer les informations qui les assaillent en permanence. Je pense en revanche qu’ils en ont le potentiel, si on leur donne les outils, et qu’ils doivent l’acquérir, prendre la maîtrise de la technique. Cela n’arrivera qu’en leur faisant un peu confiance, et c’est nécessaire pour que nous apprenions tous une forme de maturité. C’est un problème d’éducation, un problème de civilisation, n’est-ce pas, monsieur Sarkozy, et pas un problème avec les idées en elles-mêmes. Ce n’est pas une chose qui se réglera en dix ans ; c’est peut-être même un des grands projets de notre époque, et il nécessite du doigté et de la prudence. Mais à force d’essayer de soigner les symptômes (les idées qui circulent) et non les causes (la nécessité constante de développer l’esprit critique face à l’information), je crains que nous finissions par nous retrouver aussi démunis qu’en essayant de soigner les bubons de la peste avec du Biactol.

(En fait, même pour un article de blog, c’est forcément lapidaire et résumé.)

2019-01-07T07:42:52+01:00jeudi 12 janvier 2012|Humeurs aqueuses|17 Commentaires

L’épistémologie pour les (politiques) nuls

Résumé des épisodes précédents : les manuels de Sciences de la Vie de cette rentrée introduisent à pas discrets la mention que l’identité sexuelle des personnes est expliquée autant par la biologie que par le contexte socio-culturel. En particulier :

Le sexe biologique nous identifie mâle ou femelle mais ce n’est pas pour autant que nous pouvons nous qualifier de masculin ou de féminin. Cette identité sexuelle, construite tout au long de notre vie, dans une interaction constante entre le biologique et contexte socio-culturel, est pourtant décisive dans notre positionnement par rapport à l’autre.

Diantre, quelle outrecuidance : oser supposer, en filigrane, que la personne n’est pas seulement un amas de gènes automatisés mais une conscience qui se construit par l’expérience avec son environnement ? Oser ouvrir la porte à l’idée qu’on soit libre de ses choix et que l’on puisse disposer de sa propre raison et de son corps comme on l’entend, prenant en compte l’homosexualité, la bisexualité, la transsexualité ? Voilà qui est évidemment bien trop subversif pour une poignée de députés UMP qui demande le retrait de ces passages au titre c’est une « théorie philosophique et sociologique qui n’est pas scientifique ».

Alors il semble qu’encore une fois, les députés de la majorité aient besoin d’un cours de rattrapage en matière de rhétorique et de concepts.  Car, en une simple proposition, nos politiques démontrent admirablement leur ignorance crasse de la science et se collent les érudits à dos.

“C’est une théorie philosophique et sociologique qui n’est pas scientifique.”

Applaudissements. Magnifique revers de main appliqué à des champs entiers de la connaissance : cela signifie, en substance, que la sociologie n’est pas scientifique. Donc, qu’elle ne fait appel à aucune forme de rigueur de raisonnement, d’expérience ni d’observation. (Et la philosophie non plus.) Effectivement, c’est bien connu que tout ça, c’est de la branlette, des types dans des bureaux qui coûtent un bras à l’État pour sortir des bouquins chiants sans images et qui racontent des trucs qu’on comprend même pas sur France Culture. Il est certain qu’avec une pareille vision des choses, on comprend vachement mieux la politique du gouvernement en matière de recherche.

Mais surtout, les mecs, un petit rappel : toute science est théorique. C’est son essence même. Une théorie est une hypothèse d’explication du monde. C’est un modèle de la réalité, qui tient jusqu’à ce qu’on en trouve un meilleur – c’est une autre de ses caractéristiques : pour être acceptée, une théorie doit pouvoir être réfutée par l’expérience afin de céder la place à une autre, plus précise. Mais c’est sans fin. La science n’est pas la réalité : elle est opérative, c’est-à-dire que c’est un outil de réalisation et d’action sur le monde. Sinon, on se trouve dans le domaine de la logique formelle et des mathématiques pures, des constructions de pensée, qui sont très intéressantes et peuvent déboucher sur des applications utiles, mais qui sont, à la base, abstraites.

Alors, que certains tenants d’une certaine droite chrétienne considèrent l’hétérosexualité comme la norme absolue décidée par dieu et à imposer partout, je peux l’accepter intellectuellement, car cela relève d’un cadre de pensée empreint d’une cohérence interne. Cela n’empêche pas de disconvenir (fermement) et de combattre (vertement), mais je peux respecter, disons, la différence de foi, et même en retirer des enseignements.

Mais qu’on s’invente des raisons à la con pour masquer son conservatisme, c’est de la malhonnêteté intellectuelle pure et simple. Et, en l’occurrence, un merveilleux moyen de passer pour un ignare.

2011-09-01T19:46:20+02:00jeudi 1 septembre 2011|Humeurs aqueuses|8 Commentaires

On va pas sauver un sac, quand même

Je passe deux heures par jour sur la digue de New Quay comme tous les volontaires de Sea Watch. Je surveille l’anse à la sortie du port à l’affût de dauphins ; je note scrupuleusement leur activité ; je relève la circulations des navires, leur comportement à l’approche des cétacés. Je réponds aux questions des touristes sur la la fréquentation de la baie par les animaux, je m’efforce de leur transmettre quelques idées simples et fortes, comme la différence entre un dauphin et un marsouin, comme l’importance de la population résidant dans Cardigan Bay, comme le code maritime en place qui vise à la protéger du harcèlement ; j’aime bien écouter les expériences des gens et leur transmettre un peu la passion et de conscience environnementale quand c’est possible. Je suis conscient de n’être qu’un grain de sable, mais il en faut pour faire une plage. Et puis j’aime ça, échanger sur ce sujet, et c’est une raison suffisante.

Du coup, je me tais et quand certains enfants pointent le doigt et s’écrient “dolphin !” alors qu’avec mes jumelles et l’habitude, je sais qu’il s’agit seulement d’un cormoran en train de plonger. Je hoche la tête poliment quand un pêcheur me soutient mordicus avoir croisé un groupe de soixante-dix grands dauphins (Tursiops truncatus) et j’admets poliment que c’est possible, même si je sais que c’est très hautement improbable et qu’il s’agit certainement d’une autre espèce (comme le dauphin commun Delphinus delphis).

Car, en effet, sur la digue, je suis Sea Watch. J’ai écrit Sea Watch sur le dos, j’ai un stand miniature qui explique ce que je fais là et pourquoi c’est important. J’interagis avec le public intéressé, je rectifie les idées reçues quand c’et possible, mais je ne suis pas là pour briser les rêves ni pour contredire un pêcheur avec vingt ans d’expérience : ce qu’il me soutient avoir vu est hautement improbable, mais pas entièrement impossible.

Et, en conséquence, je serre les dents sans rien dire quand le modèle universel du touriste-qui-sait, celui qu’on trouve dans un restaurant chinois à demander des sushis, celui qui vous CRIE TRÈS FORT AU VISAGE sa langue étrangère en étant persuadé que ça va vous aider à le comprendre, celui qui laisse des enfants braillards et fatigués pourrir la vie d’un wagon ou d’une salle entière en espérant que ça va se régler tout seul, rôde dans les parages. Je serre les dents comme quand, hier, sa marmaille criarde et pré-adolescente escalade la digue pour venir me tourner autour, trop près, envahissant mon espace alors qu’il y a cent mètres de béton sur laquelle se poser, entravant mon champ de vision et donc mon travail, surexcitée en hurlant “où sont les dauphins ! où sont les dauphins !”. Et puis je les oublie bien vite, en définitive, une fois que toute la famille s’installe pour pique-niquer. Ils ne me gênent pas. Live and let live.

Sur la digue, il y a du vent. On est exposé, très exposé, il fait froid, il faut s’asseoir sur son bloc-notes quand on ne l’utilise pas, parce qu’une rafale suffit à emporter même les objets lourds.

Comme le sac en plastique qui emballait le sanwich de l’aîné et qui tombe au bas de la muraille, à deux mètres de l’eau. Les parents restent figés et regardent l’objet, les bras ballants. Le père murmure « on devrait peut-être aller le chercher », mais c’est compliqué, il faut sauter d’une hauteur d’un mètre cinquante sur une pente glissante en béton, et remonter n’est pas facile. L’aîné s’écrie aussitôt : “On va pas sauver un sac, quand même” et continue à bâfrer, les mains pleines de sauce. Comme pris en faute par le marmot, le père redresse le torse et ne dit rien, se rangeant à son avis forcément éclairé. Le cadet crie : “hé, regardez, c’est notre sac !” mais la mère le fait taire aussitôt. Chut, chut, ce n’est pas à nous.

Moi, sur la digue, mon chronomètre en main, j’ai envie de leur expliquer poliment qu’ils ne sauveront peut-être pas un sac, mais qu’ils pourraient sauver un dauphin ou une tortue. J’ai envie de leur expliquer que ces sacs, en volant entre deux eaux, prennent l’aspect trompeur d’une méduse, et que la faune s’y méprend, les avale, s’étouffe ou se bloque les voies digestives, et meurt, le ventre distendu, à l’image de ces pauvres dauphins autopsiés par dizaines après échouage. J’ai envie de leur dire que ces dauphins qu’ils sont justement venus voir depuis la ville, que la mère et son petit qui se nourrissent tranquillement à vingt mètres de nous, paieront peut-être les conséquences de leur paresse, de leur maladresse et de leur fatalisme – peut-être même d’ici la fin de la journée, si la malchance le veut. Que le juvénile insouciant, âgé de quelques mois, qui s’aventure loin de sa mère à la découverte du vaste monde, ne fêtera peut-être pas son premier anniversaire par leur faute. Mais c’est parti dans la nature, cela ne nous appartient plus, c’est un déchet de plus, un regrettable excrément de la nature humaine, un fait inévitable.

Mais je suis Sea Watch. Moi, je prends parfois les gens à partie : je me permets d’être acerbe, et tant pis si je passe pour le connard de service. Mais ce n’est pas la façon de faire de Sea Watch – et c’est probablement, d’ailleurs, plus sage. Alors, je regarde droit devant moi et je surveille l’objet. Je fulmine en silence. Et je pense : vous, ne venez pas me parler.

Ils finissent par s’en aller. Enfin.

Le temps pour moi, ensuite, de descendre et de remonter, je n’aurai pas quitté mon poste plus deux minutes.

2011-11-02T19:09:52+01:00samedi 20 août 2011|Humeurs aqueuses|10 Commentaires

Habitat Dudule

Hier, auguste lectorat, j’ai acheté un porte-manteau.

Ne fuis pas, il y a des choses à raconter, je t’assure. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, il me faut m’excuser pour le jeu de mots à la fois graveleux et consternant qui constitue le titre de ce billet : vois-tu, comme bon nombre d’auteurs d’imaginaire, j’ai signé de mon sang un pacte avec les forces obscures du calembour, lors d’une nuit orageuse sur un cimetière indien, qui ma garantit l’inspiration concernant bons mots et blagues au moment opportun ; c’est ainsi que la Providence m’a fait la faveur du merveilleux Avatar Simone dont je suis décidément très fier. Mais le pacte comprend un prix, comme tous les pactes.

Je ne peux résister aux jeux de mots les plus consternants, même si ma réputation, ma carrière et ma vie en dépendait.

Donc, hier, j’ai acheté un porte-manteau.

Il faut que tu saches, auguste lectorat, que les auteurs ne font rien gratuitement : tous leurs actes, semblassent-ils des plus anodins, ont forcément un lien avec l’écriture, leur obsession, la lentille à travers laquelle ils voient le monde. En fait, hier, j’étais donc allé acheter la licence d’Office 2010 pour disposer du nouvel OneNote, le logiciel de prise de notes que j’aime d’amour et qui me sert à centraliser toutes mes infos sur les projets en cours. Et puis, il se trouve que je n’ai pas de porte-manteau, que c’est naze, mes manteaux traînent par terre, quand je reçois du monde, je suis obligé de dire aux gens : navré, mais j’ai pas de porte-manteau, par contre cette énorme valise qui a traîné pendant un an dans mon hall à mon retour de la Worldcon peut servir de repose manteau. Tu veux une bière ?

Donc, en revenant de la Fnac, je suis passé chez Habitat et je me suis dit : pourquoi ne pas en profiter pour acheter un porte-manteau ?

Auguste lectorat, j’avais d’Habitat l’image d’une boutique un peu bobo, un peu chère et pas mal moche, mais plutôt solide, genre Ikea en plus cher et en souvent pas terrible. Le genre d’endroit où vont des gens qui répondent “mais oui bien sûr” quand on leur propose de leur livrer la commode Bartleby blanc laqué pour seulement 75 € de plus.

Mais moi, je voulais juste un putain de porte-manteau.

J’ai trouvé un modèle vaguement convenable, un peu cher, mais il faut savoir aussi sur les écrivains, auguste lectorat, que leur temps est de l’argent : pécho l’engin là, alors que j’étais dans les parages, fût-il cher, m’aura coûté toujours moins que d’aller prendre une heure et demie pour sortir de la ville, me pointer chez Ikea, faire quarante fautes de transcription à Bügülzuppkrømm, qui sera comme par hasard le modèle qui me plaira, sur la feuille de commande, insulter dans ma barbe quelques couples fatigués qui n’ont rien de mieux à faire que de rester en plein milieu du chemin en discutant de la couleur d’abats-jours tous moches de toute manière, retirer le truc à la caisse, rentrer chez moi, me rendre compte qu’il manque une rondelle de treize dans le colis, repartir là-bas, insulter dans ma barbes d’autres couples, rentrer, monter l’engin et puis le casser au bout de deux jours parce que j’aurai fait ça n’importe comment. Alors hein.

Malgré les apparences, je ne suis pas un homme aux idées reçues, même si je parle de couples fatigués qui restent dans le chemin en discutant de la couleur d’abats-jours tous moches ; je suis parfaitement conscient d’avoir dans les recoins marécageux de ma psyché des remugles de clichés aussi bêtes que méchants et qui me font ricaner la nuit quand je sacrifie des bébés pandas à la gloire d’Azathoth. Mais je me disais, man, t’es vraiment qu’un gros connard, t’as une espèce de vision de gauchiste premier degré d’Habitat, c’est quand même pas mal ce qu’ils font, tout ne te plaît pas mais tous les goûts sont dans la nature, regarde, leurs serviettes éponge ont l’air moelleuses, leurs horloges sont rigolotes même si tu n’en voudrais pas, et puis t’as même acheté un porte-manteau là-bas, tu fais partie de leur clientèle maintenant, alors stop le vieux cliché, et puis t’as trente ans passés maintenant, tu commences à aimer le beige, fais-toi une raison.

C’était jusqu’au moment où j’ai pris possession du colis.

Pièce à conviction :

Alors maintenant, qu’on m’explique quelle boutique, qui se soucie un minimum d’une clientèle piétonne, peut avoir le sadisme de faire des PUTAINS DE CARTONS AVEC DES BORDS BISEAUTÉS (et donc coupants) ?

Non mais sérieux ? Si ça c’est pas du mépris du prolétariat, des petites gens, des vélocipédistes, que dis-je, du développement durable lui-même – puisqu’un véhicule polluant sera le mode de transport préféré pour rapporter l’achat convoité ?

Tout ça pour un foutu porte-manteau en fil d’acier qui ne doit peser que dix kilos tout mouillés à terme ? Je jure que le colis me faisait l’effet d’en peser quarante, et pourtant je fais du sport depuis trois mois, c’est dire ma forme olympique.

Et après quoi ? Je suis sûr qu’ils lestent leurs cartons de canapés avec des ancres de paquebots.

L’oeil ne voit que la surface des choses, qu’ils disaient. Ouais, ben, parfois, l’emballage est instructif aussi.

2011-05-19T14:51:55+02:00jeudi 19 mai 2011|Humeurs aqueuses|14 Commentaires

Zénitude d’un monde dématerialisé

Palahniuk mentionne dans Fight Club “ce que tu possèdes finit par te posséder à son tour1” – une réflexion qui, j’en suis quasiment sûr, remonte au bouddhisme ou au zen2. Pour un bibliophile, un mordu de culture, vidéo, jeu, aspirant une vie plus nomade – mettons, au hasard le plus total, hein, un auteur porté sur le voyage – se déplacer entraîne quelques lourdeurs logistiques tandis que la simple idée d’un déménagement tient du cauchemar absolu.

Je me méfie un peu des idéaux de dépouillement, de contentement, qui me semblent souvent cacher une rationalisation du renoncement. Cependant, la tendance actuelle à la sur-consommation, la sur-accumulation me semble porter un poids bien lourd sur l’agilité de notre esprit, non pas parce que posséder, c’est mal, mais parce qu’occuper l’espace mental de tâches trop nombreuses à accomplir, remplir l’espace visuel, entraver notre mobilité, tout cela accapare nos facultés et tend à les isoler de nos aspirations profondes et véritables. Mais, même en résistant à l’achat de trucs et machins inutiles, le plus cultivé des sages trimballe une bibliothèque qui ferait pâlir un libraire.

Mais cela est-il appelé à rester vrai sous 5, 10 ans ? Je me réjouissais de la possibilité de stocker ses données dans le cloud pour connaître une vie professionnelle mobile – une habitude qui ne touche pas que les créateurs et qui appelée à se répandre si l’on en croit le développement du télétravail et les bénéfices que certaines entreprises peuvent en tirer. À l’heure où la dernière barrière de la dématérialisation culturelle est en train de tomber, celle du livre ; où l’on marque des avancées vers la réduction de nos ordinateurs à de simples terminaux accédant aux données comme aux applications en ligne (exemple de Google Docs ou du service OnLive) ; on peut concevoir la numérisation totale de nos données, musique, films, livres. On peut imaginer que le smartphone ou la tablette commercialisée en 2020 accéderont à l’ensemble de notre vie culturelle dématerialisée sans qu’existe aucun support physique.

Dans ce contexte, que devient la “possession” au sens de Palahniuk et du bouddhisme ? Posséde-t-on des connaissances de la même façon que le livre sur lequel elles sont écrites ? Si, pour les consulter, il suffit d’un simple appareil miniature qui les rappelle de n’importe où, d’une paire login / mot de passe, peut-on encore vraiment parler d’alourdissement de l’esprit, d’entrave à l’agilité, d’accaparation ? La mémoire et l’éventuelle sagesse qui en découle suivent son détenteur partout où il va ; que penser s’il a l’équivalent de la BNF entière dans sa poche et qu’il peut la consulter comme il le souhaite d’un coup de requête SQL ?

Est-ce une frontière supplémentaire qui est en train de tomber ? On peut arguer que les données que nous possédons, elles, ne nous possèdent pas, du moins pas au sens traditionnel du terme. On peut rêver que le citoyen formé à baigner dans ce flux de données continu apprenne à les apprivoiser, à les plier à ses désirs, cultive, pour reprendre les mots de Tim Ferriss dans La Semaine de quatre heures, une “ignorance sélective” de bon aloi.

Ou alors, la question se déplacera tout simplement sur le champ, bien connu lui aussi, de la mémoire et de l’histoire personnelle. Laquelle nous forge également, mais il est amusant de contempler que, peut-être, dans quelques années, nous aurons supprimé un intermédiaire dans la détermination de notre identité. Si les biens que nous possédons nous reflètent et cadrent, en un sens, notre propre histoire, avec le danger de nous y emprisonner, c’est justement parce qu’ils reflètent et cadrent la mémoire. Peut-être qu’avec la dématérialisation, nous passerons directement de l’achat à la construction du soi sans passer par l’intermédiaire du support physique.

  1. What you own ends up owning you.
  2. Si quelqu’un connaît la source exacte, je suis preneur.
2018-07-17T14:26:13+02:00mercredi 6 avril 2011|Humeurs aqueuses|2 Commentaires

Tu auras des seins, ma fille

Je reste carrément pantois devant cet article d’OWNI1 : la nouvelle mode, c’est de faire porter aux gamines de 7 – 8 ans des soutien-gorges rembourrés pour faire croire à une poitrine naissante. Évidemment, ça a soulevé un tollé plutôt légitime, de l’opinion comme de la part des associations de protection de l’enfance, et les articles en question ont été retirés des rayons avec une diligence presque surprenante. On peut même s’ébahir devant la rapidité de certaines réactions, l’article mentionnant :

Il n’empêche : suite à nos appels, La Redoute et les 3 Suisses ont tous deux retiré de leurs sites web les modèles de soutiens-gorge rembourrés de taille 10 ans/70A.

D’habitude, pour obtenir ce genre de gain de cause, il faut se heurter à des téléphones qui ne répondent pas, des mails qui reviennent en erreur, bref, batailler longuement. Là, pas de discussion, une suppression qu’on pourrait même croire préventive, genre “oups, on a sévèrement merdé, là, retirez-moi vite ça de la vente”. Ça pose quand même la question : n’y a-t-il personne chez la Redoute qui contrôle les inventaires et les catalogues ? Découvriront-ils demain que ces mystérieux masseurs de visage qu’ils vendent depuis des années ne sont en fait pas des masseurs de visage ? *shock* Je me demande quelle absurdité un esprit farceur pourrait pousser ces compagnies à placer dans leur référencement. Quand soudain, entre un slip et un calebute, 200g de choucroute garnie.

Bref. Ce n’est pas tant cette vente qui me scandalise en elle-même, bien que ce soit parfaitement grotesque et surtout potentiellement dangereux pour les gamines. Je m’agace surtout de la société, schizophrène en phase terminale, qui a pu rendre ce genre de truc débile possible. D’un côté, nous avons la hantise viscérale de la pédophilie, crime ignominieux par excellence de notre époque qui considère, dans sa morale, l’enfant comme le bien suprême, ce qui a conduit à des dérapages comme Outreau. Nous avons le déni quasi-total de la sexualité adolescente : aussi fort que leurs parents s’efforcent d’oublier leur propre jeunesse, pas mal de gamins et gamines de 13 -14 ans sont fort précoces et très intéressés par la chose – ce qui ne veut pas du tout dire qu’il faille les précipiter sans aucune réserve vers la pratique, mais, plutôt que de se cacher la tête dans le sable, il me semble que les orienter et les éduquer vers un développement sain, une sexualité assumée et leur propre protection leur éviterait refoulement, insatisfaction et surtout de faire des conneries dans le dos d’adultes qui ne veulent si souvent rien voir ni entendre. Mais non, ce sont encore des enfants, tu comprends, ils ne pensent jamais à la chose. Mais ouais, c’est ça.

Bon, et de l’autre côté, on colle des seins sur des gamines ?

Ce ne sont pas les marques de lingerie ou les distributeurs que j’ai tellement envie de baffer. Ce sont les parents qui achètent ces trucs. Ces parents irresponsables, incohérents, au regard vide, à la voix traînante, qui ne savent communiquer que par aboiements et gloussements, qui suivent les panneaux publicitaires brillants comme des chats à qui l’on fait gigoter une ficelle, pour habiller leurs gamines comme des Barbie d’une main et de l’autre pousser des cris d’orfraie et réclamer la peine de mort dès qu’on prononce le mot “pédophile”. Les gens, faites un geste pour la planète : donnez votre cerveau à la Croix Rouge, il y a des scientifiques qui ont besoin de puissance de calcul et qui sauront parfaitement quoi faire d’un beau réseau de neurones inutilisé.

Mon espoir pour la semaine, ce n’est pas que ces trucs soient retirés de la vente, ce serait qu’ils ne se soient pas vendus.

  1. À noter la conclusion fascinante de l’article sur les différences culturelles entre Occident et Orient et comment un produit visant un but sur un marché entraîne des conséquences diamétralement opposées sur l’autre.
2011-03-25T13:02:46+01:00vendredi 25 mars 2011|Humeurs aqueuses|24 Commentaires

Pour régler la question de l’héritage

Photo AFP

Entre autres fixettes, Nicolas Sarkozy en a une sévère : “l’héritage chrétien de la France”. Il rend visite au Pape pour lui parler d’Internet, il aime les dorures et la pourpre, il remonte fièrement à une contrée fille aînée de l’Église et ne manque guère une occasion pour opposer à un bloc islamique fantasmé un autre, tout aussi illusoire, d’un Occident chrétien. Dernière illustration en date, “l’héritage chrétien” et ses valeurs civilisatrices dont il est allé parler au Puy-en-Velay.

Il va falloir un jour que monsieur Sarkozy – ou les conseillers qui lui écrivent ses discours – ouvrent un livre d’histoire et la mettent en perspective. De quoi parle-t-on exactement quand il est question de valeurs de “civilisation” – ce projet si cher dont il nous rebat les oreilles depuis son institution, un projet qui, par ailleurs, rogne les budgets de l’éducation, retire l’histoire des filières scientifiques, les maths des littéraires, et conduit de manière générale une offensive concertée contre ce qui peut nourrir de près ou de loin l’esprit critique ?

La civilisation, c’est vivre ensemble ; c’est quitter l’état de nature pour progresser dans le domaine des moeurs, des connaissances, des idées, nous explique le TLF. Inutile de ressortir du placard Galilée, les croisades, les persécutions, pour s’interroger en quoi la chrétienté fut réellement fondatrice de progrès “dans le domaine des moeurs, des connaissances et des idées” – charge qui concerne, d’ailleurs, toute religion dogmatique. Être convaincu de détenir la vérité vous rend curieusement résistant aux opinions contraires – une résistance qui s’exprime le mieux la tronçonneuse à la main.

L’attaque est facile. Tellement éculée qu’elle en devient honteuse. La chrétienté, ce n’est pas cela ; ses valeurs sont différentes. Elles se fondent sur le partage, la charité, l’amour. La chrétienté moderne est ouverte, tolérante, positive – à opposer, bien entendu, à un Islam rétrograde, totalitaire, obscurantiste.

Ah oui, vraiment ? N’y a-t-il pas une légère confusion des causes ?

Qui sont les plus grands penseurs de cet Occident progressiste, éclairé, en quête de raison, de progrès dans le domaine des moeurs, des connaissances et des idées ? Les papes successifs, les cardinaux ? Hormis certains penseurs chrétiens de haute volée, de Saint-Augustin à Kierkegaard en passant par Teilhard de Chardin, qui furent les réels fondateurs et véhicules de cette lumière ?

Il va falloir un jour que la droite chrétienne comprenne que ces valeurs positives dont elle se réclame tant et dont elle ignore la genèse ne viennent malheureusement pas – pour eux – de l’Église mais du mouvement même qui a irrémédiablement sapé l’autorité divine : les Lumières. Que les fondateurs d’une certaine idée de la tolérance, de l’égalité, de la république, de la raison, ne sont pas les penseurs chrétiens, pour aussi beaux et fondamentaux qu’ils puissent être. Les Lumières se placent dans la continuité de cette pensée chrétienne dans ce qu’elle a de meilleur, mais elles ont aussi introduit l’idée fondamentale qui sous-tend le monde développé dans ce qu’il a de plus positif : la raison humaine et la conscience doivent primer sur la tradition et notamment sur l’autorité dogmatique – c’est-à-dire celle de Dieu. Les Lumières n’ont évidemment pas renié le rôle du religieux, comme en témoigne le déisme d’un Voltaire, mais l’organisation sociale, la quête de la connaissance, doivent être subordonnées à un humanisme séculaire et rationnel qui vise l’intérêt commun, et qui place l’individu au centre des préoccupations.

C’est là que se trouve la vraie grandeur des civilisations (“Comment ! Ces gens n’ont pas encore entendu dire que Dieu est mort !” se lamentait déjà Nietzsche à travers Zarathoustra descendant dans la vallée) : l’usage du raisonnement individuel et de la conscience sociale dans les choix. L’Église s’est peut-être un peu rapprochée de son discours pour le second au cours des derniers siècles, mais la soumission à toute autorité entre fondamentalement en conflit avec le premier.

Et si, même, l’on voulait faire un calcul purement politique, en plus des aspects franchement douteux de l’idéologie de monsieur Sarkozy, son discours est idiot. Opposer ainsi la chrétienté comme racines françaises ou occidentales à l’obscurantisme d’une différence étrangère, mal définie mais anxiogène, est d’une stupidité consommée. Sans dire que “nos” racines sont devenues pour la majorité plus rhétoriques que réellement vécues, sans parler du danger d’une confrontation frontale entre blocs, les Lumières, faisant l’apanage de la raison, rendent solubles tous les systèmes de pensée en éveillant la personne à sa conscience, à son civisme et à la tolérance. Plutôt que de répondre à des extrêmismes par d’autres, il conviendrait plutôt d’éveiller chacun à son libre arbitre et de le rendre libre de ses choix, enfin apte à se détacher du carcan des traditions, des autorités suprêmes autoproclamées qui exigent sa soumission, sa fidélité, son âme et son argent, pour être libre de n’en adopter que ce qu’il désire, qu’il s’agisse de religion, de modèle familial ou de valeurs ; le tout dans le respect de la personne humaine, afin que, bordel, les dogmes et les divinités dégagent une bonne fois pour toutes de la place publique et qu’on discute en êtres humains sociaux.

On a peur des fondamentalistes ? Qu’on leur montre la puissance de la raison et en quoi elle est compatible avec toutes les croyances, comme avec la vie humaine1.

Cela, monsieur Sarkozy, serait un vrai projet de civilisation.

  1. Oui, je suis conscient que des horreurs ont aussi été commises au nom des Lumières. Mais qu’on me pardonne si je pense fermement que c’est le meilleur outil dont on dispose actuellement et que deux siècles de cette philosophie ont plus fait pour la civilisation que deux millénaires de soumission aveugle à l’autorité.
2014-08-30T18:29:34+02:00vendredi 11 mars 2011|Best Of, Humeurs aqueuses|3 Commentaires

Thèse antithèse synthèse

Fiction

Nolwenn Leroy dans son clip reprenant la jument de Michao

Réalité

Je suis sûr que c’est en réplique à ce qui précède, pour faire peur aux Parisiens qui imaginent que la Bretagne donc est un méga camp hippie resté figé dans les années 60.

Ceci est un message : ne venez pas à Morlaix, on a des tyrannosaures. True story.

(Et puis arrêtez d’acheter des cirés Guy Cotten jaunes, bordel. Personne ne porte des cirés Guy Cotten jaunes en Bretagne à part éventuellement les pêcheurs qui, genre, ont besoin d’être repérés s’ils tombent en mer, histoire d’être visibles. En Bretagne comme ailleurs, aucune personne saine d’esprit et jouissant de son plein libre arbitre ne met volontairement du jaune.)

2011-01-13T11:55:26+01:00jeudi 13 janvier 2011|Humeurs aqueuses|13 Commentaires

Verrouille et ferme ta gueule

Le Cri, Edvard Munch

Je suis vraiment très, très énervé. Je suis profondément énervé par la bêtise crasse qui peut parfois animer les gens bien intentionnés, les gens qu’on interroge au micro dans le journal de 20 h de TF1 qui s’improvisent experts sur l’écologie, la politique internationale et les embouteillages dûs à la neige, je suis écoeuré par l’inertie générale de ceux qui haussent les épaules en justifiant l’avenir par le présent, et je suis surtout encore plus consterné par cette part importante de nos peuples qui remet par ignorance les rênes de son existence à des bouchers déguisés en gendres idéaux tels des moutons à l’abattoir. Je dis beaucoup “je” mais, comme je l’ai dit, je suis hors de moi. Gueuler ne servira pas à grand-chose, j’en ai conscience, mais ça me défoulera, et si ça peut t’informer, auguste lectorat, alors je n’aurai pas perdu 10 000 signes pour rien.

La loi LOPPSI 2 a été adoptée hier. Cette loi touche à un certain nombre de méthodes de centralisation et de gestion de l’information personnelle pour faciliter les investigations criminelles. Mais, comme tous les serpents de mer que pond ce merveilleux gouvernement dont la rhétorique repose sur un seul et merveilleux principe, l’insulte à l’intelligence, il comporte un volet destiné une fois de plus à contrôler l’information – et donc à altérer la perception du monde.

Retour sur Hadopi

Un détail pris isolément n’est pas significatif. Il faut, pour comprendre l’offensive coordonnée sur la liberté d’information et d’expression menée par le gouvernement Sarkozy, composer une image globale de sa relation avec la presse, avec le droit du citoyen (voir l’excellent blog de Maître Eolas) et par rapport au Net. J’ai longuement parlé de cette loi grotesque, stupide et trompeuse, dont l’intention se résume à une seule chose : faire entrer chez le citoyen une mesure de surveillance volontaire de son activité en ligne au titre fallacieux que celui qui n’a rien à se reprocher n’a rien à cacher. J’invite ceux qui sont d’accord avec cette idée à aller jeter un oeil aux méthodes des propagandes totalitaires.

Hadopi ne protège pas le droit d’auteur, ne protège pas les ayant droits, c’est une loi idiote, coûteuse, inefficace et absurde, votée par des députés moutons qui ne pigent strictement rien à la technique et s’inquiètent uniquement de leur réelection, de leurs appuis et du millésime du dîner de ce soir. Hadopi repose sur une technique de manipulation éprouvée, l’épouvantail rhétorique : brandir une cause juste avec lequel on ne saurait disconvenir pour justifier n’importe quelle extrémité en comptant sur l’ignorance des gens comme des prétendus penseurs (oui, c’est votre attitude sur ce dossier que je vise, Alain Finkielkraut). Ici, l’épouvantail était la mort de la culture et de la création (plaçant le gouvernement Sarkozy en chevalier blanc défenseur d’un domaine où on le voit pourtant peu) et le véritable but l’instauration volontaire de la surveillance.

LOPPSI, pourquoi demain, vous ne saurez rien

LOPPSI repose sur la même méthode. L’épouvantail rhétorique : la pédophilie. Il y a quelque chose dans notre époque qui fait de l’enfant l’ultime objet de sacralisation : l’enfant est roi, l’enfant est suprême, l’enfant est bon. Quantité de personnes balancent le cerveau au vide-ordures dès qu’il est question d’enfant : on retombe soi-même en enfance, divisant son QI par deux ; tout devient justifiable, même l’inacceptable. Qui n’a jamais entendu dire “je suis contre la peine de mort, sauf pour les pédophiles” ? Quel type de raisonnement est-ce là ? L’enfant justifie l’abdication de la raison.

Par conséquent, diaboliser Internet comme un repaire de pédophiles permet d’ouvrir la porte à tous les abus, dont ici le filtrage des contenus sans intervention de l’autorité judiciaire. De façon purement arbitraire. Qui saura que tel site est bel est bien pédophile ou non ? La pédophilie est déjà un crime, interdite sur le Net, poursuivie et châtiée. On ne trouve pas de sites pédophiles dans Google. Internet ne regorge pas de types louches prêts à assassiner des enfants à coups de clavier – pas plus que dans le quartier où on les laisse rentrer seuls.

Cette mesure est très grave à deux titres.

Une mesure contre-productive

Tout l’effet qu’ont ces mesures sur le filtrage et la surveillance des communications entraîne une suspicion croissante à l’écart des gouvernements, rompant la confiance historique avec les représentants du peuple, mais surtout généralise et banalise l’usage de méthodes de cryptage et de dissimulation des échanges. Habituellement, seules les communications sensibles ou criminelles se trouvaient masquées de la sorte, facilitant pour les services de police l’enquête et l’infiltration des réseaux. Mais si tout le monde se met – par méfiance – à crypter ses communications, la tâche sera terriblement complexifiée et rendra très ardue la séparation du bruit d’un véritable signal criminel. Instaurer le filtrage, restreindre les libertés de communication, c’est encourager les contournements et rendre, à terme, bien plus difficile l’arrestation des criminels véritables.

Le filtrage sans discrimination

Qui peut vérifier qu’un site bloqué est bel est bien pédophile ?

Si l’on instaure dans les esprits l’idée que l’on peut bloquer des contenus pour des raisons de sécurité (ce qui est inefficace, voir point précédent), demain, ne peut-on imaginer le blocage de sites “menaçant la sûreté nationale” ? Qui, mettons, révéleraient des malversations dans les hautes sphères du pouvoir ? Des manipulations de la presse ? Des affaires Bettencourt, des Karachigate ? Des sondages défavorables ?

Comme, par exemple, Wikileaks ?

Brice Hortefeux osait prononcer la vomissable phrase suivante : “Parfois, la transparence est une forme de totalitarisme.” Même George Orwell dans son célèbre 1984 n’avait pas osé le formuler en ces termes, préférant un plus sobre “Ignorance is strength” (l’ignorance est une force) parmi les principes fondamentaux de Big Brother.

Comment les gens peuvent-ils l’écouter ?

Parce qu’ils ne réfléchissent pas ?

Dans ces conditions, peut-on encore s’interroger sur les véritables raisons qui poussent le gouvernement à restreindre les fonds accordés à l’éducation ou à supprimer les enseignements d’histoire au lycée ?

Ce filtrage ouvre la porte à la forme ultime d’effacement de l’information, de remodelage de la pensée. Avec cette loi, si on l’imagine par exemple étendue à la sûreté nationale (ce qui n’a rien d’impossible), une information peut entièrement disparaître du paysage sans laisser de traces. C’est l’équivalent informationnel du Patriot Act où toute personne pouvait se voir déchue de ses droits élémentaires et détenue arbitrairement dès qu’elle était seulement soupçonnée d’activité terroriste : demain, on vous emmène à Guantanamo et vous disparaissez de la circulation. C’est pire que le démenti, la manipulation ou la censure : avec cela, certains pans entiers du savoir peuvent disparaître – ne laissant même pas de trace. Avec cela, on peut réécrire l’histoire, altérer l’actualité, gouverner l’opinion dès qu’une information est jugée contraire au bon vouloir de celui qui tient les ciseaux.

Ici, c’est la pensée contraire qui peut se trouver rayée du paysage – allant jusqu’à annihiler le seul concept de pensée contraire.

La guerre ne fait que commencer

Il se joue quelque chose de très grave en ce moment et je suis atterré en voyant le sourire hébété d’une certaine majorité de gens qui marchent à l’abattoir contents, le regard et le cerveau vides. Les Anonymous, WikiLeaks et autres acteurs de la contre-culture Internet sont les fers de lance de la protection de nos droits civiques d’information et d’expression dans le monde de l’information de demain. C’est une véritable guerre qui s’installe entre les gouvernements dits “démocratiques” qui, progressivement, se muent en oligarchies reposant sur le principe de manipulation de la soumission librement consentie, et une poignée d’acteurs éclairés et très en colère contre ce qui se trame.

Internet n’est pas votre ennemi. Internet n’est pas non plus sans défauts : Internet est humain. Mais Internet protège votre droit à l’information et à la transparence. Cette guerre qui se déroule en coulisses est peut-être pour moi le précurseur du véritable théâtre d’opérations d’une forme très spéciale de Troisième Guerre Mondiale, celle dont l’enjeu n’est rien moins que notre cerveau, notre libre arbitre, notre personne entière.

Battons-nous, en commençant par nous-mêmes. Notre esprit critique et notre volonté de connaître sont nos premières armes.

2014-08-05T15:12:34+02:00vendredi 17 décembre 2010|Humeurs aqueuses|19 Commentaires
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