L’auteur, cette personne censément modèle

desproges-parler-a-un-conOn sait que Desproges disait “On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde”; à l’heure des réseaux sociaux, où l’on s’adresse potentiellement à tout le monde, il vient qu’on ne peut plus rire de rien avec personne. Ni rien dire.

Heureusement que Bukowski n’avait pas Facebook ; je me demande combien de commentaires outrés il aurait reçus sur la tenue de la bonne morale.

L’article sur le piratage de lundi dernier – que j’ai trouvé pourtant modéré, je me suis connu plus vindicatif, tu t’en rappelleras, auguste lectorat – et celui sur l’abstentionnisme de l’année dernière ont généré tous les deux plus ou moins le même phénomène : massivement partagés (ça a donc parlé à du monde, c’est toujours rassurant) mais générant également un flux de nouveaux commentaires , positifs et constructifs pour beaucoup, même s’ils étaient en ferme désaccord avec le propos : merci et bravo pour l’intelligence.

Et puis aussi une charretée de bêtises, parfois longues, parfois clairement insultantes, que je t’ai épargnées : j’ai la grande facilité du bouton Supprimer.

Je m’interroge de plus en plus sur le rôle lisse qu’un auteur, ou artiste, est censé adopter. Qu’attend-on exactement ? La mésaventure de Maxime Chattam me vient en tête : en résumé, celui-ci n’a jamais trop aimé le cirque, mais il y va un soir, passe un excellent moment et poste sur Facebook à ce sujet. Que ne vient-il pas de faire : tonnerre de commentaires scandalisés sur la variation “puisque vous soutenez l’esclavage animal, monsieur Chattam, je ne lirai plus jamais vos livres”. Il a fallu qu’il se fende d’une explication disant en substance “ça va, merci, je sais qu’un tigre ça vit en liberté et d’ailleurs la guerre c’est mal, on peut aussi ne pas être d’accord sur tout, vous voulez bien arrêter de partir en vrille s’il vous plaît ?”

WTF ? Faut-il, pour lire et apprécier un livre d’un auteur, qu’il se conforme aussi pleinement aux idées du lecteur ? Histoire d’être sûr de ne jamais être “choqué”, “outré”, “scandalisé”, voire de ne pas “avoir envie de vomir”, tous ces termes si viscéraux, capitalisant tout l’afflux émotionnel d’une population – vous, moi, nous1 – qui réagit avant tout par l’immédiat, l’instinctif, d’un like, d’un pouce vert, et qui symbolise toute la révolte confortable de hurler à la face du monde : “ceci est mal, je le proclame, donc j’existe !” Quels fantasmes vient-on là projeter ?

Un auteur, c’est un être humain, et, comme tout être humain, il est différent de soi. Je suis d’accord – et le premier à dire – qu’un métier public implique une certaine vigilance dans l’emploi de la parole dont on dispose, afin d’en faire un usage, sinon constructif, au moins pas destructeur. Qu’on se doit à celui ou celle qui vient vous voir et vous parler, a fortiori pour les métiers de scène – on n’a pas à savoir que votre chien est mort la veille quand vous jouez le soir dans une pièce comique. Quelqu’un qui bénéficie d’un peu plus d’audience que le voisin doit faire proportionnellement plus attention à ce qu’il raconte (à tout le moins, ne pas propager d’erreurs tant que possible). Mais il est impossible d’espérer une parfaite adéquation entre le sentiment inspiré par une oeuvre et la personne qui l’a créée, pour la bonne raison qu’une part du plaisir inspiré par une oeuvre est une projection de soi ; espérer qu’une personne s’y conforme revient ainsi à espérer qu’elle corresponde à cette projection, ce qui est rigoureusement impossible.

La sécurité, dans ce cas, consisterait à surtout la fermer et ne jamais donner son avis sur rien. Existant seulement par son oeuvre, le créateur ne prend plus aucun risque : s’il ne dit rien, il ne froissera personne. Cela peut fonctionner. Pour ma part, je prends le risque, mais ça me fait réfléchir, à la longue, sur l’attitude de l’humanité. (En tant qu’auteur, tout me fait réfléchir sur l’attitude de l’humanité, c’est ça qui est cool. Quand je prends le métro avec la B.O. de Broadchurch dans les oreilles, j’ai l’impression d’être dans un drame existentialiste. Je me raconte ainsi que je réfléchis là aussi sur l’attitude de l’humanité alors qu’en fait, je vais chercher un burger à emporter. C’est mon excuse à tout faire. “Tu viens au match ?” “Ah ouais, super, ça me permettra de réfléchir à l’attitude de l’humanité.”)

Bien sûr qu’il existe des idées délétères, sinon je ne les interdirais pas dans la charte de commentaires, mais flûtasse, il n’y a pas, genre, un léger intervalle entre aller au cirque et le négationnisme, par exemple ? C’est quoi, la suite : se garder de poster des photos de steaks sur Instagram pour éviter la colère des végétariens ? Chattam le dit en conclusion de son intervention ça s’appelle de l’intégrisme. Je suis d’accord que l’action sur les réseaux sociaux peut contribuer à changer les mentalités, donc le monde ; sinon je ne déborderais pas sur des sujets chers à mon cœur en ces lieux. Mais est-il bien nécessaire de faire parler les tripes à tout bout de champ ? (Ce doit être bigrement fatigant.) Où sont les moyens termes ? Tout n’est-il qu’étendard ? Ne faut-il pas choisir ses combats ? Fromage ou dessert ?

Voilà qui me rappelle deux choses.

D’abord cette citation d’une grande intelligence d’Orson Scott Card, justement (je cite de mémoire) : “Tout le monde a une religion. Pour la découvrir, discutez avec quelqu’un jusqu’à trouver le sujet sur lequel il s’énerve : voilà sa religion.” Corollaire : je trouve toujours utile (quand j’y arrive) de me demander pourquoi je m’énerve – taperait-on sur ma religion ?

Ensuite, je me remémore constamment les paroles de ce mien professeur d’écologie halieutique : “les opinions publiques ne comprennent pas le compliqué”. Violent, mais ô combien réaliste, et pas que dans le domaine de l’écologie. L’espèce humaine veut des simplifications, du prêt à digérer, savoir ce qu’il faut penser pour ne pas avoir l’air stupide auprès de ses congénères – ce que les réseaux sociaux magnifient à l’extrême. Corollaire : face à une situation, je trouve toujours utile (quand j’y arrive) de me demander s’il n’y a pas une couche de compliqué supplémentaire qui me manque (laquelle arrive souvent ici même via les commentaires – que les intéressé-e-s soient de nouveau remercié-e-s, parce qu’en plus tout le monde en bénéficie).

Alors je sais, je suis utopiste, j’attends – j’espère – d’une population2 des réactions intelligentes. Je suis un ouf gueudin. Mais peut-être que là aussi, on peut contribuer à changer les mentalités en commençant par se changer soi-même. Avant de réagir et de s’emporter, peut-on prendre un instant pour, déjà, ne pas se sentir personnellement visé ?

Je dévie. Quand quelqu’un vous fait part de ses réflexions personnelles, on court le risque d’un désaccord. Pourquoi en serait-il autrement sur les réseaux, avec un musicien, un auteur ? Mais surtout, quand quelqu’un – auteur, musicien, ma grand-mère3 – publie quelque chose, pourquoi se sent-on la nécessité de lui expliquer combien il a tort ? Quand on publie quelque chose, nul n’est forcé de lire. Réagir, en revanche, est une démarche entièrement volontaire. Faut-il donc que chacun s’exprime mais que tout le monde soit d’accord ? En plus, l’auteur et l’oeuvre sont souvent bien différents : j’ai longtemps haï le blog d’Orson Scott Card (qui défendait des opinions néoconservatrices qui me révoltaient – aujourd’hui, je n’en sais rien, je n’y vais plus depuis pfouuh au moins tout ça) mais c’est un auteur majeur de la science-fiction et je recommande constamment ses romans sans hésiter une seule seconde.

Prenons un instant pour méditer à nouveau la Sainte Parole du Grand XKCD.

Après les réactions sur l’article sur le piratage et quand j’ai vu à nouveau le torrent de stupidité auquel je pouvais être confronté (tu ne l’as pas vu, auguste lectorat), pour la première fois en des années, je me suis demandé : putain, est-ce qu’endiguer ça, ça m’amuse ? Est-ce que j’ai envie d’être lisse, constructif, quand mon réflexe premier est de hausser le ton et de traiter une certaine frange de pauvres cons ? Et si j’ai cette réaction, est-ce qu’il ne serait pas temps d’arrêter, avant de partir en vrille à mon tour (et je serais absolument en tort) ? Mais surtout, comment font les blogueurs à dix fois plus de visites que moi ? Ils y arrivent, j’ai probablement donc une leçon à prendre ici. Nommément, gérer ça d’une façon qui ne m’évoque pas aussitôt la célèbre prière : “Dieu, donne-moi le pouvoir de gifler les gens à travers le protocole TCP/IP”.

Je n’ai pas envie d’insulter l’intelligence de qui que ce soit en lui faisant croire que je suis lisse et parfait, parce que je ne le suis pas et que je ne vous ferai pas croire le contraire ; surtout parce que je crois par défaut à l’intelligence de mon interlocuteur (et c’est pourquoi l’espèce humaine me déçoit quotidiennement). Holly Lisle a eu une démarche intéressante en publiant les caractéristiques de “son lecteur” ; elle ne cherche pas à plaire à tout le monde, et résumé à qui elle s’adresse. J’aurais plutôt tendance à dire à qui je ne m’adresse pas :

Si tu n’as pas d’humour, si tu n’as pas de recul sur les mots, si tu lis en diagonale puis es persuadé que tu as raison, si tu penses qu’une seule explication résout toujours tout, si tu préfères la certitude au doute, si tu n’aimes pas être gentiment chahuté, si tu ne comprends pas l’ironie et le second degré, il y a de fortes chances que ce blog te hérisse et que tes commentaires ne passent jamais le filtre de la modération, alors épargne-toi du mal. En revanche, si tu es prêt à disconvenir de façon constructive, mieux : que tu as les preuves que je raconte nawak et que tu me les apportes, fichtre ! Dans mes bras, je t’offre une bière (ou un diabolo grenadine), accepte de rester ici, s’il te plaît, tu m’honores (c’est ainsi que s’est formée ici cette belle communauté au fil des ans).

Je peux être rêche, rugueux, acerbe, parce que je déteste les harmonies molles ; parce que je pense que les progrès naissent dans les frontières et les questionnements ; et, donc, parce que je m’efforce de ne pas insulter ton intelligence. Je ne suis pas ta mère ni ton curé. Je ne cherche pas à te plaire (sinon je me tairais scrupuleusement). J’essaie de construire / lancer une discussion. Si tu crois que les deux sont équivalents, fuis. 

  1. Je mets “moi” parce qu’après, certains mal-comprenants vont encore imaginer que je me place au-dessus de la mêlée – tu vois à quoi j’en suis réduit ?
  2. Dont moi , oui oui, cher visiteur mal-comprenant.
  3. Cher mal-comprenant, elle n’est ni auteur ni musicienne, hein, tu as saisi, c’est pour l’exemple ?
2016-01-27T10:23:45+01:00jeudi 21 janvier 2016|Humeurs aqueuses|49 Commentaires

Faire communiquer Evernote et Scrivener

scrivener-512

Normalement ça ne concernerait qu’un lien sur un réseau social mais l’article est suffisamment pointu et capital pour mériter qu’on attire l’attention dessus (merci Sabine qui me l’a redirigé) : un utilisateur propose un guide complet de techniques visant à faire communiquer Scrivener et Evernote. Pour mémoire, Scrivener est le studio d’écriture professionnel par excellence, Evernote le carnet de notes numérique ultime, tous deux chroniqués pour la boîte à outils de l’écrivain.

Voir ici (en anglais) : faire communiquer Scrivener et Evernote

2019-08-28T21:31:52+02:00jeudi 10 décembre 2015|Best Of, Technique d'écriture|Commentaires fermés sur Faire communiquer Evernote et Scrivener

Partage, légalité, éthique : questions d’échelle, questions d’usage

lolcat-problem-solved-450x336Dans l’uberisation progressive du monde, nouvelle affaire qui nous touche de près cette fois, Booxup. En résumé, il s’agit d’une application qui permet d’organiser des prêts de livres physiques entre particuliers, en publiant le contenu de sa bibliothèque. Une sorte de méga-bibliothèque communautaire, si l’on veut. La boîte vient juste de recevoir une visite de la direction de la répression des fraudes (DGCCRF) pour étudier au juste la légalité de cette histoire. Et la presse – dont Actualitté, que je ne félicite pas sur ce coup – comme le public de hurler :

“WAT ? Prêter des livres entre particuliers est une habitude vieille comme le monde. En quoi la loi vient-elle s’en mêler ?”

Suivent toutes les récriminations habituelles mal dégrossies sur l’ingérence des autorités, la propriété intellectuelle qui empêche de danser en rond, etc. Déclarations grandiloquentes de la liberté de prêter ce qui nous appartient, jusqu’à voir, parfois, dans le prêt un acte d’un fondamental altruisme.

Moui. Une minute, et un peu de réflexion, s’il nous plaît à tous. La question du prêt des livres est-elle remise en question par les pouvoirs publics ? Grands dieux (et bordel), non. Donc, du calme. Parce qu’entre les envolées d’un lyrisme tremblotant du co-fondateur de Booxup, David Mennesson, et l’indignation populaire, il y a, en gros, de fortes chances qu’on nous prenne pour des jambons.

Pour commencer, la DGCCRF n’a lancé aucune procédure contre Booxup. Il s’agit juste d’un procès-verbal – d’une visite visant à constater la nature de l’activité. “Bonjour, que faites-vous ?” Booxup n’est absolument pas en danger – et même, loin de là, l’entreprise a plutôt reçu un coup de publicité (mais tend à se draper dans sa superbe, avec de grands yeux humides qui attirent forcément la sympathie d’un public contestataire).

Pourquoi toute cette agitation ? Pour démêler le vrai du faux, commençons par donner un peu de contexte et un peu de bon sens.

Quelle est l’échelle en question ?

Pourquoi la DGCCRF s’intéresse-t-elle à Booxup quand personne ne s’intéresse à nos tantes qui se font circuler Cinquante nuances de Grey sous le manteau ?

Pour une raison très simple, et une dimension, sacré bon sang, que tout le monde oublie en permanence dans les questions sur la circulation des biens / informations / services à l’heure d’Internet. Elle est la même que pour Uber, que pour le téléchargement illégal, etc.

Prenons justement ce dernier exemple, comme il a – grosso modo – quinze ans et qu’on commence à avoir un peu de recul dessus. Jadis, on copiait les albums des copains sur cassette, on se les filait dans la cour du lycée, etc. Quand le téléchargement illégal est arrivé, plus ou moins la même rhétorique s’est posée :

“WAT ? Copier des albums entre particuliers est une habitude vieille comme le monde. En quoi la loi vient-elle s’en mêler ?”

La différence se situe dans l’échelle de l’échange. Répétons cela bien fort pour le graver en lettres de feu au sommet du mont Sinaï : la différence se situe dans l’échelle de l’échange (bon sang).

Quand je copie un album pour le filer dans la cour du lycée, par défaut, je le file à une connaissance. Cela se produit dans un cercle réduit, lequel porte même un nom dans le droit, tiens donc : le cercle privé. C’est le même mécanisme qui me permet d’organiser une lecture publique d’un livre chez moi, mais pas d’ouvrir un théâtre (que l’entrée soit payante ou pas).

Dans le premier cas, j’ai affaire à des connaissances. Dans le deuxième, à des inconnus. 

La légalité / éthique / problématique de la libération des échanges porte d’abord sur ce point. Elle ne porte pas sur la pratique en soi, mais sur l’envergure de celle-ci. Je partage une chanson en mp3 avec un ami, je reste dans le cercle privé1. Je la mets à disposition sur un réseau pour que le monde entier y ait accès, on n’est plus dans la même intention ni dans la même envergure. Je sors du cercle privé. Je peux conduire mon pote à l’aéroport, mais si je mets en relation des inconnus et pioche ma commission au passage, je viens cogner en frontal le système établi des taxis (que ce soit judicieux ou pas est une autre histoire).

Pourquoi les lois sur le droit d’auteur existent-elles, à la fin ? À l’origine, pour protégér les droits du créateur sur son oeuvre (voir ici pour une définition détaillée et la différence avec le copyright), et par extension ceux qui la distribuent et prennent le risque financier (éditeur en premier lieu). À terme, pour protéger la culture en protégeant ceux et celles qui la font, en leur permettant une juste rémunération. Ni plus ni moins.

Bien. Maintenant, revenons à l’exemple de Booxup. Prêter un livre à un ami n’est pas un mal en soi – personne n’a rien dit de tel. Mais, quand on ouvre sa bibliothèque aux quatre vents, ou qu’on télécharge Ninja Eliminator chez un amateur de films de bon goût en Chine, dès lors qu’on se met en relation avec des inconnus, on entre dans une toute autre catégorie : on sort du cercle privé. (C’est la question de propriété intellectuelle qui a volé en éclats avec la généralisation des échanges pair à pair et personne n’a encore trouvé de réponse – j’avais bien une idée, mais…)

Maintenant, auguste lectorat, je t’en prie : avec moi, voyons plus loin que le bout de notre nez. La question de la légalité ou pas des pratiques de Booxup ne relève pas du principe de prêt de livre, mais de l’envergure avec laquelle on le fait.

Point. Barre.

Parce que le principe de prêt de livre est encadré par des lois, et l’État tant honni investit même chaque année des milliards pour les rendre accessibles : ça s’appelle des bibliothèques, avec des professionnels qui entretiennent un fonds, le recommandent, font oeuvre culturelle. (D’ailleurs, j’ai envie de dire : à quoi sert Booxup, au bout du compte ?) Et – ô surprise – les acteurs de la chaîne du livre touchent quelques piécettes sur cette distribution de leur travail.

Mais avec Booxup ? Que dalle. Booxup arrive, met en relation ses clients internautes (qui, je le rappelle, sortent du cercle privé), et la chaîne du livre ne peut que grimacer (ou accepter de danser pour se faire un peu de communication en organisant des concours ou des partenariats parce qu’elle ne peut pas trop faire autre chose que suivre, au risque d’être brûlée en place publique si elle s’y oppose – moi, tu le sais, auguste lectorat, je préfère les flammes de l’honnêteté aux sourires léchés du communicant, et puis je m’en fous, j’ai une combinaison en kevlar et un fusil à canon scié sous le comptoir de mon bar).

Si Booxup était une association à but non lucratif, on pourrait arguer qu’on entre dans une zone grise. Un travail de passionnés, rassemblant des membres qui se connaissent, ou apprennent à se connaître, comme à la MJC du quartier. On pourrait s’interroger sur le bien-fondé d’une telle initiative, on pourrait peut-être même grogner devant cette distribution parallèle, mais on pourrait retenir à Booxup le principe de la bonne foi.

Usage et propriété sont dans un bateau

lolcats-its-mine-has-my-name-on-itL’argument opposé en général à ce stade de la discussion, c’est : “Ah, alors, tu es contre les bouquinistes, alors ? Le marché du livre d’occasion ? Sale rapiat !” (Je prends alors un air pincé, mais je m’efforce de rester calme.)

Petit rappel fondamental sur la propriété : elle se divise (pour faire très simple) en deux volets : l’usage (jouissance du bien dont il est question) et la propriété à proprement parler. C’est patent dans le cas de l’immobilier : si vous louez un appartement, vous en avez l’usage, mais évidemment pas la propriété.

Dans le cas d’une bibliothèque publique, quand vous empruntez un livre, vous en avez la jouissance pour un temps défini, mais il ne vous appartient pas (vous pouvez le lire, pas le découper en petits morceaux).

C’est en échange de cette jouissance de leurs oeuvres, proposée au public, que les créateurs touchent un droit indexé sur les volumes en bibliothèque. Un bouquiniste n’a rien à voir là-dedans : lui, il revend des livres (la propriété) dont découle la possibilité d’en jouir (mais ça vous regarde) (sans arrière-pensée salace), mais il n’est pas là pour vous en permettre l’usage (sinon, il ferme boutique – un libraire qui fait bibliothèque ne gagne pas sa vie ; merci, captain Obvious !).

Voilà d’où découlent les interrogations qui portent sur Booxup. L’entreprise opère visiblement dans un vide juridique. Comme dit précédemment, ce serait une structure à but non lucratif, on n’aurait peut-être pas grand-chose à redire sur la question du principe.

Mais ce n’est pas tout. Et c’est là qu’on s’énerve.

Booxup n’est pas votre ami

Devine quoi, auguste lectorat ? Booxup vient de lever 310 000 euros. Oui, madame.

David Mennesson a beau prétendre que

quand il y a levée de fonds, il y a capitalisation, et quand il y a capitalisation – par le seul jeu des écritures comptables – l’entreprise prend de la valeur. Il y a donc profit pour les actionnaires, qu’on l’admette ou non (même s’il est putatif, c’est la base de la spéculation et de la notion d’investissement), et celui-ci se réalise non seulement sur un vide juridique, mais sur le travail des créateurs et des acteurs économiques de la chaîne du livre – le tout drapé dans un discours libriste d’autant plus horripilant qu’il est parfaitement hypocrite, comme on va le voir – mais une casserole à la fois.

J’ai une triste nouvelle, la dernière fois que j’avais vérifié, l’argent ne tombait pas du ciel et on n’en donnait pas contre rien. Personnellement, quand je lève 310 000 brouzoufs (ce que je fais tous les matins entre mon plongeon dans ma piscine de lait d’ânesse et le balayage des billets que le vent a soufflé contre ma porte pendant la nuit), ce n’est pas pour aller planter des nèfles. C’est pour préparer une bonne grosse revente bien juteuse d’un portefeuille clients avant que la bulle n’éclate tout en posant la main sur le coeur et en proclamant : “je fais ça pour la culture ! pour favoriser l’échange entre les hommes ! prêter des livres est une pratique ancestrale, et maintenant, nous mettons cette habitude à votre portée ! power to the people ! help, help, I’m being repressed!” 

Rien ne le prouve, non, mais gageons que David Mennesson, associé à un ancien de l’ESSEC qui a travaillé dans des “environnements challengeants” (oh, sérieusement ?), ne peut, allez, quand même pas l’ignorer. Faire tourner un serveur web – même un gros serveur – ça se fait avec mille fois moins de thunes. Oui, mille fois moins. Combien de cet argent retournera dans la poche des créateurs, lesquelles rendent cette activité possible ? Des éditeurs ? Zéro. Nada. Zilch.

J’ai posé la question au fondateur, ce qui a entraîné une discussion fort édifiante.  

310 kiloboules pour du développement Android et de la com’, c’est du beau développement Android et de la belle com’, je peux vous dire : les soirées pizza du développement vont probablement être arrosées au Dom Pérignon.

Surtout, où est, sacré bon sang, le code source de cette dite appli “libre” ? Et si c’est une appli libre, pourquoi ne pas faire appel à la communauté du libre, dès le début, pour accélérer le développement ? Pourquoi lever des fonds privés, si c’est “libre” ?

Parce que ça ne l’est pas. Une application n’est pas libre s’il est dans le projet de la rendre libre. Ça s’appelle au mieux de la démagogie, au pire prendre les gens pour des imbéciles. Ce n’est pas parce que je prétends très fort qu’il ne pleut pas que je n’attraperai pas une pneumonie en restant sous l’orage. “Mais si, vous êtes libre, monsieur Voltaire. Bah, disons que vous sortirez bien un jour de la Bastille ; vous allez pas chipoter, c’est pareil.”

Le développement libre, en principe, fonctionne sur la base d’une idée d’un petit nombre, qui libère aussitôt son travail pour bâtir une communauté et décentraliser le développement. L’idée est d’accélérer et faciliter le travail par la collaboration. Lever des fonds pour développer et faire de la communication, c’est précisément l’inverse d’un projet libre. C’est un projet bien fermé qui garde bien au chaud sa base de données utilisateurs pour en faire… nul ne sait quoi. (Mais j’ai bien une idée, dont l’indice est “310 000 euros”.)

Perspectives : allez ailleurs (là où c’est vraiment libre)

Que Booxup paie sa redevance à la SOFIA sur le modèle des bibliothèques – et il y a de quoi faire avec 310 kiloeuros (comme le disent les diplômés de l’ESSEC), sachant que la SOFIA en a perçu 16 millions en 2011, par exemple (le rapport de proportionnalité n’est pas si énorme) – et l’on ne trouverait strictement rien à redire. On applaudirait même. Là, on aurait une initiative innovante. Une vraie bonne idée.

Non, ici, on se tape un discours démago ; or, j’aime assez peu qu’on me prenne pour un abruti, et encore moins qu’on prenne le public, dans son ensemble, pour une assemblée colombophile en lui martelant le mot “libre” comme si ça suffisait à transformer le plomb en or. Je dois être vieux jeu, mais ça me dérange un peu qu’on endosse le discours libertaire (jusqu’au hashtag créé pour l’occasion qui ne veut rien dire, #FreeYourBooks – parce qu’ils étaient prisonniers, avant ?) pour, en réalité, leverager (t’as vu, moi aussi je parle l’ESSEC) de l’investissement de la façon la plus capitalistique qui soit.

Or, il se trouve qu’un projet vraiment libre de partage de bibliothèques physiques, ça existe (merci à Neil Jomunsi pour la découverte). Ça s’appelle inventaire.io, ça marche très bien (d’après les retours) et c’est vraiment open source. Le code se télécharge sur la page d’accueil, et la base s’appuie sur les données Wikidata.

Cela pose-t-il les mêmes problèmes d’envergure et de propriété que précédemment ? Oui, mais déjà, les données appartiennent réellement aux utilisateurs et nul ne gagne rien là-dessus ; il s’agit d’une forme de bibliothèque communautaire entre proches, ce qui est parfaitement honorable… et une bonne idée. Pour moi, ça, c’est légitime.

Que Booxup paie la chaîne du livre, ou bien qu’on fasse appel à un vrai projet libre comme inventaire.io. Mais on ne peut pas avoir le livre, l’argent du livre et le sourire de l’auteur.

  1. Une telle copie n’est pas tant autorisée que constitue une exception au droit, mais n’entrons pas ici dans ces subtilités.
2015-09-15T09:30:49+02:00mardi 15 septembre 2015|Le monde du livre|28 Commentaires

2015

2015

JE SUIS RÉVEILLÉ.

De retour de deux semaines sans écran, sans réseaux, sans rien et remonté à bloc pour la nouvelle année. Avec quelques réflexions soufflées par Harpocrate, une des incarnations du silence, notamment le fait que je ne lui laisse pas suffisamment l’espace de s’exprimer. “More on that later.”

Merci à toi, auguste lectorat, pour ta gentillesse, ta compréhension et ta patience pendant ce silence – visiblement, le ciel ne m’est pas tombé sur la tête, et c’est donc à méditer, et à refaire.

Mais peu importe, ce n’est pas l’heure de parler de moi, mais de te parler à toi; auguste lectorat :

je te souhaite, ainsi qu’à ceux à qui tu tiens, une excellente nouvelle année ; puisses-tu, tel Philae, approcher à des vitesses vertigineuses de tes objectifs, atterrir dessus avec une précision d’horloger suisse – et rester ensuite quelques jours hors ligne pour en profiter et méditer sereinement avec toi-même ! 

 

2015-01-05T11:39:23+01:00lundi 5 janvier 2015|À ne pas manquer|12 Commentaires

Pour mémoire, je suis à l’étranger

smiley_jauneTēnā koutou,

Juste un mot rapide, parce que j’ai vu quelques messages un peu inquiets, pour rappeler que je suis à l’étranger jusqu’à la fin du mois, avec une connectivité Internet non garantie. Plusieurs messages à traiter m’attendent, je sais mais n’ai pas forcément la possibilité de le faire : pas besoin de m’envoyer de rappels, roger, je vous reçois 5/5. Je sais que je dois m’occuper d’un certain nombre de choses et ce ne sera pas possible avant la fin du mois, sauf coup de chance. Si vous me voyez poster sur les réseaux sociaux comme si de rien n’était, c’est que j’ai prévu du contenu qui part sans intervention de ma part, histoire de ne pas rester totalement silencieux. En cas de réelle urgence, mettez-moi un gros “urgent” et je ferai de mon mieux. Dans l’intervalle, n’oubliez pas de consulter les carnets de voyage.

Merci de votre patience ! 

2013-10-11T05:34:36+02:00lundi 14 octobre 2013|À ne pas manquer|Commentaires fermés sur Pour mémoire, je suis à l’étranger

Un peu de sécheresse ?

Groumf.

Auguste lectorat, je dis groumf car, en cette période où beaucoup de chroniques et d’actus tombent, je peine à trouver un équilibre intelligent entre articles sur tout et rien, et relai des infos qu’est ce blog. Notamment, tu as peut-être remarqué un ton un peu plus impersonnel dans les articles qui signalent entretiens et revue de presse, ce qui ne me plaît qu’à moité (c’est plus sympa de dire salut, ça va, c’est lundi matin, on a la tête à l’envers, c’est pas grave, bon courage tout le monde, je vous mets une petite Cracotte avec ça ?) mais il y  a une raison : me faire gagner du temps. En effet, par la magie des bases de données et de la haute sorcellerie de WordPress, grâce à la v5 du site, je n’ai plus à entrer les informations plusieurs fois. Par exemple, d’un coup de requête qui va bien, je peux dorénavant sortir toute la revue de presse relative à Léviathan : La Nuit, par exemple, ou tous les entretiens qui tournent plus ou moins autour du livre (encore en travaux) une fois que ça a été posté ici.

Du coup, cela implique que les articles puissent fonctionner débarrassés de leur contexte de leur publication pour apparaître dans un listing. Et là, le lecteur, si je lui parle de Cracottes alors qu’il lit ça un samedi à 1h42, il se dit que j’abuse de la mousse de polyuréthane, forcément.

Dis-moi tout, auguste lectorat : ce petit côté moins personnel te choque-t-il ? T’en tamponnes-tu royalement le coquillard ? On n’est pas des sauvages, on peut peut-être faire mieux.

Coquillard. À tamponner soi-même.
(Photo trouvée ici.)

2012-07-01T23:03:34+02:00vendredi 6 juillet 2012|Journal|9 Commentaires

Les usages du livre électronique d’après les sociétés littéraires

La SOFIA (qui perçoit et répartit le droit en prêt en bibliothèque et la rémunération pour copie privée) le SNE (qui rassemble les éditeurs) et la SGDL (qui défend le droit d’auteur) ont instauré un baromètre semestriel visant à observer les évolutions des usages du livre électronique, licites ou non, en regard du papier, et en ont publié la première édition au Salon du Livre de Paris. Et les conclusions sont fort instructives (graissage de mon fait) :

1. Si 5% de la population française âgée de 18 ans et plus déclarent avoir déjà lu, en partie ou en totalité, un livre numérique et si 5% envisagent de le faire, 90% des personnes interrogées n’envisagent pas de lire des livres numériques.
2. La majorité des lecteurs de livres numériques sont déjà de gros lecteurs de livres imprimés, l’émergence du livre numérique semblant à ce stade induire de nouvelles pratiques plutôt que de nouveaux lecteurs.
3. Depuis qu’elles lisent des livres numériques, les personnes interrogées déclarent globalement lire plus de livres qu’avant mais dépenser moins qu’avant pour leur acquisition.
4. Les principaux supports de lecture de livres numériques sont la liseuse et la tablette numérique. La possession de ces équipements est un facteur déterminant pour l’usage de livres numériques.
5. 74% de lecteurs de livres numériques ont déjà acheté au moins un livre numérique. Toutefois, près de la moitié des lecteurs de livres numériques les acquièrent principalement à titre gratuit.
6. 1 lecteur de livres numériques sur 5 déclare avoir déjà eu recours à une offre illégale de livres numériques, soit 1% de la population française.
7. Le paiement à l’acte est le mode d’acquisition plébiscité par les lecteurs de livres numériques (67%), devançant nettement le prêt numérique ou l’abonnement.
8. Pour les lecteurs de livres numériques, la facilité de stockage, la mobilité et le prix sont les trois principaux arguments avancés en faveur du livre numérique, tandis que le confort de lecture, la variété du choix et le plaisir d’offrir constituent les atouts majeurs du livre imprimé.
9. A l’avenir, 44% des lecteurs de livres numériques prévoient d’accroître leurs usages légaux de livres numériques et 43% de les maintenir au même niveau.
10. Les trois quarts des lecteurs de livres numériques envisagent une stabilité ou une augmentation de leur usage du livre imprimé dans les années à venir.

En conclusion de ce premier baromètre, dont les résultats devront être confirmés au fil des prochaines éditions, la SOFIA, le SNE et la SGDL constatent un usage encore timide du livre numérique, majoritairement licite. Ces résultats traduisent également un fort attachement des lecteurs au livre imprimé, sans intention marquée de basculer massivement vers le numérique. Il apparaît, cependant, que la lecture de livres numériques constitue plutôt une pratique de lecture additionnelle à celle du livre imprimé, même si des indices de substitution se font jour en termes de pratiques d’achat.

Ce que je traduis poliment par : le livre numérique, c’est grave de la balle, mec, mais ça reste un putain de marché de niche, malgré tous les hauts cris révolutionnaires qu’on veut. Je suis tombé amoureux du principe de la liseuse depuis mon premier achat, j’emporte la mienne partout, réflexe que je n’avais pas avec un livre imprimé par crainte de l’abîmer. Mais je suis un gros lecteur par définition, doublé d’un geek, et je ne suis pas représentatif du marché. On en a déjà parlé ici : avec le retour et l’engagement d’une communauté fidèle sur le Net, ce qui constitue par ailleurs un grand bonheur et un avantage sans précédent dans le monde artistique, il est très aisé d’oublier que cette communauté n’est pas l’ensemble du public réel, ni potentiel. Et qu’il y a une vaste masse de gens, là-dehors, qui n’ont jamais entendu parler de livre électronique, qui ne s’y intéresse pas, et qui ne s’y intéressera vraisemblablement pas avant dix ans au bas mot. On sous-estime énormément, quand on est sur le Net, le niveau d’information moyen des gens. Ça fait parfois un peu mal de l’admettre, mais il faut s’en rendre compte : ce qu’on fait ne les intéresse pas. Point. Barre. Il faut s’en rendre compte et composer avec au lieu de faire comme si tout le monde podcastait des webradios indés et brassait 75 flux RSS par jour.

Les mentalités n’évoluent pas du jour au lendemain, les habitudes non plus, et j’ajouterais qu’à mon sens, on se tourne à tort vers l’exemple des États-Unis, où le livre électronique est fortement implanté, pour imaginer l’avenir de notre propre marché. Je ne vois tout simplement pas ce modèle-là et ces habitudes arriver dans les années à venir.

D’après mon humble expérience, le public français n’a tout simplement pas le même rapport au numérique que les Américains. J’en veux ce site pour exemple. Il y a un moment, en quête d’une meilleure organisation, j’avais pris exemple sur le rythme de publication des grands blogueurs américains, en partant du principe que plus un blog vit, plus il est lu. C’est vrai aux US, à ce que j’en vois du moins, mais, toujours à ce que j’en vois, c’est faux ici. Parce que notre rapport au Net, aux blogs, à la technique, est différent. En France, il faut principalement utiliser Facebook. Aux US, c’est Twitter et les blogs qui sont préférés. Là-bas, les gens sont engagés, ils suivent, ils commentent. Ici, beaucoup moins. Ce n’est qu’une constatation et non un regret évidemment (je fais ce blog parce que ça m’amuse, qu’il soit lu ou pas) : les gens, et les cultures, sont différents. Mais donc, imaginer que, parce que le livre électronique décolle aux US, il en sera de même ici, me paraît hasardeux. Bien sûr, ce marché décolle chez nous. Mais on n’en est pas au raz-de-marée prophétisé depuis des années. Et je gage humblement que ça n’arrivera pas encore demain, même s’il faut penser à cet avenir intelligemment dès aujourd’hui (et que, mine de rien, le temps presse quand même à l’échelon décisionnaire).

Je constate trois autres détails, un avec tristesse, un avec fatalisme, un avec satisfaction :

  • [Triste] Les lecteurs dépensent moins, mais lisent plus : on peut espérer que ce soit dû au prix inférieur des livres électronique et à la lecture du domaine public, mais je crains que ce soit dû au piratage. Je défends l’idée qu’un éditeur ou un auteur sont souverains pour fixer le prix de la création, mais force est de constater qu’un livre électronique trop cher représente malgré tout une perte sèche, parce qu’il sera piraté, alors qu’il aurait pu être vendu à un prix plus raisonnable. C’est la (triste) réalité du marché.
  • [Ben oui] C’est la tablette qui fait le lecteur numérique. On s’en doute, mais c’est évidemment un pain béni pour ceux, tels Amazon et Apple, qui ont compris qu’on ne vend plus seulement du livre, mais un écosystème marchand associé à un style de vie. C’est pour cela que les intégrateurs et les fournisseurs de solutions ont une longueur d’avance sur tout le monde, notamment, hélas, sur le monde de l’édition traditionnelle, et que les plate-formes d’éditeurs qu’on a vu émerger ces dernières années, lourdes à l’utilisation, mal fichues, hors de prix et conçues par des développeurs soviétiques bourrés à l’antigel sont mortes-nées (un retard qu’on ne rattrapera probablement jamais). Un utilisateur achète en ligne parce qu’il veut que ce soit facile (et c’est la condition première pour commencer à concurrencer le piratage).
  • [Yeah] Je n’aime pas l’idée d’un paiement à l’accès, d’un modèle d’abonnement. Je pense qu’il est important pour chaque personne de se construire son propre patrimoine culturel, une bibliothèque d’oeuvres, musicales ou littéraires, construisant une identité et à laquelle il soit possible de se référer. Je suis donc ravi que les lecteurs préfèrent l’achat.
2014-08-30T16:42:49+02:00vendredi 6 avril 2012|Best Of, Le monde du livre|7 Commentaires

Tous écrivains de nous-mêmes

Alors que l’immense majorité de ceux qui en ont financièrement les moyens sont raccordés à Internet – c’est-à-dire fichtrement plein de monde -, que Facebook, Google et autres réseaux observent l’air de rien vos activités pour vendre vos données à des annonceurs, que la moindre photo se trouve diligemment archivée par 123people, que vos actes et vos erreurs se trouvent conservés sans limite de durée, se pose de plus en plus en fréquemment la question de l’anonymat sur le Net.

Deux positions illustrées par deux extrêmes : Mark Zuckerberg, le célèbre fondateur de Facebook, et Christopher Poole, fondateur de 4chan (le forum américain où l’anonymat est total et où les profondeurs du mauvais goût côtoient une forme de génie surréaliste – la plupart des mèmes d’Internet, des lolcats au Rickroll, ce sont eux). Pour le premier, “avoir deux identités de vous-mêmes, c’est la preuve d’un manque d’intégrité” (argument qu’on rapprochera sans mal du peu recommandable “ceux qui n’ont rien à se reprocher n’ont rien à cacher”). Pour le second, sur Internet, “le prix de l’échec est trop grand quand vous contribuez sous votre réelle identité”. Un débat sur la vie privée que certains pensent même sans objet, la notion étant potentiellement révolue. Je n’y crois pas, et je pense que l’idée, au contraire, est amenée à muter, comme la libération sexuelle n’a pas entraîné une débauche sans fin, mais construit, lentement mais sûrement, une liberté empreinte de discernement (youpi).

Je suis un fervent défenseur de la possibilité d’un anonymat sur Internet : l’interdire, comme notre chère majorité l’aimerait, n’a aucun sens vis-à-vis de la sécurité du territoire (ce dont on a déjà discuté ici) et ne gênerait que des utilisateurs peu expérimentés, soit nullement ceux dont l’activité peut présenter un quelconque danger. Au contraire, un anonymat qu’on peut choisir, raisonnablement sécurisé, permet justement la forme de créativité défendue par 4chan. Sérieux, elle est pas mortelle ma photo de Lady Gaga par là-haut quelque part ^^^(l’HTML c’est pas la fête de la mise en page).

Mais il existe nombre de situations où pouvoir être retrouvé sur le Net avec son nom est commode, dans la reconstitution d’un ancien réseau d’amis, d’une famille ou même pour être repéré à travers ses activités – si mon nom de domaine est mon prénom et mon nom de famille, ce n’est pas par hasard, c’est parce que j’espère bien qu’on va me trouver (zut à celui qui ne lira pas ça). Bien sûr, tout le monde ne souhaite pas ce genre d’exposition. Comment se protège-t-on dès lors qu’on lève le voile ? On en est encore à voir des utilisateurs de Facebook découvrir les réglages de confidentialité – souvent à la suite d’incidents malheureux – ou d’autres se barricader derrière une absence totale de publications, ce qui contrevient un tout petit peu à tout le concept d’un réseau “social”, justement (et n’empêche pas FB de collecter quand même préférences et profils).

Or, communiquer, c’est forcément s’ouvrir un peu ; et s’ouvrir, c’est donner du pouvoir au monde extérieur, qui peut, à tout le moins, vous exhorter à une forme de cohérence (« Quoi, pourquoi tu reprends pas de ma paella, tu l’aimes pas ? T’as dit hier sur Twitter que t’en avais mangé une super chez ton cousin Albert ! »). Mais également vous suivre, vous découvrir, vous cerner…

Le paradigme me paraît très simple. Dès lors qu’on souhaite entretenir un minimum d’activité en ligne, et donc qu’on s’expose potentiellement à tous (sur Twitter par exemple), le choix n’est pas à faire entre un refermement étanche sur soi et une ouverture sans condition. Apprendre à utiliser les outils de communication, ce n’est pas seulement apprendre par coeur les réglages de confidentialité : c’est filtrer d’abord, soi-même, en amont, ce que l’on souhaite exprimer. Mais c’est aussi le tourner adroitement.

Le moyen le plus sûr de mettre en échec les systèmes automatisés qui nous cataloguent, de se prémunir contre les regards indiscrets et de protéger sa vie privée, est évidemment de choisir exactement ce que l’on souhaite voir apparaître, mais de le faire conformément à l’image que l’on souhaite projeter – et c’est le point important : le storytelling. Ce n’est pas mentir : de toute manière, nous présentons tous un visage différent en société, dans l’intimité, avec nos proches, nos amis, en fonction des groupes et des cercles. Nul ne peut connaître la totalité de la personne sur la base d’un seul visage – même sur la base de tous, car la personne reste de toute manière, bien souvent, un mystère également pour elle-même. De même, l’erreur consiste à croire que notre wall Facebook, notre timeline Twitter, nous reflètent exactement. C’est un autre visage, qui prend, qu’on le veuille ou non, une existence séparée et indépendante : pour cette raison, c’est un visage auquel il convient de réfléchir en amont et de construire. Quand notre persona en ligne devient une création – fondée sur la réalité que nous sommes, ou percevons être, à condition évidemment de ne pas basculer dans la mythomanie absolue – la notion de vie privée prend un tour entièrement différent, puisque nous la contrôlons au lieu d’être contrôlée par elle.

Encore une fois, ce n’est pas mentir ; pas plus que refuser de répondre à une question personnelle ne saurait représenter un mensonge par omission. C’est un choix quant à ce que l’on souhaite être – et un des rares que nous avons dans un monde de contraintes. Il s’agit de s’utiliser activement comme matériau de création, de la même manière que le romancier peut s’autoriser quelques entorses à la vraisemblance pour rendre son histoire plus intéressante, pour asseoir l’illusion de réalité du monde qu’il décrit.

Il s’agit de se créer, de contrôler ce que l’on veut offrir au monde. Nous avons aujourd’hui la possibilité d’être nos propres fournisseurs de contenu. Une autobiographie, tout simplement, laquelle n’est jamais fidèle à la réalité.

C’est tellement plus amusant. Et avouez qu’en plus, ça rendrait ledit contenu vachement plus palpitant.

2011-03-28T18:55:40+02:00lundi 28 mars 2011|Geekeries|4 Commentaires

Ebook et phares au Zénon (1) : comment l’innovation segmente le public

Houu là là mais qu’il est chiant Davoust en ce moment, il fait rien qu’à écrire des articles de douze kilomètres et des phrases à peine moins longues, genre il se prend pour Bernard-Henri Lévy alors qu’à la base moi je voulais lire des aventures avec des démarcheurs téléphoniques.

Je sais. Le problème n’est pas tant de donner la parole à des gens ; le problème, c’est qu’ils s’en servent. En plus, j’y prends goût, on est mal.

L’autre problème c’est que, depuis que je suis chez Free, les démarcheurs n’ont plus mon numéro de téléphone, me plongeant dans un isolement digne d’un quartier de haute sécurité.

Pour me faire pardonner, voici un chat qui louche.

AWESOME!!1

Et maintenant recausons d’Internet (l’article suivant causera de l’ibouque).

Et plop

La bulle Internet a fait plop comme un calamar géant remonté trop vite des abysses : elle a éclaté (ouais, c’est dégueulasse). Mais elle est arrivée dix ans trop tôt, c’est à mon avis la raison. À l’époque, il « fallait » être sur le réseau, être le premier pour occuper le marché, la position, comprendre avant tout le monde, balancer des tonneaux de dollars à la mer – et puis couler. On a vu fleurir des centaines de concepts stupides et/ou géniaux (la limite est toujours très floue sur le réseau) qui sont retombés comme un misérable soufflé que j’aurais cuisiné moi-même. Aujourd’hui, le paysage n’est pas si différent, mais les entreprises vivotent.

C’était dix ans trop tôt.

Aujourd’hui, si vous écoutez les « experts web 2.0 » (dont le gros des troupes se situe à peu près entre l’arracheur de dents et la cartomancienne saoule question fiabilité), tout passe forcément par Internet. Aucune présence, aucune promotion, aucune existence possible en-dehors : il te faut ton site, ta page Facebook, ton compte Twitter, sinon t’es mort. Optimise ton placement moteur de recherches, théorise la gestion de la communauté, choisis tes Google AdWords, et fais fortune (ou pas).

Facebook, Twitter, les blogs sont évidemment nécessaires et s’approchent de l’indispensable aujourd’hui. Mais, bercés par quelques success stories retentissantes, beaucoup s’imaginent encore qu’à partir du moment où ils auront un site, un blog, une page Facebook, les clients accoureront chez eux. Archi-faux, bien sûr. Pour se faire connaître, il s’agit de faire de la communication, ce qui est un travail entièrement différent et bien plus pointu que celui de ces prétendus « experts ». Tout le monde peut être expert. Je suis expert. Même Horatio Caine est expert, alors hein.

Le paradoxe de Zénon

Bon OK j'ai pas d'image du paradoxe d'Achille.

Zénon d’Élée était un Grec qui vivait au Ve siècle avant Djizeus Kraïste, principalement connu pour  le paradoxe auquel il a donné son nom, également connu sous le nom d’Achille et la Tortue. Il se formule ainsi : soit un coureur allant d’un point A à un point B. Viendra forcément un moment où il aura parcouru la moitié du chemin ; il ne lui restera donc que l’autre moitié. Puis il aura parcouru la moitié du chemin restant ; il lui restera la moitié de la moitié (un quart). Puis il lui restera la moitié de ce quart restant. Si l’on pousse le raisonnement à l’infini, il devrait toujours rester à notre coureur une moitié de moitié de moitié… de chemin restant. Et donc, il devrait jamais arriver. Pourtant, il arrive quand même (même si les grimpeurs du col du Tourmalet doivent éprouver une sensation proche de cet infini-là). (Pour ceux que ça intéresse, ça se résoud à l’ère moderne par une histoire de convergence de séries.)

Il me semble qu’on assiste exactement à la même chose dès qu’une innovation technologique arrive sur le marché, et c’est encore plus vrai avec les technologies dites communicantes (mail, Facebook, Twitter, etc.). Du moins, dans notre pays qui présente une inertie certaine dans l’adoption des nouveaux médias (ce qui n’est pas toujours un mal, d’ailleurs). Chaque fois qu’on franchit un saut technologique, on laisse une quantité importante de personnes sur le carreau (mettons la moitié pour les besoins de la démonstration, comme avec Achille et la tortue) ; ces dernières passeront peut-être le pas, mais cela peut prendre un temps certain (nous avons tous dans notre entourage des réticents à Internet ; des réticents au téléphone portable ; des réticents à Facebook ; des réticents à Twitter, etc.). Attention, il ne s’agit nullement d’un jugement de valeur, les raisons pour détester (ou quitter Facebook) sont multiples ; il s’agit d’une simple constatation.

C’est là que les choses se compliquent. L’innovation dans ces domaines est à la fois bouillonnante et incessante ; il sort une nouveauté tous les six mois. Facebook change d’interface tous les ans. Si l’on exclut les technophiles, geeks, testeurs en tous genres et que l’on se concentre sur le grand public,  celui-ci peine souvent déjà à voir l’intérêt d’une première technologie répandue (ma chère mère, loué soit son nom et bénies soient ses chevilles, trouve toujours en 2010 qu’Internet ne sert à rien, et je ne vous parle pas de ma grand-mère, sanctifié soit son patronyme et adorés soient ses petits doigts). Que dire des surcouches incessantes qui se construisent par-dessus ? À chaque fois, on laisse plus de monde sur le banc de touche : moitié, par moitié, par moitié, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une poignée de types enthousiaste, mais… qui sont une poignée, ben ouais, voilà.

Et c’est là que le bât blesse notamment chez les entrepreneurs qui se laissent obnubiler par les effets de la bulle ou les retours incessants (et fantastiques !) qu’Internet permet. Chaque innovation laisse en arrière la moitié de son public potentiel. Et l’on continue à avancer, juste parce qu’on a possibilité de faire des trucs super cools (bah oui, c’est quand même super cool, quoi), sans penser, généralement, à ceux que l’on doit accompagner dans la découverte de ces technologies, sans leur montrer clairement en quoi elle peut être utile ; il suffit qu’elle existe, se dit-on, pour qu’elle soit nécessaire.

C’est complètement faux.

Le pire est qu’on en vient souvent à se refermer sur ce public technophile qui accompagne l’innovation et interagit parfois quotidiennement avec la compagnie, le créateur, l’entreprise. Attention, je trouve ces possibilités de communication fantastiques et j’aime interagir avec toi, ô auguste lectorat (j’espère que tu le sais), parce que tu es composé exclusivement de gens fantastiques (je suis très fier d’abriter le fil de commentaires le plus cool de toute la blogosphère et je m’enorgueillis de dire qu’en plusieurs années de blogging, je n’ai jamais eu à censurer un seul troll, parce qu’il n’y a que des gens intelligents et sensés qui viennent ici).

C’est en revanche une erreur de croire que le public d’une entreprise, d’une création, se situe exclusivement sur Internet, est informé à la pointe des sujets qui l’intéressent, suit avidement les flux RSS, les pages Facebook, les comptes Twitter. C’est la même confusion qui consiste à croire que le public d’une sphère est intégralement représenté par le public des forums. Je sais par exemple qu’il y a ici des lecteurs fidèles qui ne commenteront jamais, parce que c’est pas leur truc. C’est très bien : l’erreur serait de les oublier.

Bref, ces outils de communication et de maintien de contact sont fantastiques mais ils ne sont pas tout. Ils sont l’arbre qui cache la forêt – une forêt que, paradoxalement, on peine de plus en plus à atteindre et qu’on ne fait aucun effort pour accompagner. Une innovation divise le public potentiel comme des poupées russes ; plus on avance, plus on réduit la part à qui l’on s’adresse.

Et c’est, je pense, le problème principal lié à la pénétration du marché par l’ebook tel qu’il est vendu de façon « classique ».

Pourquoi ? Comment ? Qu’est-ce que les petits doigts de ma grand-mère ont de si fantastique ? Eh bien, vous le saurez dans le prochain épisode, soit demain si le monde ne s’est pas fini entre temps.

Image : Wedge paradox par Vlad2i, licence CC-By-SA.

2018-07-17T14:29:13+02:00mardi 21 décembre 2010|Le monde du livre|3 Commentaires

Titre

Aller en haut