Tuer quelques mythes pour combattre la procrastination

La procrastination est probablement une des afflictions les plus sévères à frapper les écrivains : enracinée dans diverses causes, souvent la peur de l’inadéquation ou du manque de maîtrise, elle peut indiquer le réel besoin de réfléchir davantage à son histoire avant de s’y engager, mais c’est plus souvent une véritable paralysie devant la fameuse « page blanche », dénuée de véritable fondement. Même Victor Hugo procrastinait. Victor Hugo, quoi !

Notre monde post-moderne connecté web 2.0 communicatif d’échange en réseau d’influences neuronales collaboratif mobile a ajouté une nouvelle composante terrible aux raisons déjà multiples pour l’auteur de procrastiner : le courrier électronique et les réseaux. Oui, on entend régulièrement dire que le meilleur conseil qu’on puisse donner ces jours-ci pour écrire est de se couper du monde, mail et Internet inclus, mais l’expérience prouve que c’est difficile à faire, et puis, se dit-on, une petite vérification du mail de temps en temps, quel mal cela peut-il faire ?

Un mal énorme, et je suis enfin tombé sur les données qui le prouvent.

Teh Intertubez r not evilz

Il me semble que couper Internet aujourd’hui est quasiment impossible pour la majorité des auteurs. En ce qui me concerne, Internet est mon encyclopédie : besoin d’ancrer une scène dans un lieu réel, je compulse Google Images ; besoin de la donnée précise de telle arme, je fais une recherche croisée dans Wikipédia ; je ne parle même pas des dictionnaires que j’emploie qui sont maintenant en ligne. Le problème n’est pas tant la présence d’Internet comme distraction (il est relativement facile de se réfréner de lire des articles ou de regarder des vidéos de chatons trop lol sur YouTube, car ces activités sont clairement identifiées comme improductives) que celui de vérifier son mail – Twitter – Facebook toutes les cinq minutes (voire moins).

Derrière l’idée du « allez, un petit check Facebook et je m’y mets » se trouvent principalement deux idées :

  • « Je pourrais rater une information importante ». J’ai lancé une discussion ou un commentaire un peu polémique, je voudrais voir ce que ça donne, si c’est bien ou mal compris, ou même si (pour peu qu’on ait ces inclinations) ça va se foutre sur la tronche et je vais pouvoir remettre de l’huile sur le feu de mon troll, qu’est-ce que je suis trop mdr.
  • Ça prend trois secondes. C’est vrai, quoi un petit clic sur la barre de tâches, « Check mail » – ding, oh tiens, que se passe-t-il dans le vaste monde ? Quoi, on veut connaître mon avis sur la meilleure marque de tuyaux d’arrosage à utiliser en cas de gel fréquent ? Allez, je réponds, c’est vite fait. Après tout, si je réponds maintenant, je suis efficace, j’aurai réglé un problème immédiat et je pourrai me remettre à bosser l’esprit tranquille, n’est-ce pas?

Faux.

Despite all my rage, I am still just a rat in a cage

En vérifiant nos mails toutes les trois minutes, nous nous comportons ni plus ni moins comme des rats de laboratoire. Cet article établit un parallèle (que j’ai vu ailleurs) qui me semble frappé au coin du bon sens : le mail est une machine à renforcement variable.

En deux mots : prenons deux lots de rats. Le premier est entraîné à recevoir une récompense chaque qu’il appuie, mettons, vingt fois sur une pédale (= renforcement fixe). Le second reçoit sa récompense au bout d’un nombre aléatoire (parfois tout de suite, parfois au bout de cinquante coups de pédale) : renforcement variable. Si l’on arrête de récompenser les deux, on constate que les premiers rats cessent presque aussitôt de travailler, quand les autres continuent longtemps à presser la pédale (normal, puisqu’ils sont incapables de prévoir l’arrivée de la récompense).

C’est le mécanisme de la machine à sous, et c’est exactement le mécanisme du courriel. Dans un monde connecté, l’arrivée d’un nouveau message est un plaisir basique, qui flatte l’ego en lui donnant l’impression de recevoir de l’attention, ou d’avoir quelque chose à faire et à régler, ce qui, par la suite, procure du bien-être.

Bon, okay, dites-vous, le mail, c’est la machine à sous. Et alors ? Ça ne me coûte rien, ça ne fait de mal à personne. Où est le problème ?

Non, vous n’êtes pas multi-tâches

Eh bien, le problème est expliqué dans cet autre article du même site (consacré à la productivité des programmeurs, mais peu importe). En un mot comme en cent, « multitasking is a myth » : être multi-tâches est un mythe. Bien sûr, on peut faire deux ou trois choses en même temps qui ne nécessitent guère de capacité de réflexion, comme marcher et téléphoner, manger et jouer à WoW regarder la télé, écouter les débats de l’Assemblée Nationale et dormir.

Mais des activités qui requièrent une attention poussée de notre part – écrire, donc – exigent de la part du cerveau qu’il s’y consacre entièrement. Et, surtout, notre intellect est ainsi fait – et l’écriture ne fait certainement pas exception – que ces tâches complexes nécessitent un temps de mise en route, une sorte de période « tampon » où nous nous mettons dans l’esprit (haha), le contexte, de ce que nous devons faire. Le graphique de l’article précité montre qu’à cinq projets en même temps, c’est foutu : le cerveau passe tout son temps disponible à changer de contexte au lieu de faire ce qu’il est censé faire.

C’est en cela que la vérification périodique des emails est un mal. Chaque fois que le cerveau pourrait se plonger dans la tâche en cours, la scène, s’investir dans le personnage pour le ressentir, ce qui ne se convoque pas par magie à chaque fois que l’on s’assied au clavier, il se trouve sorti de force de sa réflexion pour aller presser la pédale de la machine à renforcement variable. Comme il est difficile de s’y remettre ensuite, la tentation d’aller tenter un nouveau tour de roue (satisfaction immédiate) devient plus grande, et la journée se transforme peu à peu en longues heures improductives et inexplicablement décourageantes. Chaque fois que l’on change de tâche, et donc de contexte, notre cerveau paie en énergie et en concentration un prix incompressible qui s’ajoute à celui de la tâche elle-même. Changer de tâche quinze fois par heure – même pour vérifier les réseaux sociaux juste trois secondes -, c’est multiplier ce prix par quinze.

La distraction say leu male

Écrire nécessite un immense investissement personnel et intellectuel, de plonger au coeur de soi, de faire abstraction du monde extérieur pour se transporter ailleurs, dans l’esprit d’autrui, pour rapporter ces visions au lecteur. Je pense humblement que c’est bien plus difficile si l’on ne trouve pas le moyen – et la discipline – de se couper de ces stimuli semblables à la ficelle colorée qu’on agite devant le nez du chaton : c’est se condamner à tourner en rond avec un cerveau perpétuellement bloqué en seconde. Cela se comprend intuitivement, et ceux qui ont essayé, comme votre serviteur, en vantent les mérites, mais la science nous dit ici pourquoi – et, avec un peu de chance, cela pourra convaincre les réticents.

2014-08-05T15:23:07+02:00mercredi 20 octobre 2010|Best Of, Technique d'écriture|12 Commentaires

Pour écrire virtuellement

Ce titre à goût d’oxymore pour mêler dans le même article des considérations un peu disparates. Mais avant cela, un rappel : n’oubliez pas de changer l’adresse de vos flux RSS si ce n’est pas encore fait pour adopter http://feeds.feedburner.com/lioneldavoust. Le flux « Actu » disparaîtra, donc si c’est avant tout ce qui vous intéresse, n’oubliez pas de vous inscrire à la liste d’informations (trafic réduit).

Je m’active grandement dans les coulisses en ce moment. Principalement sur le roman sur lequel je suis en train de travailler d’arrache-pied, et dont une partie des notes préparatoires (sans parler des fichiers informatiques, plans, diagrammes, digressions sans but sur des feuilles volantes, post-its, bouts de carnets), ressemble à ça :

Cette pile fait dix bons centimètres de haut et ne doit représenter qu’un tiers du matériel total. L’engin est un monstre à organiser et planifier : je n’ai jamais rien construit d’aussi complexe et difficile, sachant que l’objectif, à terme, est que le lecteur ne s’aperçoive évidemment de rien mais profite du récit sans effort. Nous verrons bien si cela fonctionne.

Ce projet a nécessité en amont un important approfondissement de ma méthode de travail et la recherche d’outils nouveaux adaptés à ce récit : alors que je travaillais jusqu’ici uniquement avec OneNote, je tourne en ce moment autour de trois logiciels complémentaires en plus de l’organisation et des réflexions au papier, et je découvre des usages précis à certaines applications que j’avais écartées autrefois.

Cette recherche perpétuelle du Graal – le soft tout-en-un qui me permettrait de conserver à la fois mes bases de données sur les univers et de planifier les histoires qui en découlent – m’a conduit vers deux informations utiles :

  • Scrivener va sortir sous Windows ! Autrefois réservé aux utilisateurs de Mac, Scrivener pourrait être ce Graal ; l’application est sincèrement vénérée par bien des auteurs, dont Michael Marshall Smith qui la qualifie de « plus grand progrès pour l’écrivain depuis l’invention du traitement de texte », rien que ça. La version commerciale sort en début d’année prochaine, mais une beta doit voir le jour d’ici la fin du mois. J’y suis inscrit et je suis impatient de tripatouiller la bête. (Pour information, il existe déjà une application comparable sous Windows, Liquid Story Binder, mais qui ne m’a pas convaincu principalement à cause de partis pris d’interface un peu étranges.)
  • Desienne, du forum CoCyclics, propose dans ce fil sur les logiciels d’aide à l’écriture trois articles très informatifs et didactiques sur l’utilisation et les intérêts de yWriter, logiciel libre qui occupe la même niche que Scrivener. Rendez-vous sur cette page pour le premier message. J’avais essayé yWriter et l’avais trouvé trop rigide, mais c’est là une question de sensibilité, comme pour le choix d’un instrument de musique.

Sinon, en ce moment, mes divertissements se résument à peu près à la révision et la construction de la version 3 du site (je sais, j’ai besoin d’avoir une vie, mais le monstre précité est toute ma vie en ce moment), une heure par-ci, une heure par-là, tard le soir, alors qu’en toute honnêteté, je devrais dormir. Voici un deuxième petit aperçu, cette fois du haut de la page d’accueil :

Cliquez pour agrandir

La grande bannière (calée ici sur Contes de Villes et de Fusées) est un « carousel », c’est-à-dire une animation cyclique donnant les dernières infos et appelée à remplacer les affreux post-its actuels en tête de page. Évidemment, c’est encore assez vide et bien des détails manquent. Comme toujours, n’hésitez pas à donner votre avis !

2014-08-05T15:24:00+02:00mardi 12 octobre 2010|Technique d'écriture|4 Commentaires

Patricia Highsmith, L’Art du suspense, mode d’emploi

Patricia Highsmith, l’auteur acclamée du Talentueux Monsieur Ripley ou de L’Inconnu du Nord-Express, se propose dans ce livre d’analyser en détail les éléments du roman à suspense, passant, comme beaucoup de livres de technique, de la naissance de l’idée aux corrections du manuscrit en passant par la construction de l’intrigue. La brieveté du volume (218 pages en français) laisse espérer une grande densité de leçons glanées pendant une vie d’écriture à succès, abandonnant le délayage au profit de l’efficacité et de la concision.

Hélas, il n’en est rien.

L’Art du suspense, mode d’emploi est tout sauf un mode d’emploi du suspense. Highsmith mêle des anecdotes tirées de sa vie – nullement inintéressantes mais d’une portée forcément limitée, surtout dans le cadre d’un livre aussi court – à, certes, un certain nombre de recommandations techniques, mais extrêmement basiques, et surtout dérivant au gré de ses réflexions sans véritable plan ni fondement théorique. Le livre peine à trouver sa place entre le manuel pour grands débutants, le récit de mémoires et les pensées d’ordre global sur l’écriture ; à un certain nombre de questions revenant régulièrement comme le choix du point de vue, Highsmith répond souvent « tout est possible, ça dépend », ce qui est effectivement la seule vraie réponse qu’on puisse faire, mais n’est pas d’un grand secours pour le jeune auteur, lequel espère plutôt des lignes directrices ou des conseils pour orienter son choix. Le livre ne propose à la place que des exemples, dont la valeur est, en plus, parfois discutable.

Ajoutons que Highsmith ne dit quasiment rien de la construction d’intrigue proprement dite, de son processus, à part qu’il convient d’y prêter une grande attention dans le cadre du suspense, puisque tous les faits doivent concorder et se justifier mutuellement. D’accord, merci, mais on attend de ce genre de livre au minimum une analyse de ce sur quoi le suspense repose de manière à appréhender l’effet, analyse d’une absence criante ici.

Il semble en plus que le livre n’ait jamais été révisé ; l’édition que j’ai eue entre les mains (en anglais, Plotting and Writing Suspense Fiction) date de 1983 et passe un temps non négligeable à parler de la technique sur machine à écrire, entre papier carbone et versions successives du manuscrit. Depuis la généralisation du traitement de texte, ces considérations ont bien sûr disparu et ne sont d’aucun intérêt autre qu’archéologique pour qui s’intéresse à la méthode de travail des auteurs. Je doute également que le marché de la nouvelle soit aussi florissant aujourd’hui qu’elle ne le présente 27 ans plus tôt.

Les deux intérêts principaux du livre résident probablement, d’une part dans la germination des idées, d’autre part dans l’approche du milieu éditorial. Highsmith a quelques considérations d’intérêt à proposer sur la naissances des idées, leur croissance organique et la façon dont elles finissent par prendre vie et susciter l’envie de les écrire. D’autre part, elle montre une approche très pragmatique du texte, entre révisions et corrections éditoriales, coupes et adaptations pour la télévision et le cinéma, ce qui peut s’avérer instructif pour les jeunes auteurs qui ont parfois tendance à considérer leur production comme sacrée et intouchable…

Néanmoins, ces deux aspects ne justifient absolument pas le prix exigé pour le volume français en occasion (40 € sur Amazon). Cela sent le livre de commande rédigé sans véritable plan ni vraie envie de faire partager son savoir-faire. Sur la construction et la naissance des idées, on lira avec bien plus de profit Mes Secrets d’écrivain d’Elizabeth George ; sur la nature même du texte et la mission de la littérature, The Art of Fiction de John Gardner (déjà critiqué ici) ; sur la technique même du texte, Comment écrire des histoires d’Elisabeth Vonarburg, trois volumes qui détaillent bien mieux et de façon bien plus complète ce que ce Mode d’emploi échoue à faire.

À réserver donc, éventuellement, aux fans de Patricia Highsmith qui veulent en savoir plus sur sa méthode de travail ou aux boulimiques comme votre serviteur qui, de toute façon, lisent tout ce qui ressemble de près ou de loin à un livre de technique d’écriture (et qui pourront le lire en anglais à moindre coût).

2014-08-05T15:23:07+02:00mercredi 6 octobre 2010|Best Of, Technique d'écriture|2 Commentaires

John Gardner, The Art of Fiction

Ce volume assez mince (200 pages), non traduit à ma connaissance, est cité très régulièrement par les Américains comme référence et lecture quasi-obligatoire ; je me souviens notamment de Terry Brooks le recommandant très chaudement lors de sa venue aux Imaginales il y a quelques années. Son sous-titre (« Notes sur le métier pour les jeunes auteurs ») laisse entendre un contenu relativement simple mais, si l’on n’est jamais au-dessus d’une révision des fondamentaux, son traitement de problèmes élémentaires de la fiction (point de vue, cohérence, rythme) sert surtout de prétexte à une vision globale du métier d’écrivain à la fois sévère et inspirante.

Il existe globalement deux catégories de livres sur la technique d’écriture : ceux qui sont mécanistes, proposant formules et systèmes, qu’il faut aussitôt s’empresser de critiquer de manière constructive afin d’espérer les digérer et se les approprier intelligemment (les travaux de Holly Lisle, par exemple) ; et ceux qui, au contraire, proposent une vision plutôt personnelle de la littérature et du processus d’écriture, en se concentrant plus sur les buts que les moyens (comme Mes Secrets d’écrivain d’Elizabeth George). The Art of Fiction se place résolument dans la seconde catégorie ; Gardner résume de façon très concise son expérience d’auteur et de professeur d’écriture créative, touchant à peu près à tous les domaines de la narration.

Le livre est organisé en deux parties. La première propose des considérations d’ordre général sur la théorie esthétique de la littérature. J’entends déjà grincer les dents de ceux qui, comme moi, ont été déçus par les exégèses littéraires à la française, espérant trouver dans les travaux universitaires des leçons d’écriture plutôt que des études d’oeuvres ; mais cette partie est très nettement orientée vers la fonctionnement et le rôle de la littérature de fiction, Gardner rappelant qu’avant d’écrire, il faut comprendre ce que l’écriture cherche à atteindre. Ce en quoi il a parfaitement raison.

Loin d’être aride, il établit dans cette partie un certain nombre de fondamentaux bien connus de l’auteur un peu expérimenté et même du lecteur critique, mais qu’il n’est jamais mauvais de rappeler, notamment la qualité onirique de la fiction (une histoire est un rêve qui ne doit pas être interrompu), l’évolution de la notion d’illusion de réalité au fil des siècles, ou encore la place de la métafiction par rapport à la fiction classique. Il établit donc parfaitement le lien entre la narratologie (discipline a posteriori par essence, où l’on dissèque le récit achevé) et la pratique créatrice (chaotique, intuitive, plus ou moins domptée par le praticien).

La seconde partie est beaucoup plus technique, tout en restant assez générale. Gardner aborde les facettes élémentaires de la technique littéraire : point de vue, syntaxe, causalité narrative, dialogue, etc. Rien qu’on ne trouve ailleurs (le Comment écrire des histoires d’Elisabeth Vonarburg traite à mon sens plus clairement ces problématiques pour ceux qui en cherchent une synthèse), à part peut-être un rappel enrichissant sur lenergeia d’Aristote : une intrigue est la réalisation du potentiel contenu dans les personnages. L’ouvrage propose une section sur le rythme et la sonorité de la prose, aspects souvent laissés de côté mais appliqués ici à la langue anglaise et donc sans intérêt pour celui qui lit cet article (normalement).

Il termine par quelques considérations morales sur la pratique artistique et la responsabilité qu’a tout créateur quant à l’impact de son oeuvre ; c’est probablement le discours qui peut le plus prêter au débat, alors que Gardner quitte sa position relativement permissive pour affirmer des principes certes nobles, mais vis-à-vis desquels, à mon sens, tout auteur doit trouver sa position. Une grosse trentaine d’exercices clôt le livre, allant du défi intéressant (« Sans commettre une seule faute de goût, décrivez quelqu’un en train de vomir ») au parfaitement inutile (« Construisez l’intrigue d’un roman », mmkay, mais il faut espérer que le lecteur de ce genre d’ouvrage n’attende pas la permission pour s’y essayer) – à considérer comme du bonus.

Par les domaines abordés, The Art of Fiction constitue donc un parfait manuel introductif à l’écriture, ce qui explique sa réputation de référence, mais, dans une forêt d’ouvrages regorgeant de formules narratives prétendûment miracles, il constitue en plus une petite bouffée d’air frais dont, à mon sens, même l’auteur expérimenté peut tirer profit. Car ce qui fait son intérêt n’est pas tant son contenu que son approche, son ton légèrement provocateur et empli d’un subtil esprit, le tout visant à susciter chez le lecteur (ou son élève) une attitude à la fois humble et ambitieuse vis-à-vis de la pratique artistique. Une attitude qu’il est bon de voir reprécisée et formulée aussi clairement. Comme l’excellent (à mon sens) livre d’Elizabeth George, Gardner trouve un juste équilibre entre la technique et l’ineffable inhérent à toute activité créatrice : il en reconnaît la nature chaotique, la loue et l’encourage même, mais met en avant l’indispensable nécessité de la technique pour apprivoiser et canaliser ce foisonnement. Sur ce point, il est sans pitié : il insiste sur la nécessité de l’amélioration constante, ne montre aucune tolérance pour la paresse ou le sentimentalisme, tout en encourageant l’auteur en devenir à considérer les plus grands écrivains du passé comme sa famille et non des modèles ou, pire, des fantômes penchés sur son épaule.

En art, rien ne vient sans travail ni réflexion, répète-t-il. C’est une évidence, mais on peut lui savoir gré de la formuler aussi clairement, et dans un ouvrage qui se proclame comme adressé au néophyte.

2014-08-05T15:23:07+02:00vendredi 24 septembre 2010|Best Of, Technique d'écriture|3 Commentaires

Question : Comment forcer les personnages ?

Une autre question sur l’écriture m’est arrivée, cette fois sous la forme d’une discussion à bâtons rompus, et la personne semblait si satisfaite des pistes que je lui ai proposées que j’ai pensé les partager, dans l’esprit de ce qui avait été fait ici et . Pour information, j’ai un nouveau formulaire de contact flambant neuf ; vous pouvez envoyer vos questions par ce biais.

La question, donc, était :

J’ai bien compris qu’il faut trouver des objectifs aux personnages au cours du récit, mais comment forces-tu les personnages à suivre le parcours que tu leur as choisi ? J’ai deux détectives dans un monde en déliquescence et, honnêtement, dans ce monde, il n’y a pas de raison sensée de faire ce boulot pour une paie de misère, ils ne s’en tireraient pas beaucoup plus mal à ne rien faire. Comment je peux faire pour les obliger à suivre l’enquête quand même ?

Tu ne les forces pas. Surtout pas. Forcer un personnage revient à t’obliger à manger le plat que tu détestes le plus pour faire plaisir à ton hôte. Non seulement tu passes un sale moment, mais ça se voit sur ton visage et ton hôte n’est pas dupe.

Les personnages atteignent tous un moment où ils prennent vie, ne serait-ce qu’en raison du principe de causalité narrative (cf Trouver une idée, construire un scénario) ; leurs actes passés finissent par orienter leur comportement. Un personnage qu’on force ne prend jamais vie ; et un personnage qui ne prend pas vie est terriblement difficile à écrire, parce qu’on ne sait pas où il va. Tu te tires donc dans le pied.

Mais, à supposer que tu arrives quand même à raconter son histoire, cette faille logique que tu as repérée toi-même a toutes les chances de sauter au visage de ton lecteur. Il se posera la même question que toi, si tu as dépeint correctement ton monde : « pourquoi ces types se crèvent-ils à faire ce boulot ? » Et tu romps le contrat narratif, parce que tu n’as pas de réponse logique à fournir. Ton lecteur sort du récit, balance ton livre au mur, te voue aux gémonies et t’envoie un tueur du NKVD.

Mais tu n’as pas envie de rencontrer un tueur du NKVD. Comment t’en tirer, donc ?

À mon humble avis, tu prends la question à l’envers : tu te demandes « comment ». La véritable question que je te proposerais, c’est « pourquoi ? »

Pourquoi des types, qui n’ont visiblement pas de raison sensée de faire ce boulot, le font quand même ?

Le font-ils par attachement au devoir ? Parce qu’ils croient véritablement à leur travail, qu’ils voient comme une manière de rendre ce monde meilleur ? Parce qu’ils sont trop bêtes pour se rendre compte qu’on les exploite ? Parce qu’ils ont une raison liée à leur passé de mener cette enquête ? Parce qu’ils ont essayé l’oisiveté et qu’ils ont sombré dans un ennui prodigieux ? Et ainsi de suite.

Tu vois qu’un millier de réponses potentielles surgissent immédiatement, chacune en amenant d’autres. Supposons que tu décides que l’enquête est liée au passé de l’un d’eux. De quel événement s’agit-il ? Retrouver un coupable qui n’a jamais été pris ? Se venger ? Apprendre la vérité sur un incident resté nébuleux ? Etc.

Passer de « comment » à « pourquoi » ouvre l’horizon des possibles et te donne autant de réponses que tu peux en souhaiter. Il te suffit simplement de choisir la direction qui te plaît le plus, la suivre et la raffiner jusqu’à trouver l’idée que tu voudras vraiment écrire, à laquelle tu ne pourras pas résister, qui viendra te hanter même la nuit. « Pourquoi » fournit d’innombrables accroches pour développer les personnages, leur histoire, leurs motivations, et même l’univers.

Imaginons même que tu choisisses un « pourquoi » différent pour tes deux flics… Et tu as le germe d’un conflit entre eux, fondé sur des objectifs différents et peut-être opposés, des visions du monde différentes et peut-être opposées. Tes flics cessent d’être des artifices de narration que tu cherches à faire entrer dans l’histoire au chausse-pied pour devenir des personnes avec une véritable raison d’être là, des aspirations, des cicatrices, et tu sais parfaitement bien pourquoi ils continuent à faire ce boulot que tout le monde aurait abandonné depuis longtemps.

Bon courage, et beaucoup de plaisir à toi !

2014-08-05T15:23:07+02:00vendredi 3 septembre 2010|Best Of, Technique d'écriture|3 Commentaires

Oui ou non, mais surtout comment

Et sinon, ça se passe comment avec le Prince Charmant ?

Si le  blog de Randy Ingermanson revient fréquemment sur les fondamentaux de l’écriture de fiction, on n’est jamais trop expérimenté pour se passer d’y réfléchir. (Le site a des tendances publicitaires un peu trop marquées – « achetez mes cours ! » – mais c’est ainsi qu’on promeut la technique outre-Atlantique ; si le terme est presque un gros mot en France, aux USA, tout le monde est très décomplexé sur la question, au point de tomber peut-être dans l’excès inverse et d’en oublier un peu les notions ineffables d’intuition et d’envie.)

Son récent article sur la motivation et les objectifs des personnages forme un écho amusant à la question à laquelle j’avais répondu le mois dernier : « peut-on avoir des personnages sans but ? » Sa réponse, à laquelle je souscris : une histoire pose une ou des questions au lecteur, et celui-ci avance dans le récit pour connaître la ou les réponses. Si le lecteur ne se soucie pas de ce qui se passe, de ce qui arrive à des personnages à qui il tient, pourquoi continuer ? Le mécanisme le plus fondamental pour y parvenir consiste à soulever des questions : Romeo va-t-il lever Juliette ? Frodon va-t-il réussir à balancer son alliance dans la lave ? Luke Skywalker vise-t-il vraiment très bien ?

Là où je m’éloigne de l’avis d’Ingermanson, c’est dans la forme des questions que pose l’histoire, lesquelles sont toutes fermées dans son article – à l’image ces trois précédentes, posées volontairement de manière provocatrices, elles n’admettent qu’une réponse en oui ou non. Or, je pense que les questions fermées dans une histoire sont relativement peu intéressantes. Nous n’avons jamais autant baigné qu’à l’heure actuelle dans un bouillon de narration, principalement par notre exposition à la culture populaire, et notre cerveau en acquiert les motifs extrêmement rapidement. Ce qui fonctionnait il y a deux siècles sent le réchauffé aujourd’hui, non pas parce que le motif est éculé (sinon, qui écrirait encore sur l’amour et la mort ?), mais parce que nous l’avons vu plus souvent. Il est évidemment plus difficile de surprendre un gros lecteur, un gros cinéphile, qu’un candide.

Or, la fiction est généralement optimiste. Les gentils ont souvent tendance à gagner à la fin. Par conséquent, la question « le héros va-t-il s’en tirer ? » n’est pas vraiment intéressante à mon humble avis. On se doute que, la plupart du temps, c’est « oui » – surtout si le film est américain et que le budget des effets spéciaux dépasse le PIB du Bhoutan.

Non, je pense que les questions les plus intéressantes dans la fiction sont les questions ouvertes. Non pas « Votre couleur préférée est-elle le noir parce que vous aimez la nuit ? » mais « Quelle est votre couleur préférée et pourquoi ? » Les questions ouvertes, comme leur nom l’indique, ouvrent les horizons, suscitent le débat, la démonstration ; elles font du chemin un moment aussi intéressant que la destination, ce qui me semble fondamental en fiction. Elles débouchent ailleurs. Pourquoi m’intéressé-je à savoir si Romeo va serrer Juliette ? Parce qu’ils sont dans une situation compliquée ; parce qu’ils sont amoureux à la déraison ; parce que tout les oppose. La question n’est donc pas vraiment de savoir si Romeo va y arriver, mais comment (attention spoiler : mal).

Les auteurs de La Science du Disque-Monde II l’expriment parfaitement bien : c’est le mécanisme même de la tragédie antique, ou de James Bond, ou de MacGyver. Tout le monde sait que ça va mal tourner (ou que Bond va s’en tirer, ou que MacGyver a un trombone et un bout de ficelle dans sa poche), mais on veut savoir comment, et si ça va se passer de manière intéressante – et donc surprenante.

Les littératures de l’imaginaire se prêtent particulièrement bien au jeu du comment. Qu’y a-t-il vraiment dans le Soleil Vert ? Que sont exactement les monolithes noirs qui ont gouverné l’évolution humaine ? Comment Duncan MacLeod vit-il son immortalité ? Ce sont là, à mon sens, les vraies questions du récit. Elles appellent des réponses complexes, à l’image de la vie elle-même, des réponses qui ne peuvent être, justement, que l’histoire qu’on raconte.

2014-08-30T16:41:39+02:00jeudi 12 août 2010|Best Of, Technique d'écriture|7 Commentaires

La litanie contre la peur

Écrire. […] J’ai peur. […] J’ai tellement de travail. Je suis angoissée. J’ai l’impression de ne pas maîtriser correctement l’histoire. […] C’est la vérité : je ne la maîtrise pas. Mais voici ce que je vais faire : je vais avancer le roman de cinq pages par jour. Je vais croire que je fais ce que je suis censée faire […] : écrire. Je vais croire que les mots sont là, en moi, que les idées sont là, en moi. Je vais croire que je suis pleinement capable de conduire ce projet à son terme. Je vais me rappeler que j’ai toujours eu peur, et que je me suis toujours frayé un chemin à travers la peur, dépassant la peur, pour la transformer en foi.

Elizabeth George, Journal of a Novel, 4 nov. 2001

Cette citation, tirée de Write Away (Mes Secrets d’écrivain en français), figure dans mon bureau depuis des années, quasiment sous mes yeux (photo ci-contre). Et si c’est bon pour Elizabeth George, ma foi, ça l’est pour moi aussi, ça l’est pour nous tous – en tout cas nous qui sommes frappés par cette angoisse et par son symptôme le plus courant, la procrastination. Camarades, nous sommes en bonne compagnie : George, William Gibson (« Je préfère largement le fait d’avoir écrit à celui d’écrire », confiait-il), Fredric Brown aussi, me semble-t-il, et j’en passe.

J’ignore si cette peur disparaît jamais vraiment avec le temps ; à en croire George, il n’en est rien et, selon ma modeste expérience, elle aurait plutôt tendance à empirer. La question n’est donc pas tant de chercher à l’annihiler, ce qui semblerait un combat perdu d’avance, et encore moins d’en concevoir de la culpabilité. Il s’agit de faire la même chose que George : la reconnaître, puis travailler autour, avec, au travers. Et, pour cela, il n’y a qu’une seule chose à faire : sauter dans l’arène, et agir maintenant. C’est une tautologie, mais, pour avoir conscience qu’on a déjà su transcender la peur pour la « transformer en foi », pour se fonder sur cette expérience afin d’alimenter les suivantes au moment où les craintes montrent les crocs, il faut l’avoir déjà fait. Et cela n’arrivera pas demain, mais aujourd’hui, maintenant, à votre prochaine plage de temps libre, qu’elle dure deux heures ou bien cinq minutes. Si vous n’en profitez pas, demain, vous serez toujours au même point – et peut-être en pire condition, car vous éprouverez la culpabilité de ne pas avoir agi hier au moment où vous l’auriez pu. Robin Hobb affirme, et elle a raison, que « vous n’aurez jamais plus de temps libre qu’aujourd’hui ».

C’est tout simplement la première règle de Robert Heinlein, et le conseil en apparence tout simple que bien des écrivains chevronnés donnent aux plus jeunes (j’ai par exemple entendu Terry Brooks le répéter des dizaines de fois aux Imaginales l’année de sa venue) :

Règle n°1 : Tu dois écrire.

2014-08-05T15:24:32+02:00vendredi 6 août 2010|Best Of, Technique d'écriture|14 Commentaires

Question : personnages et leurs besoins

Comme la semaine dernière, voici une petite question d’écriture. L’auteur peine un peu sur une situation statique et cherche comment faire progresser son histoire :

Q : J’ai essayé de faire des fiches personnages pour ma pièce… on verra ce que ça donnera. J’ai un peu l’impression de remettre à plus tard le moment ou je vais devoir m’accrocher pour de vrai à l’histoire. […] Pour le moment j’en sais rien de ce qu’ils veulent… Rester vivants ? Que leur famille reste vivante ?

(suite…)

2014-08-05T15:24:32+02:00lundi 12 juillet 2010|Best Of, Technique d'écriture|Commentaires fermés sur Question : personnages et leurs besoins

Question : logiciels de planification et mind-mapping

Je tente un nouveau truc : à la suite des ateliers d’écriture comme celui des Imaginales (pour mémoire les diaporamas de mes deux interventions sont toujours disponibles ici), il m’arrive de plus en plus fréquemment de recevoir des questions par mail sur des points précis de technique d’écriture. Plutôt que de répondre à une seule personne, je pensais éventuellement en faire profiter l’assistance : la question que l’un se pose, un autre se la posera peut-être aussi (c’est beau comme du Lao Tseu).

Je m’efforcerai donc de rééditer l’expérience si cela te séduit, ô auguste lectorat. Deux caveats à cela cependant :

Je n’ai pas la science infuse ni ne détiens la Solution Ultime. Je suis comme tout le monde, un auteur qui expérimente, tente des trucs, se plante, et je suis même très, très loin d’avoir l’expérience d’autres. En revanche, après de nombreuses discussions avec mes petits camarades, j’ai l’impression d’être l’un des plus structurels de tous ceux avec qui j’ai pu échanger. Mais je ne dois quand même pas être le seul dans le paysage : cet éclairage pourra peut-être servir à d’autres (et sinon, ça ne fait de mal à personne). En tout cas, je me réserve le droit d’être d’accord avec moi-même comme de ne pas savoir répondre.

D’autre part, n’hésitez pas à m’envoyer vos questions d’écriture si l’expérience vous tente (avec le caveat premier), mais je découvre, à mon grand regret, et il est temps que je l’affronte, que je ne peux pas faire relecteur dans ce cadre (c’est-à-dire à la suite des ateliers ou des interventions). Je suis ravi de garder le contact ; je veux m’efforcer autant que possible de transmettre ce que j’ai pu apprendre mais je n’ai tout simplement pas assez de temps dans une journée pour relire et commenter les textes qu’on m’envoie. Je le voudrais, vraiment. Mais à terme, il faut que j’avance moi aussi et l’expérience m’a prouvé que je peux passer la journée à cela et ne rien faire moi-même, ce qui n’est tout simplement pas possible. J’en veux pour démonstration que je n’arrive déjà plus à répondre personnellement que je n’en ai pas la possibilité. Croyez bien que je le regrette, vraiment, mais ce n’est pas humainement faisable, et il faut maintenant que je l’assume si je veux éviter de décevoir davantage ceux qui attendent et espèrent des réponses. Je vous présenterai mes excuses personnellement à chacun. J’ajoute par ailleurs que je n’occupe plus de fonctions éditoriales nulle part, ce qui ne me rend pas forcément très intéressant… et que mon avis ne vaut pas forcément mieux que celui d’un lecteur plus adapté à votre genre que je ne le suis.

Répondre aux questions, en revanche, c’est tout à fait possible, et tout le monde en profite. Je me dis que ça peut être un bon compromis pour m’efforcer de transmettre le peu que j’ai pu apprendre, sans perdre sommeil ni raison !

Allons-y, donc. (suite…)

2018-07-17T14:34:21+02:00mardi 6 juillet 2010|Technique d'écriture|6 Commentaires

Attention derrière toi, une chaîne de causalités

Je continue les comptes-rendus des déplacements par ce qui a constitué mon premier volet des Imaginales de cette année : l’atelier d’écriture à visée professionnelle intitulé « Comment écrire de la fantasy ». Les Imaginales, c’est le festival des mondes imaginaires d’Épinal, grand-messe à la fois conviviale et intense où, pendant quatre jours, fantasy, SF, roman historique se retrouvent dans le joli cadre des berges de la Moselle.

Cette année, le festival avait donc pris une nouvelle initiative : cet atelier, réalisé avec le soutien de la DRAC de Lorraine, dirigé par Elisabeth Vonarburg épaulée par Jean-Claude Dunyach et votre serviteur. C’est ainsi que mes Imaginales ont démarré un jour plus tôt, dans le cadre à la fois accueillant et moderne de la médiathèque d’Épinal. Au programme : interventions théoriques et travaux pratiques, featuring Elisabeth’s greatest hits (« le corps sait ») and mine (« story is will »). (suite…)

2014-08-05T15:25:51+02:00lundi 21 juin 2010|Technique d'écriture|3 Commentaires
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