L’image en ligne n’est pas un supermarché

Photo by chuttersnap on Unsplash

Alors on se met bien d’accord, je suis un photographe tout au plus amateur éclairé (c’est important l’éclairage pour un photographe – ahem – bref – ma seule réelle compétence à peu près professionnelle dans le domaine, la photoidentification, ayant un potentiel artistique assez limité, sauf pour le jeu des 7 erreurs). Même si j’ai l’honneur de quelques petites heures de gloire. Et puis que c’est une activité que j’ai plaisir à développer et à m’efforcer de faire bien. Donc, je ne pousse pas non plus des cris d’orfraie, mais il y a quand même des trucs qui énervent, et qui me font compatir d’autant plus au lot des vrais professionnels, ainsi que des illustrateurs :

Ce n’est pas parce qu’une image se trouve sur Internet qu’on peut librement la diffuser et s’en resservir en toutes circonstances, tout particulièrement si le téléchargement est désactivé et qu’il y a un filigrane de droit d’auteur (watermark).

En gros, tout ça, ça dit clairement : “sois sympa, j’aimerais bien en conserver un peu la diffusion” (ce n’est pas parce que c’est certes un peu illusoire sur Internet qu’on devrait accepter sans rien faire la dissémination de son travail).

J’utilise joyeusement des images d’illustration sur ce blog, mais je m’efforce soit a) de prendre des images expressément libres (merci Unsplash et Wikimédia Commons), en citant les sources – voir ci-dessus par exemple ; soit b) de toujours placer les mentions d’illustrateurs quand il est question d’activités en lien avec le livre (couvertures, festivals) ; soit c) de taper dans les mèmes1 ; soit d) si je ne peux rien faire d’autre, en l’absence de toute information, de placer a minima un rétrolien vers le site source.

Ce qui ne se fait pas, en revanche, c’est de piquer des images quand elle sont expressément protégées. Et ce qui ne se fait vraiment pas, quand le téléchargement est désactivé, quand il y a un filigrane, c’est de prendre une capture d’écran tranquille recadrée pour supprimer le filigrane, afin de reposter une photo sur son propre site, même à but non lucratif, même à des fins de pure illustration, sans aucun crédit.

Parce que ça commence à faire plusieurs fois que cela arrive, et à force, la manière agace. Ce n’est pas comme si Internet en manquait, d’images. Au minimum, à l’absolu minimum, citez la source, au moins, pour remercier la personne dont vous utilisez le matériel.

Bref. Amis photographes, illustrateurs, professionnels de l’image au sens large, si vous en ignorez l’existence, je vous signale le service Pixsy, qui est gratuit et utilise l’intelligence artificielle pour explorer le web à la recherche de vos images. En cas d’utilisation frauduleuse, le service vous facilite les demandes de retrait voire, le cas échéant, se propose de mener les procédures légales de demande d’indemnisation à votre place (en prenant une commission au passage). Je m’en sers, et entre les abus ci-dessus et l’existence d’agrégateurs automatiques et de fermes de liens, cela m’a montré toute l’ampleur des problèmes que vous rencontrez au quotidien2. En tout cas, je compatis.

  1. Leur usage est flou, certes, parfois abusif, c’est vrai aussi, mais en cas de problème, on peut toujours m’envoyer une demande de retrait.
  2. Et si, d’ailleurs, vous voyez une manière dont je pourrais améliorer mes propres pratiques ici, n’hésitez pas à me le signaler, c’est très bienvenu.
2019-10-24T00:20:32+02:00mercredi 23 octobre 2019|Humeurs aqueuses|2 Commentaires

Faire avancer l’accessibilité au prêt numérique en bibliothèque ? [une conversation]

Sur Twitter, il y a un bon paquet d’abrutis, c’est un fait (la preuve, j’y suis), mais par chance, on tombe parfois sur des gens vachement intéressants qui savent des trucs qu’on ignore. Lors d’une discussion sur le piratage (je remets ici ma lettre à mon pirate) qui a, comme souvent, dérivé vers l’accès à la culture, les bibliothèques, le coût d’icelles et leur disponibilité, j’ai appris des choses sur le prêt numérique de la part d’un professionnel de la profession, et il y a là des trucs qui me paraissent intéressants à connaître. Dont acte. Et merci à @Zali_Falcam pour son exposé de la situation !

(Soit dit en passant, suivant l’arrêt de Storify, j’essaie une nouvelle plate-forme de curation, Wakelet. On verra si elle disparaît elle aussi…)

2018-05-09T22:19:15+02:00jeudi 10 mai 2018|Le monde du livre|13 Commentaires

Joanne Harris sur le piratage (en français)

lolcat-planning-demiseJoanne Harris, en plus d’être une romancière reconnue, est extrêmement active et fort intéressante sur Twitter. Elle propose régulièrement des séries de tweets sur l’écriture, l’édition, et, vendredi dernier, décortiquait l’argument fallacieux que le piratage n’est pas du vol, c’est de la copie. Histoire de varier les interlocuteurs, et comme j’ai déjà parlé du sujet suffisamment récemment, je lui ai demandé si elle accepterait que je traduise une sélection de ses tweets (vu que nous sommes visiblement d’accord). Accord obtenu, les voici. 

  • L’argument sur le piratage douteux du jour : “Ce n’est pas du vol, c’est de la copie.” *se cogne la tête contre le bureau*
  • “Je vois que tu achètes une Rolex. Et si je te donnais cette copie gratuitement ?” “Vous embauchez quelqu’un ? Et si je faisais ce boulot gratuitement ?”
  • “Vous avez mis vos identifiants bancaires en ligne ? Et si je les copiais, juste pour les envoyer à toutes mes connaissances ? Ce ne serait pas du vol, juste de la COPIE.”
  • “Je sais que j’ai dîné dans votre restaurant, puis que je suis parti sans payer, mais cela vous fera de la BONNE PUBLICITÉ. Cela vous aidera à VENDRE davantage de places.”
  • “Je sais, j’ai volé cette bouteille de vin, mais, bon sang, elle était BIEN TROP CHÈRE pour que je l’achète.”
  • “Ouais, alors ce que je vais faire, c’est manger ce steak, et si je le trouve vraiment bon, je le paierai. Sinon, je l’effacerai, tout simplement. Ça va, non ?”
  • “Tout ce que j’ai fait, c’est copier votre travail et le donner gratuitement. Ce n’est quand même pas ma faute si vous avez mis la clé sous la porte.”
  • Peut-être y a-t-il une idée ici. Voler nécessite une once de réflexion. Les pirates ne sont pas des voleurs. Ce sont des PARASITES.
  • “Je sais que c’est votre boulot, tout ça, mais avez-vous lu ce site web ? Il explique pourquoi je m’y connais TELLEMENT mieux que vous sur le sujet.”
  • Pirater des livres, c’est comme fabriquer de la fausse monnaie. Au bout d’un moment, la valeur se perd. On finit par travailler pour rien. Tout s’effondre.
  • Ici, un troll sur Twitter accuse une diplômée de Cambridge d’ “anti-intellectualisme” PARCE QU’ELLE ESSAIE DE PROTÉGER LES AUTEURS du piratage…
  • “Les Kindles sont chers, alors les livres électroniques devraient être gratuits” revient à dire “j’ai acheté ma maison, alors je peux voler les plantes de mon voisin.”

… Et comme il est difficile (et un peu inutile) de vouloir rester hors de la discussion sur un réseau social, j’ai dévié avec l’utilisateur @adrianshort sur le rôle de l’économie. Je retranscris cette discussion, car elle permet de couper court à un autre argument fallacieux : celui que l’économie doit changer pour légitimer la pratique (ça ne choque personne qu’on s’attaque pour cela à l’un des plus faibles secteurs).

LD : Si seulement les gens mettaient autant d’énergie à justifier le piratage qu’à, mettons, combattre la faim dans le monde. […]

A. S. : Peut-on jamais justifier de voler à manger ou bien NE VOLE PAS À MANGER représente un principe applicable quelles que soient les circonstances ?

LD : Tu ne mourras pas de ne pas voler un livre, mais si tu le fais, l’auteur en mourra peut-être, lui. C’est si difficile à comprendre ?

A. S. : Bien sûr, parce que c’est absurde. Une vente de livre ne transforme pas un auteur affamé en auteur viable.

LD : Le manque massif de ventes nuit à l’économie. C’est aussi pour ça qu’on paie pour se nourrir. Il faut que les gens gagnent leur vie.

A. S. : D’un point de vue économique plus vaste, ces dépenses se sont décalées ailleurs, comme l’équipement informatique et l’accès à Internet. L’économie ne va pas plus mal si les gens achètent de la bière plutôt que des livres, en tout cas pas dans le sens que tu entends.

LD : Alors construis-nous une façon de gagner nos vies avec ta science économique. Pour l’instant, le modèle ne satisfait personne. Je suis tout à fait pour une économie idéale, sincèrement. Mais les gens ont besoin de gagner leur vie AUJOURD’HUI, pas dans une économie idéale.

A. S. : Un revenu de base universel créerait une énorme différence pour les créatifs aux revenus modestes. Je suis pour.

LD : Moi aussi ! Mais on n’y est pas encore, et le monde doit fonctionner dans l’intervalle. Donc, pas de piratage.

A. S. : Les éléments montrant que le piratage empêche quoi que ce soit de fonctionner, d’un point de vue économique ou autre, sont rares.

LD : C’est certainement pour cela que 90% des créatifs martèlent le contraire. Pourquoi seraient-ils au courant ; ce n’est que leur gagne-pain. D’innombrables articles le montrent. Mais je vois que je t’en convaincrai pas.

Depuis le dernier article sur le piratage, qui a soulevé beaucoup d’ire (pour un article plutôt écrit sur un ton chaleureux), il est apparu quelque chose de très net : les maisons d’édition indépendantes, qui proposent des livres électroniques à prix plancher, sans protection, avec un travail de qualité, se font pirater comme les autres. Donc, l’argument pseudo-éthique “je ne pirate que les maisons trop chères / qui verrouillent leurs fichiers / les grands groupes” ne tient absolument pas. Qu’on n’essaie donc pas de justifier le piratage avec une espèce de vague attitude de chevalier blanc ; c’est la démonstration par l’exemple que ce n’est que de la poudre aux yeux, et une malhonnêteté de plus. On pirate parce qu’on pirate, et dès qu’on consomme une œuvre de la sorte, on triche, point.

Si vous souhaitez la source de l’ensemble des échanges :

2016-09-19T23:24:37+02:00mercredi 21 septembre 2016|Le monde du livre|Commentaires fermés sur Joanne Harris sur le piratage (en français)

À toi, mon pirate

jack-sparrow-quotesViens, mon pirate. Viens, et assieds-toi, qu’on discute. Cela me démangeait depuis longtemps qu’on ait une petite conversation, toi et moi. C’est toujours un peu difficile de te parler, ou de parler de ce que tu représentes, sans susciter des levées de boucliers ou risquer de voir, pour citer Kipling, mes paroles “travesties par des gueux pour exciter des sots”, mais je crois avoir enfin compris, après notamment un séjour en monastère bouddhiste : il ne s’agit pas de t’agresser mais de te parler franchement, parce que l’expérience prouve que, finalement, nos métiers sont assez mal connus, et il y a peut-être, tout simplement, des choses que tu ignores.

Alors, du coup, viens, mon pirate, viens, et assieds-toi, qu’on discute.

Je viens récemment d’apprendre qu’un autre de mes bouquins avait été piraté et se baladait en téléchargement libre. Je voudrais t’expliquer aujourd’hui pourquoi cela ne me fait pas plaisir, pourquoi cela ne fait pas plaisir à mes éditeurs. C’est assez simple : nous vivons dans une société marchande, laquelle fonctionne selon le principe suivant : un travail ou un bien sont fournis, celui qui en bénéficie paie en échange. Cet argent sert d’abord à la personne qui fournit le travail ou le bien à vivre, ensuite à pérenniser son activité.

Dans l’activité du livre, il y a moi, l’auteur, évidemment, mais pas seulement. Il y a l’éditeur, qui prend le risque financier de faire fabriquer le livre et de le distribuer ; qui fait retravailler l’auteur sur son manuscrit pour qu’il soit le meilleur possible. Il y a l’imprimeur, qui réalise l’objet physique. Il y a le libraire, qui permet au public de se procurer l’ouvrage, le conseille à ceux et celles qu’il peut intéresser. Et bien sûr, il y a le diffuseur, qui place les livres dans les points de vente, qui pousse commercialement un ouvrage. On pourrait mentionner aussi attaché de presse, traducteur pour l’étranger, etc. Je te renvoie sur cet article expliquant le fonctionnement de la chaîne du livre. 

Quand tu lis un livre, de la fiction dans mon cas, tu en retires quelque chose. Du divertissement, du plaisir, peut-être une ou deux réflexions – tu en retires quelque chose, sinon tu te livrerais à une activité différente, comme jouer à la PS4 ou regarder Netflix1. Du coup, quand tu bénéficies – que tu jouis, au sens économique – de mon travail sans contrepartie, tu casses la chaîne. Je t’ai fourni du plaisir, du temps que tu as passé à lire mon livre, mais non seulement tu ne me rémunères pas en échange, mais tu ne rémunères pas non plus tous mes partenaires économiques qui aident à pérenniser cette activité : éditeur, diffuseur, libraire, etc. Tu fragilises notre activité à tous.

Pire, si tu fais circuler l’ouvrage, tu permets à d’autre de rompre également cet engagement, propageant l’attitude comme un virus.

Il me semble que je joue pourtant le jeu. Ce blog existe depuis huit ans, j’y fournis régulièrement et sans contrepartie aucune des articles fouillés sur la technique de l’écriture dans l’espoir d’aiguiller de plus jeunes auteurs que moi ; il y a des textes en accès gratuit et en diffusion libre sur la page idoine ; j’ai pris et continue à prendre fermement position contre Hadopi, contre le verrouillage d’Internet, contre la loi Renseignement, pour le revenu global universel etc. (voir mon historique sur les réseaux sociaux) ; j’ai fait partie des premiers auteurs en France à construire une plate-forme web pour maintenir le lien avec les lecteurs qui soit plus qu’une simple vitrine publicitaire. Je suis un ami d’Internet.

Quand tu fais circuler gratuitement mon travail sur Internet, tu n’aides pas à “le faire connaître”, tu ne contribues pas “à la culture”, comme je l’entends trop souvent. Cesse, je t’en prie, de te raconter de belles histoires sur ton rôle. Tu triches, c’est aussi simple que ça, et tu nous fais du mal à tous. Tu mets en danger un métier (auteur) et un secteur (l’édition) qui n’en ont, crois-moi, pas besoin. À tout le moins, s’il te plaît, assume. Tu jouis d’un travail pour lequel tu n’as rien déboursé ; si tu tiens à le faire, sache ce que tu fais, fais-le en connaissance de cause, sache que tu triches, et aies-en bien conscience.

Maintenant, je sais ce que tu vas me répondre. Passons en revue tes arguments habituels, veux-tu ?

pirated-ubuntu

Oui, mais la culture est trop chère.

C’est vrai qu’un livre, un jeu vidéo, un film, ça représente un budget. Je pourrais te répondre qu’un bon livre épais te donnera – à l’exception de quelques jeux très longs – bien plus d’heures de plaisir que n’importe quel autre média pour un prix somme toute modique, mais tu pourras quand même répliquer que tu n’as pas les moyens. Ce à quoi je me permettrai de te répondre que l’État met en place des structures en triste désaffection, cela s’appelle les bibliothèques publiques. Et que si ton budget est vraiment serré, il y a probablement des aménagements supplémentaires tendant à la gratuité d’accès. Pour un coût inférieur à un grand format, tu peux lire, visionner à ton envie – je te défie d’épuiser une bibliothèque de quartier en un temps raisonnable – et le plus beau, c’est que c’est intégré dans la chaîne du livre et que tout le monde est rémunéré. Profites-en, et ton problème est réglé.

Oui, mais il n’y a pas ce que je veux.

C’est-à-dire, pas le genre ou pas les oeuvres ? Toute bibliothèque propose aujourd’hui une diversité de genres et si tu ne trouves rien à te mettre sous la dent, permets-moi de te trouver un peu de mauvaise foi. Après, si tu veux des oeuvres en particulier, j’ai juste une question à te poser : tu aimes tant un auteur ou un univers que tu es prêt à pirater pour en profiter ? N’est-ce pas une étrange preuve d’amour : désirer à tout prix lire un livre particulier, mais ne rien fournir pour aider à sa pérennité ? Cet auteur, et par extension tout le circuit économique qui le soutient ? Combien de temps crois-tu que cet auteur et cet univers que tu aimes tellement pourront continuer à te fournir le plaisir que tu désires dans ces conditions ?

Oui, mais je ne veux pas payer si cher.

Je suis navré, mon pirate, mais l’économie de la culture est ainsi faite que les marges de tout le monde se réduisent et qu’il faut que chacun puisse vivre. Ce n’est pas le piratage qui va arranger les choses, au contraire, parce qu’il contribue davantage au manque à gagner. D’autre part, je suis navré de te rappeler qu’encore pour l’instant, dans notre monde, c’est celui qui vend qui décide du prix, calculé en fonction justement de sa rentabilité. “Ne pas vouloir payer si cher” n’est pas un argument commercial valide – enfin si, il l’est : il conduit à ne pas acheter et à se tourner vers la concurrence. Tu es parfaitement libre d’avoir recours aux bibliothèques susnommées ou d’acheter un autre livre. Dire “j’aurais acheté ce livre à cinq euros de moins” revient à la même tricherie que plus haut, et ne représente qu’une belle histoire de plus que tu te racontes pour te justifier en reportant la faute sur l’économie, sur l’éditeur, sur la conjoncture. Dans les faits, tu triches avec les règles du jeu.

Oui, mais je télécharge juste pour tester, si ça me plaît, j’achèterai le livre.

Je te renvoie à l’argument précédent : dans la société marchande, cela ne fonctionne pas de la sorte. Est-ce que tu paies ton billet de concert à la sortie ? Ton pain après consommation ?  Il n’y a que dans la culture qu’on considère cette attitude comme acceptable, mais elle ne l’est pas, là encore. Si tu as lu le livre, même si tu as passé un mauvais moment ou qu’il ne t’a pas entièrement satisfait, tu l’as malgré tout fini, tu en as joui au sens économique, et si tu ne fournis pas la contrepartie, tu triches là encore. Quand bien même tous ceux qui téléchargent d’abord paieraient ensuite, une telle pratique représenterait pour tous une avance de trésorerie intenable en particulier pour les petites structures – celles-là même qui te fournissent autre chose que ce contenu formaté pour le plus grand nombre qu’en général, en plus, tu proclames détester…

Oui, mais il faut que la société change.

Alors là, mon pirate, je suis entièrement d’accord avec toi ; j’aimerais qu’on instaure un revenu de base inconditionnel, qu’on prenne en compte le vote blanc dans les scrutins, qu’on supprime les inégalités salariales homme-femme et qu’on prenne des engagements forts contre le réchauffement climatique, entre autres. Puis-je toutefois te demander, mon pirate, pourquoi tu engages ton noble combat social en t’attaquant à son secteur chroniquement le plus faible, la culture ? En sapant les fondations de ce qui, justement, pourrait aider à faire circuler ces idées importantes, de ce qui est le moins bien armé pour se défendre politiquement et économiquement, parce que la culture constitue toujours la huitième roue gouvernementale d’un carrosse qui n’en comporte de toute façon déjà que trois ? Ce changement social que tu appelles de tes voeux, tu ne crois pas qu’il se produirait plus vite et de façon plus productive si tu t’attaquais à de vrais lobbies, de vrais représentants de la société marchande susnommée (quand la culture ne fait que la subir), si tu te livrais à de vraies actions ? Excuse-moi de te demander ça, mais est-ce que, genre, tu ne te raconterais pas un peu de jolies histoires de rébellion quand tout ce que tu fais, c’est regarder Game of Thrones en streaming posé dans ton canapé avec une pizza ?

Mais donc, tu es contre les bouquinistes, alors ?

Il faut que je réponde à ce point parce qu’il revient toujours : absolument pas. C’est assez surprenant de voir une telle confusion des notions : je parle de l’oeuvre et de sa jouissance, et de la filière économique qui repose dessus et lui donne une diffusion ; pas du support matériel qui résulte à terme de cette activité. Un livre acheté est un bien physique qui appartient pleinement à son propriétaire et dont il peut disposer comme il le souhaite2, le détruire, en jouir puis le revendre, l’exposer dans sa bibliothèque, etc. Un bien matériel, par définition, s’use et donc connaît une dépréciation qui forme une des bases du marché de l’occasion. Le consommateur peut choisir entre un bien déprécié ou un bien neuf et c’est ce choix qui articule les deux marchés. (Cela ne fonctionne pas avec le livre électronique en revanche, voir cet article.)

En conclusion

Mon pirate, tu triches. Quelle que soit la manière dont tu tournes le problème, tu triches ; tu décides volontairement de te placer hors des règles économiques pour ton bénéfice. Ce faisant, tu nuis à tous ceux dont tu apprécies le travail, en plus de fragiliser tout le secteur où ils œuvrent, car les contractions structurelles sont contagieuses ; elles se propagent à tous les acteurs et limitent la marge de manœuvre (et donc de créativité !) pour tous.

Tu n’oeuvres pas pour la culture, mais contre elle, car tu ne joues pas son jeu. Cesse, je t’en prie, de te raconter qu’en contribuant à sa libre diffusion, tu l’aides. C’est tout le contraire. Si tu veux que les règles de la société marchande changent, permets-moi de te suggérer de t’attaquer à de vrais adversaires, à ceux qui tiennent les clés du système : ce n’est absolument pas la culture. Sinon, ce ne sont que de belles paroles et des prétextes.

Tu triches et tu nous fais à tous du mal. À tout le moins, s’il te plaît, aies-en conscience et sache ce que tu es en train de faire.

 

  1. Un mot de clarification hélas nécessaire pour les quelques nouveaux arrivants sur ce blog qui montent ici sur leurs grands chevaux en s’imaginant que je place la littérature au-dessus du reste (haha, lol). Je suis auteur de fantasy et compositeur pour le jeu vidéo : par nature, je m’inscris moi aussi dans le divertissement et donc exactement dans ces mêmes autres industries. Lire mes bouquins se place justement au même niveau que regarder Netflix (auquel je suis aussi abonné) ou jouer à la PS4 (que j’ai aussi). Si quelqu’un n’aime pas mes bouquins, il fait autre chose au lieu de perdre son temps : l’offre de divertissement est pléthorique. S’il en reste, c’est qu’il en retire quelque chose, au même titre qu’on retire quelque chose (nommément, du plaisir, en premier lieu) de Netflix ou de jouer à la PS4.
  2. À l’exception des reventes de service de presse, mais c’est une autre histoire.
2016-01-20T11:51:18+01:00lundi 18 janvier 2016|Le monde du livre|124 Commentaires

Uber, et le monde découvre brutalement le statut du créateur

La fureur du conflit taxis / Uber est retombée et tout le monde s’accorde à peu près pour dire que personne ne sort vraiment gagnant de cette affaire ; les taxis dont le comportement violent et honteux n’a fait que salir une profession à l’image ternie, les chauffeurs en situation de précarité qui comptaient sur ce revenu, les clients qui trouvaient ce service bien pratique. En somme, la grande économie du “partage” ne revient qu’à une paupérisation / précarisation des travailleurs de tous bords, à un morcellement des activités, et à une concentration des revenus et du pouvoir dans les mains d’un petit nombre de gros acteurs (Amazon, Uber, etc.) Voir cet article court et bien résumé.

L’affaire Uber n’est que la partie émergée d’une mutation déjà bien amorcée dans d’autres secteurs d’activité. Amazon (et autres grosses plate-formes) centralise les offres des vendeurs d’occasion et ne fait que de la mise en relation. Graphistes, codeurs, webdesigners, traducteurs se font payer à la parcelle de contrat au bénéfice des plate-formes sur lesquelles ils sont inscrits. Ils sont presque reconnaissants : après tout, ils trouvent du travail.

Ce que tout le monde voit se dessiner, mais que personne n’ose s’avouer, c’est que la tendance ne va aller qu’en s’accélérant et en touchant des secteurs d’activité de plus en plus vastes et inattendus. Dans les années 2000 circulait une blague parmi les fervents défenseurs du piratage des échanges non-marchands :

Les ventes de voitures ont baissé de 20% cette année. Fichus pirates qui téléchargent des voitures !

C’était drôle parce qu’absurde, c’était un peu rebelle aussi, bref c’était très dans le coup.

Dans quelques années, avec le développement des imprimantes 3D, la blague va devenir une réalité. On peut imaginer un Renault du futur, qui concevra ses véhicules en les sourçant collectivement sur des plate-formes de travail à distance, au design établi par concours ouvert, dont la fabrication se fera partiellement chez le client pièce à pièce, et dont la durée de vie n’excédera par un ou deux ans, pour un prix égal au dixième du cours actuel. Et le client final, qui paiera moins cher, trouvera ça parfait, jusqu’au moment où sa propre profession se verra touchée par cette uberisation – peut-être même sera-t-il capable de trouver ce système idéal tant qu’il est client, tout en se révoltant quand on l’applique à lui, sans même voir la contradiction.

Pour que même Jaron Lanier, un des activistes et penseurs historiques de l’Internet libre, considère qu’un problème se dessine, on est en droit de se poser des questions. (Si le sujet vous intéresse, l’article ici vaut largement l’euro qu’il coûte.)

Cela dit, je ne porte pas de jugement de valeur. Peut-être est-ce l’évolution de la société. Peut-être que le système actuel sera jugé archaïque dans trente ans ; peut-être ne le comprendra-t-on pas. L’éthique est un choix de société ; à voir ce qu’elle choisit. 

Mais, du haut de ma lorgnette, tu sais à quoi je pense depuis plusieurs mois, auguste lectorat ?

Aux donneurs de leçons. 

Je pense aux donneurs de leçons du début des années 2000 – et à ceux qui existent encore maintenant, qui prônent une libération sauvage de la culture avec des expressions de novlangue telles que “échange non-marchand” – qui, voyant émerger Napster, eDonkey et les réseaux p2p, n’avaient qu’un seul mot à la bouche : “L’économie change. Le monde change. Vous n’avez qu’à vous adapter. À vous de trouver de nouvelles solutions. Le progrès n’attend pas !” Ceci de la part de professions bien établies, sûres à l’époque : cadre de grande industrie, commercial de grand groupe.

Eh bien, soit. Nous avons serré les dents, râlé, tempêté contre notre situation déjà difficile en train de s’effriter davantage, pensé que, peut-être, oui, nous étions des dinosaures, peut-être, oui, il fallait trouver de nouvelles façons de commercer. Ce qui, pour être juste, n’est pas entièrement faux : certaines pratiques doivent changer à l’ère du numérique, la création nécessite davantage de réactivité et d’agilité qu’autrefois. L’auteur et compositeur que je suis a appris le métier de webdesigner, a touché à celui d’attaché de presse, de commercial. Par chance, j’aime apprendre de nouvelles choses ; cela ne m’a pas tant coûté.

Mais je vois aujourd’hui monter la marée vers toutes ces professions jadis bien sûres et bien établies et je les entends crier d’ici au secours, que l’eau est froide. Vous savez, cela ne me fait pas plaisir de vous voir aujourd’hui confrontés à ces mêmes problématiques. Le monde était plus simple pour tout le monde quand seuls les créateurs et les indépendants étaient confrontés à ces problématiques – trouver des contrats d’un an à l’autre, apprendre à se placer, savoir promouvoir un projet et le vendre.

Mais vous savez, il m’est vraiment très difficile de ne pas vous rétorquer aujourd’hui : “L’économie change. Le monde change. Vous n’avez qu’à vous adapter. À vous de trouver de nouvelles solutions. Le progrès n’attend pas !”

J’essaie d’être un homme meilleur. Alors je m’abstiens. Parce qu’au-delà de nos cas individuels, nous y perdons tous, je pense. Mais je suis quand même navré de constater à quel point les leçons sont beaucoup plus amères quand c’est directement vous que le progrès concerne, qu’il rend votre façon de travailler obsolète, vous pousse à des bouleversements d’envergure pour ne pas couler, pour juste survivre. Adapt or die. (Motherfucker.) 

Quelque part, nous avons déjà amorcé notre transition, dans les métiers de la création. Nous y travaillons depuis dix à quinze ans. Par nature, nous défrichons, nous explorons. Il va y avoir encore bien des difficultés, mais nous sommes finalement plus en avance que tout le monde sur ce point. Je n’envie pas ceux qui découvrent aujourd’hui ces réalités-là et n’ont pas la disposition pour explorer – tout le monde n’a pas envie de ne pas savoir ce qu’il va faire dans un ou deux ans, ce qui est tout à fait légitime.

Oui, j’essaie d’être un homme meilleur. Alors je m’abstiens d’une disposition d’esprit revancharde sur le monde. Mais, vraiment, il m’est très difficile de ne pas avoir une pensée spéciale pour tous les donneurs de leçons, confortablement tapis derrière leurs écrans, confits dans leur assurance et leur bon droit, avec qui j’ai pu croiser le fer sur ces sujets au fil des ans. Vraiment, il m’est très difficile de ne pas souhaiter avec ferveur que l’Uber de votre secteur vienne frapper à votre porte.

Parce que vous chantiez. Et que, comme nous tous, il va vous falloir danser, maintenant.

2015-08-05T15:45:25+02:00mercredi 5 août 2015|Humeurs aqueuses|8 Commentaires

Offre légale et téléchargement : question statistique

smokers_dieSoit l’affirmation suivante, largement relayée et établie par des études a priori solides :

Ceux qui téléchargent le plus sont aussi les plus gros consommateurs de l’offre légale.

Considérons, en premier approche, cette affirmation comme vraie.

Il en vient très fréquemment la conclusion : “Le téléchargement est bon pour l’offre légale.”

Mais j’ai quelques questions :

  • Quelle est la proportion absolue d’offre légale dans ces habitudes de consommation ? Si un gros téléchargeur achète 1% de sa consommation quand un petit n’en achète que 0.90%, 1) nul ne saurait gagner sa vie ainsi 2) la différence est négligeable en volume, donc cela invalide la conclusion précédente.
  • Combien sont les plus gros téléchargeurs ? S’ils achètent au contraire 90% de leur consommation mais ne représentent que 2% de la population, cela invalide la conclusion précédente.
  • A-t-on étudié l’aisance vis–à-vis de la technologie ? Si un gros téléchargeur, de par son aisance vis-à-vis de l’informatique, achète quatre fois sur cinq le contenu qui l’intéresse, mais qu’un petit n’achète qu’une fois sur vingt, cela peut invalider la conclusion précédente.
  • Quid du manque à gagner ? Un créateur (ou une industrie culturelle) peut-il s’installer, apprendre de son public, s’il lui faut produire d’abord à perte avant de dégager le seuil de rentabilité qui lui permettra de vivre ? Cela peut là aussi invalider la conclusion précédente.

Ces questions n’étant pas (forcément) posées dans le but d’obtenir des réponses mais pour marteler la vérité suivante :

Une statistique n’est pas une conclusion : c’est une observation quantifiée.

Toujours penser aux effets voisins, à la sous-représentation, aux conjonctions, d’effets, etc. C’est seulement quand on les a évacués, scientifiquement, que l’on peut alors formuler une conclusion, laquelle n’est pas quantifiée, mais devient toujours qualitative (« en approche raisonnable, je peux probablement – à 95% de confiance, par exemple – considérer que… »).

J’ai une petite histoire édifiante à ce sujet : soit l’article suivant, “Le piratage nuit à l’économie : la preuve en chiffres” publié ici-même en 2010. J’y avançais la conclusion suivante (édifiante, bien sûr) :

L’augmentation phénoménale et terrifiante du stock d’armes nucléaires cumulé sur les États-Unis et l’URSS coïncide avec le développement d’Internet – et donc, des capacités de stockage et du piratage. Comme par hasard, le pic d’armement correspond au moment où l’espace de stockage moyen avoisinait les 650 Mo – soit la taille d’un CD audio ou d’un film en DivX. J’ignore quelle preuve supplémentaire il faut au monde : Internet a non seulement creusé la dette nationale des États-Unis, mais les disques durs sont directement responsables de l’instabilité politique de notre époque.

Une conclusion tout à fait convenable pour un 1er avril. (Pour ceux que ça intéresse, l’article est tout entier basé sur une erreur logique classique, le biais de corrélation : deux phénomènes en évolution conjointe ne sont pas nécessairement reliés de façon causale.)

Quelle n’a pas été ma surprise (et mon effroi) en constatant que cet article a été cité très sérieusement, deux ans plus tard, dans des travaux d’étudiant post-bac en ligne.

Auguste lectorat, tu es fort et vaillant, alors : NE SOIS PAS CES MECS.

2017-01-24T10:53:55+01:00mardi 4 mars 2014|Best Of, Le monde du livre|24 Commentaires

L’État légalise le piratage, mais que le sien, faut pas déconner

Hélas non, ce n’est pas un poisson d’avril ; l’information est tellement saumâtre, tellement absurde, que le monde littéraire s’insurge devant cet abus de pouvoir scandaleux.

Voici le topo. Imaginez que demain, le ministre de l’agriculture vote une loi qui lui permette d’entrer chez vous et de se servir dans votre frigo. Votre seul recours ? Dire “non” quand il aura ouvert la porte et posé la main sur le jambon. Et si vous étiez parti en vacances, ou tout simplement sorti à ce moment-là ? Dommage. Vous êtes fucké (à moins de sauter dans de nouveaux cerceaux administratifs pour récupérer votre bien). Et, en attendant, le frigo est vide.

Cela vous semble dingue ? C’est pourtant ce que vient de voter le gouvernement français avec la loi sur les indisponibles au XXIe siècle, dite ReLIRE. En substance : vous êtes auteur d’un livre devenu indisponible. L’État peut décider de le ressortir, sous forme numérique, de lui-même. On vous rémunère, quand même, mais là n’est pas la question : les conditions sont les mêmes pour tout le monde, pas de négociation possible. Surtout, c’est 50/50 – pour l’auteur… et l’éditeur original, qui a justement laissé le livre devenir indisponible – donc qui s’est désintéressé de son exploitation !

Epic_Facepalm_by_RJTH[1]

Il est normal qu’un livre vive son existence commerciale, puis s’éteigne. Mais le Code la Propriété Intellectuelle dicte justement que les droits peuvent revenir au créateur au bout d’un temps de non-exploitation… pour qu’il décide quoi en faire, justement. On ne les lui vole pas, et on n’en fait pas profiter un partenaire précédent !

Pour s’opposer à cette édition, il faut déterminer – en consultant une base de données qui fait honneur à la longue histoire de l’informatique d’État à la française, c’est-à-dire : au design soviétique tout en pastels administratifs et stable comme la tour de Pise – que votre oeuvre figure au registre, puis remplir un beau formulaire Cerfa pour dire en substance : “mon cher gouvernement chéri, t’es sympa, mais tu peux aller te faire fleurir avec des chardons ».

La manoeuvre est d’une énormité qui confine à la gifle. Il s’agit ni plus ni moins d’une expropriation et même de piratage, puisque nous sommes pieds et poings liés devant cette initiative.

Rappelons que l’auteur est souverain sur son oeuvre ; si on veut l’exploiter, on lui demande son avis. Pas l’inverse. Cette loi crée une exception grave, dont même les Américains, avec le régime du copyright, n’osent pas rêver. Enfin si, Google a bien essayé, mais s’est cassé les dents. Pour ajouter l’outrage au dommage, le même gouvernement français s’est élevé à corps et à cris contre la numérisation de Google Books, justement, prétextant le non-respect du droit d’auteur… pour faire la même chose deux ans plus tard.

Cerise sur le gâteau, la base, probablement vérifiée par des lolcats équipés de moufles, présente des incohérences totales par rapport à la loi. Citons par exemple

Maester_numerisation_oeuvres_indisponibles_snac_BD

Que faire ?

Pour aller plus loin :

Cette vidéo de Mediapart où Benoît Peeters qui résume simplement la situation en quelques minutes

Revolución.

2014-03-05T10:47:43+01:00vendredi 29 mars 2013|Le monde du livre|27 Commentaires

Compte-rendu de l’audition du Droit du Serf par la misson Lescure

artist_freeLe Droit du Serf (page Facebook) est un “collectif de réflexion et d’action créé en octobre 2000 pour faire respecter le droit des auteurs à jouir décemment de leurs œuvres, réactivé fin 2009 pour faire valoir ce droit dans la commercialisation numérique de leurs ouvrages ». La mission dite “Pierre Lescure” portant sur l’exception culturelle réfléchit aux nouveaux modes de diffusion et d’exploitation des oeuvres, dont les conclusions informeront ensuite le législateur.

Le Droit du Serf a rencontré la mission récemment, et a produit un compte-rendu très intéressant de cette rencontre, que je vous propose de découvrir ci-dessous. Le gras est de mon fait ; le texte étant un peu long, pour les personnes pressées, j’ai pris la liberté de souligner les points qui mettent bien en relief les enjeux actuels.

À titre personnel, je suis toutefois beaucoup plus favorable à une contribution prélevée sur les abonnements Internet, ou même payée en sus, pour rémunérer l’exception de copie privée, plutôt qu’une taxe supplémentaire sur la publicité en ligne. Je pense que taxer celle-ci pourrait freiner le développement de l’économie numérique, ce qui n’est pas souhaitable, alors qu’il me semble important que les fournisseurs d’accès, qui ont grandement profité de l’essor du téléchargement illégal, passent à la caisse. Il me semble aussi logique de faire porter le coût de la copie privée (= du téléchargement) sur le consommateur final, qui est celui qui profite des oeuvres pour lesquelles, quand il y a lieu, il ne s’est pas acquitté de la contrepartie financière exigée.

Même si ce n’est pas, il me semble, l’intention du collectif, la solution proposée par le Droit du Serf a toutefois l’intérêt de ne pas faire de cette contribution une “licence a télécharger » dans l’esprit du consommateur en déportant le mécanisme financier loin de lui. Parce que j’entends d’ici les cris d’orfraie de Numerama et autres médias de mauvaise foi si l’on se met à toucher au prix de l’abonnement Internet… Et honnêtement, ce qui compte au point où on en est, c’est que cet argent revienne dans la chaîne culturelle d’une manière ou d’une autre – peu importe comment.

Bref, assez de mon bavardage, voici le compte-rendu.

Audition du collectif par la Mission Culture Acte 2 de l’exception culturelle.

Le collectif était représenté par Sara Doke, Gérard Guéro et Ayerdhal.

La mission était représentée par Pierre Lescure, Juliette Mant et Raphaël Keller.

En préambule, nous avons présenté Le Droit du Serf, en insistant sur la diversité des acteurs du monde du livre qui le composent et les avantages qu’offre cette solidarité multidisciplinaire en matière de réflexion. Puis nous avons rappelé que la filière économique du livre est en France la 1ère des industries culturelles en matière de chiffre d’affaire, alors que, paradoxalement, la situation des créateurs en matière littéraire (auteurs, traducteurs, dessinateurs, etc.) est financièrement la plus précaire de celle de tous les créateurs culturels et artistiques. En effet, avec un revenu moyen avoisinant les 600 € mensuels, les 55 000 auteurs recensés, dont 25 000 publient régulièrement et moins de 1200 gagnent plus que le smic, sont de très loin les acteurs les plus pauvres de toute la chaîne du livre, alors que le fruit de leur travail génère 80 000 emplois salariés dans l’ensemble du secteur.

Nous nous sommes ensuite concentrés sur ce qui concerne spécifiquement la Mission Culture Acte 2 de l’exception culturelle qui, pour mémoire, peut se résumer à « formuler des propositions de dispositifs d’action publique permettant de favoriser le développement des œuvres et des pratiques culturelles numériques et d’assurer l’accès de tous à celles-ci, de soutenir la création et la diversité, de valoriser leurs retombées économiques pour le territoire national, et de lutter contre la contrefaçon commerciale. »

Nous avons ainsi fait valoir que :

– Par l’abaissement conséquent des coûts de fabrication, de stockage, de promotion et de diffusion, la publication numérique des œuvres littéraires offre l’opportunité de rééquilibrer les relations économiques et contractuelles entre les différents acteurs de la chaîne du livre et, conséquemment, celle de valoriser financièrement le travail des auteurs. Il convient donc de trouver un modus vivendi et de prendre des dispositions qui rendent ce rééquilibrage possible, ce que les nouvelles exceptions introduites dans le Code de la propriété intellectuelle mettent en péril puisqu’elles affaiblissent le droit de l’ayant droit moral au profit de celui de l’ayant droit patrimonial. Le discours du Syndicat national de l’édition est sur ce point symptomatique, particulièrement lorsqu’il prétend que la question du support de l’œuvre est seconde pour revendiquer un droit de suite éditorial exclusif sur toutes les formes d’exploitation de l’œuvre.

– Si le numérique permet théoriquement aux auteurs d’améliorer leur situation et leur condition, il génère ses propres écueils dont le seul médiatisé, sous le terme générique et abusif de piratage, est la contrefaçon commerciale. La contrefaçon commerciale ne doit pas être confondue avec la notion de partage, que celui-ci soit légal, donc entre dans le cadre de l’exception de copie privée, ou illégal, c’est-à-dire sortant du cercle de famille ou d’amis proches, même sans contrepartie financière.

Le Droit du Serf se sent très concerné par les dangers que la contrefaçon commerciale fait peser sur la pérennité du métier d’auteur, puisque aucune œuvre culturelle ou artistique ne pèse moins lourd en nombre d’octets qu’un ouvrage littéraire qui, quelle que soit la méthode employée, peut circuler sous forme numérique à une vitesse extraordinaire, sans déperdition de contenu (par rapport aux fichiers audio, visuels ou audiovisuels que l’on est obligé de compresser, donc d’appauvrir, pour faciliter le transfert). Ainsi, techniquement, il ne faut pas plus de temps ni d’espace mémoire pour transférer 1000 romans impeccablement numérisés qu’un seul film mal encodé, or il existe déjà des packs de centaines de titres réunis en un seul répertoire qui circulent sur le web, et ce seront peut-être de véritables bibliothèques qui leur succéderont.

– Le Droit du Serf a aussi une conscience aiguë de l’impossibilité d’empêcher les contrefaçons numériques d’être diffusées sur la toile ou par d’autres voies numériques sans recourir à des lois, à des techniques de surveillance et à des rétorsions tellement coercitives qu’elles s’apparenteraient aux mesures liberticides à laquelle aucune démocratie ne devrait s’abaisser. Le collectif se demande d’ailleurs sur quelle base légitime le partage d’œuvres, qu’il s’agisse d’un don ou d’un prêt, pourrait être légal sous la forme matérielle et illégal sous une forme immatérielle. En outre, puisque la pénalisation du partage ne permettrait pas d’assurer l’accès à tous des œuvres culturelles numériques, il est d’autant plus aberrant d’incriminer le lecteur « fautif » que plusieurs études ont montré que les utilisateurs de contenus illégaux sont aussi les plus gros consommateurs légaux de biens culturels et qu’ils participent pour beaucoup à leur diffusion au sens promotionnel du terme.

Par contre, les services publics doivent lutter aussi efficacement contre la contrefaçon commerciale numérique que contre la contrefaçon commerciale physique, et mettre en place un dispositif juridique qui pénalise fortement la marchandisation illégale des œuvres numériques. En sus de la poursuite des sites qui tirent profit de la contrefaçon, de manière directe (ventes ou abonnements) ou indirecte (revenus publicitaires), ce dispositif permettrait de condamner lourdement les annonceurs qui financent les contrefacteurs par le biais de la publicité, de l’annonce ou de liens vers leurs propres sites. Les amendes ainsi récoltées seraient reversées à une société de gestion qui se chargerait de les répartir aux ayants droit.

– D’une manière plus générale, plutôt qu’instituer une taxation supplémentaire de tous les usagers d’outils numériques ou de tous les clients de fournisseurs d’accès pour contrebalancer l’éventuel manque à gagner des ayants droit provoqué par les échanges numériques non marchands et non « sponsorisés », le Droit du Serf propose de créer une taxe supplémentaire sur la publicité en ligne. Cette taxe serait elle aussi versée à une société de gestion chargée de la répartir aux ayants droit.

– Même si cela sort quelque peu de la problématique propre à la création numérique, l’augmentation régulière des cotisations et des contributions sociales, ainsi que l’apparition plus récente d’une contribution à leur propre formation, le tout pendant que leurs revenus ne cessent de diminuer, participent aussi à la paupérisation des auteurs. Or, puisque les auteurs sont les premiers contributeurs à la culture et à l’éducation de tous les citoyens et que la Mission a pour vocation de soutenir la création, il ne serait pas inconvenant de soumettre les revenus d’auteur à un abattement fiscal supplémentaire plafonné et d’instituer un crédit d’impôt majoré pour les auteurs non-imposables.

– Un pourcentage significatif du prix de vente HT des œuvres tombées dans le domaine public et commercialisées par voie d’édition physique ou de diffusion numérique devrait être versé à une société de gestion qui se chargerait de sa répartition auprès des auteurs en activité.

Le livre numérique ne doit pas être assimilé à une licence d’utilisation (cf. celle des applications logicielles), en l’occurrence de lecture, mais être la propriété de l’acquéreur qui bénéficiera au même titre que l’acquéreur du livre physique de l’exception de copie privée. La différence entre les deux supports consistant dans l’interdiction de revente d’un ouvrage numérique, assimilable à une contrefaçon. Ce, bien que le livre physique soit l’objet d’un commerce d’occasion sur lequel les auteurs ne perçoivent heureusement aucun droit (équivalant par exemple au droit de suite concernant les œuvres graphiques et plastiques de l’Article L122-8 du Code de la propriété intellectuelle).

Dans une deuxième phase, nos interlocuteurs nous ont posé des questions sur les sujets que nous avons abordés pour préciser différents points, notamment pour comprendre pourquoi nous préférons le principe de la société de gestion à celui de la subvention (type CNL) et comment nous envisageons la répartition. Ce qui nous a permis d’expliquer que l’équité de répartition, par opposition à la répartition au chiffre de vente, est la seule garantie que ceux dont la situation est la plus précaire bénéficieront utilement des sommes reversées.

Avant de se quitter, Pierre Lescure a suggéré que Juliette Mant reste en contact avec nous et nous tienne informés de l’avancée des travaux de la Mission, se réservant la possibilité d’une autre rencontre courant février pour approfondir certains points.

En conclusion, nous avons le sentiment d’avoir été écoutés par des gens qui ont une bonne connaissance du sujet, sont sensibles aux problématiques que nous avons abordées et semblent avoir été intéressés par certaines de nos propositions.

2013-01-16T09:01:10+01:00mercredi 16 janvier 2013|Le monde du livre|4 Commentaires

Créer du lien : Geha speaks, TANSTAAFL, Martin speaks too, le cheval vaincra, et de la grandiloquence

SAMSUNGPremier inventaire à la Prévert de l’année, youpi. On va parler un peu plus écriture et édition que d’habitude, parce qu’il s’est passé des trucs.

Tout d’abord, un article à lire chez mon camarade Thomas Geha, qui revient sur son expérience de piratage par la Team Alexandriz et les dons qui ont suivi. Son histoire a été un peu déformée dans les médias çà et là, et il précise de manière salutaire un certain nombre de choses. Ne croyez pas les médias démagos, allez direct à la source : Thomas vous parle.

Information sur Internet encore, autour de la polémique concernant les conditions d’utilisation d’Instagram, cet article vous explique pourquoi vous préférez payer pour un service que l’avoir gratuitement. There Ain’t No Such Things As A Free Lunch, comme le rappelait Heinlein. Et cet article-là vous explique en quoi la prétendue liberté d’expression sur le Net est potentiellement biaisée par le conservatisme de la Silicon Valley. Et c’est pas cool de se faire biaiser.

Quand G.R.R. Martin dit des choses sur l’écriture, on se tait et on écoute : io9 a compilé une liste de citations intéressantes sur son processus de travail.

Maintenant, si vous en voulez davantage, il faudra chercher, et Google années 60 vous aidera. Pas content de ce saut dans le passé ? Ne vous plaignez pas. Si vous voyiez la gueule de Ralph Lauren en 2020… En même temps, rien n’est plus cool qu’un orque, mais tu le savais déjà, auguste lectorat.

Un peu de beauté pour terminer – Mustis, ancien claviériste de Dimmu Borgir, joue une magistrale version acoustique de Progenies of the Great Apocalypse.

2013-01-15T09:23:06+01:00mardi 15 janvier 2013|Juste parce que c'est cool|8 Commentaires

Protection des données, la pomme de discorde des DRM (4)

Nous avons parlé des fonctionnalités, du débat liseuse ou tablette, vient maintenant le choix du fabricant et de la boutique. Or, choisir son modèle de liseuse ou de tablette, il me semble, est étroitement lié à une prise de position que chaque consommateur devrait adopter en son âme et conscience, et c’est pour cela que je ne peux recommander de modèle de précis. Cette prise de position est, j’ai nommé : confort contre ouverture, et c’est le débat des DRM (Digital Rights Management).

Qu’est-ce qu’un DRM ?

Internet a rendu l’échange de données quasi-instantané, le piratage de biens culturels est légion et taille des croupières dans l’économie de la création, entraînant quantité de répercussions néfastes pour la société, en particulier une réduction des prises de risque financiers et donc une contraction de la diversité de l’offre. Pour tenter de contrecarrer cela, les fabricants ont créé les DRM. Ceux-ci sont un excellent cas d’école d’enfer animé de bonnes intentions.

L’intention : faire en sorte que le seul le consommateur ayant légalement acheté un bien culturel puisse en profiter, ce qui va de soi dans le cas d’un support physique (si j’ai acheté un livre, mon voisin ne peut pas le lire en même temps que moi, ou alors nous sommes très très proches sur le canapé et dans ce cas il vaut mieux avoir une bouteille de champagne au frais et Norah Jones en fond sonore). L’enfer : il arrive tristement fréquemment que le consommateur légitime ne puisse tout simplement pas profiter de son achat tant les méthodes de protection sont compliquées ou même dysfonctionnelles (ce qui rend le piratage d’autant plus séduisant : non seulement on ne paie pas, mais ça marche…).

D’autre part, les DRM soulèvent tout un tas de problèmes de consommation débordant sur l’éthique.

  • Si je perds ma liseuse avec mes certificats de lecture dessus, il n’est pas garanti que je puisse re-télécharger mes fichiers sur la nouvelle et les faire fonctionner.
  • Si j’ai besoin du feu vert du fournisseur de contenu pour profiter de ma bibliothèque, que se passe-t-il si celui-ci fait faillite ? Cela signifie-t-il qu’en l’absence de fournisseur pour donner le feu vert, ma bibliothèque restera verrouillée à jamais ?
  • Que se passe-t-il si le fournisseur m’accuse à tort d’avoir violé ses conditions d’utilisation ? Les erreurs arrivent, et je peux me trouver avec un compte bloqué – donc pas d’accès à mes achats – sans moyen de recours. C’est arrivé récemment et les débuts du Kindle ont été rendus célèbres par le retrait des achats de 1984 (en plus !) des liseuses des acheteurs.
  • Quelqu’un, quelque part, sait ce que j’ai acheté, ce que je lis, ce qui est un peu inconfortable. Apple est connu pour appliquer une censure très bien-pensante sur son offre d’applications et de même de couvertures de livres ; censure et littérature vont très mal ensemble. Quis custodiet ipsos custodiet ?

Après, pour être juste, il convient d’ajouter deux points :

  • Si les DRM sont bien faits, ils sont transparents pour le consommateur et l’association à un compte nominatif permet de retrouver toute sa bibliothèque sans problème sur les terminaux compatibles, et de récupérer les fichiers si l’un d’eux est volé. J’ai testé chez Amazon, et ça marche très bien.
  • Un DRM, ça se, ahem, contourne. ATTENTION JUDGE DREDD a dit la loi c’est lui mais surtout contourner une mesure de protection est illégal et entraîner des amendes peines de prison poursuites à la Starsky et Hutch amputation des doigts de pied descente en enfer. Mais c’est possible de le faire si l’on n’a pas confiance envers le fournisseur de contenu. Un mot cependant : c’est contraignant, compliqué, et un pis-aller, car, pour 1 consommateur qui déplombe ses livres, 99 ne le font pas. Si vous êtes farouchement anti-DRM, acheter chez un fabricant qui s’en sert puis déverrouiller le contenu ensuite est contradictoire, car vous donnez quand même votre argent – et approuvez – ce mode de protection des données.

Ceci étant dit, nous pouvons arriver au choix de la machine. Et là, deux écoles s’affrontent, lesquelles découlent directement, à mon sens, de votre attitude vis-à-vis des DRM.

Un choix philosophique

Soit vous achetez la liseuse (ou la tablette) d’un fabricant possédant sa boutique en ligne. En gros, un iPad (Apple), un Kindle (Amazon), une Kobo (Fnac). Ces appareils sont souvent bon marché (sauf Apple, mais les zélotes d’Apple tirent une incompréhensible fierté du fait d’acheter plus cher), parce que derrière, implicitement, vous vous « enchaînez » à la boutique de ce fabricant, dont l’accès est facile et immédiat depuis votre terminal. On peut le voir comme un avantage (l’achat est d’une facilité déconcertante, testé chez Amazon), ou une restriction (et si je veux lire autre chose ?). Bien sûr, ces appareils « propriétaires » peuvent lire d’autres formats, comme le PDF ou le .doc mais l’achat chez un commerçant sera toujours plus facile en allant sur la boutique pour laquelle l’appareil est prévu. (Mentionnons le Kindle qui est curieusement incapable de lire nativement l’ePub, pourtant le format standard de livrels libres…)

Sinon, vous achetez une liseuse « autre » (Sony en fait d’excellentes). Celle-ci sera compatible et généralement optimisée pour les formats libres, mais vous risquez (à moins de déplomber les fichiers – ce qui est MAL, ne le faites pas OU VOUS BRÛLEREZ EN ENFER) d’avoir pas mal de soucis quand il s’agira d’acheter chez les commerçants qui verrouillent leurs fichiers avec des formats propriétaires (Amazon et Apple). Heureusement, de plus en plus de libraires indépendants proposent des solutions différentes et de plus en plus d’éditeurs travaillent avec eux en plus des géants de la grande distribution.

Maintenant que tout cela est dit, comment choisir ? Ce sera la conclusion pour demain. Quant à toi, auguste lectorat, quelle est ton attitude vis-à-vis des DRM ? Mal nécessaire, avantage pratique, Grand Satan à brûler sur l’autel de l’EFF ? 

2012-12-17T09:01:04+01:00lundi 17 décembre 2012|Geekeries|15 Commentaires

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