De l’écriture à la patinoire

Reçu cette question récemment :

J’ai fini la lecture de votre livre, il m’est d’une précieuse aide pour tenter d’écrire. C’était drôle et bien expliqué, merci, vraiment. […] je souhaitais aussi vous posez une question dont je n’ai pas trouvé la réponse, ni sur votre site, ni sur internet. 

Est-ce qu’on peut écrire une partie un point de vue en narration externe aligné strict à un temps de narration présent (car je trouve que ça colle avec mon perso mais j’ai cru comprendre que c’était moins usité/conseillé quand on débute) et repasser à un temps de narration au passé plus classique pour les autres points de vue? 

Ou faut-il le même temps de narration pour tous et faire un choix?

Déjà, merci beaucoup pour Comment écrire de la fiction ; ravi que cela ait pu être utile – et drôle (mon but était : avec toutes les empoignades autour de la technique d’écriture, si vous n’êtes pas d’accord avec moi, au moins, je vous aurai fait glousser bêtement).

Excellente question et, pour celle-ci et en fait plein d’autres, il me faut faire un détour par l’improvisation théâtrale.

L’impro a été formalisée au tournant des années 80 par un petit groupe d’expérimentateur·irces sur cette forme nouvelle, dont un certain Robert Gravel, qui a documenté et écrit deux courts bouquins sur le sujet (avec Jean-Marc Lavergne, sobrement intitulés Impro I et Impro II). Et à un moment, il parle de la patinoire et de sa codification.

L’impro, dans sa forme codifiée au Québec, ne se pratique pas sur une scène, mais une patinoire, laquelle est directement inspirée de la patinoire du hockey sur glace, un muret d’un mètre de haut environ qui entoure la zone de jeu :

On pourrait penser que parce que, haha, c’est des Québecois, ils ont fait un truc en lien avec le hockey, regardez comme c’est drôle. Sauf que peut-être, mais pas seulement. Gravel explique (de mémoire) que la patinoire a un effet particulier sur la discipline. Elle coupe la silhouette du joueur en deux, ce qui le réduit presque à une marionette grotesque, et c’est le cas en effet si la personne ne donne pas tout à son jeu : la patinoire ajoute une difficulté supplémentaire qui pardonne peu. En revanche, avec quelqu’un qui se consacre intégralement à son jeu, qui a à la fois les bonnes idées et la compétence théâtrale, la patinoire disparaît totalement et n’a plus aucune importance.

Soit : la contrainte aiguise le danger de la discipline chez ceux et celles qui n’ont pas la compétence et/ou l’engagement dans leur jeu. Mais quand la magie opère, la contrainte est transcendée.

J’imagine que vous voyez où je veux en venir. Un chapitre de Comment écrire de la fiction ? s’intitule « Tout est possible, tant que c’est bien fait ». C’est la réponse à la question posée comme à la situation de la patinoire : sortir des codes, ajouter une contrainte inhabituelle (un muret d’un mètre de haut, un changement de temps de narration ou – c’est souvent la question analogue – un changement de focalisation dans le choral, passer du « il/elle » au « je »), c’est courir le risque de « briser le rêve de la fiction » cher à John Gardner. C’est s’ajouter une occasion supplémentaire de se prendre les pieds dans le tapis et d’avoir l’air d’une marionnette grotesque ; que l’artifice révèle l’artificialité.

Mais si ça marche, bon dieu, ça marche, et la contrainte devient sublimée, le jeu / l’œuvre s’appuient dessus et la transforment en force, la transcendent au lieu d’être limités par elle.

Tout est possible tant que c’est bien fait.

De manière générale, je pense, à ce titre, qu’il faut faire confiance à son sentiment, son envie, ses tripes. Si la forme que tout cela dicte est inhabituelle, inusitée, peu importe, c’est la forme qu’il faut. Il est toujours possible de voir ensuite si c’est pertinent / si la contrainte est transcendée. Et si ce n’est pas le cas, de corriger en fonction ; car, contrairement à l’impro, l’écriture n’est pas un art de représentation. On a une infinité de chances d’y arriver du premier coup.

2024-06-24T02:42:48+02:00lundi 24 juin 2024|Best Of, Technique d'écriture|2 Commentaires

Vous écrivez dans des apps en ligne à vos risques et périls

Un peu plus tôt cette année, une autrice a relaté une mésaventure assez glacante : ses livres en cours d’écriture et de bêta-lecture avaient été signalés comme « inappropriés » par Google Docs, la rendant incapable de partager ses documents dans son cercle.

Au risque de rabâcher, vos créations figurent parmi les choses les plus précieuses de votre existence. Elles sont beaucoup trop importantes pour être confiées à un service en ligne, en tout cas qui ne soient pas chiffré de bout en bout. K. Renee écrit de la romance épicée, déclenchant probablement la méfiance du robot, qui ignore la destination des publics, la nuance, la différence entre fiction et réalité. Je reçois toujours de loin en loin des proposition de test d’application d’écriture, mais si la chose est en ligne, c’est une disqualification directe.

Je veux pouvoir écrire ce que je veux, avec les maladresses, biais, bêtises, errances, érotismes, et même potentiellement déviances qui président à la recherche artistique sans craindre un regard sur l’épaule. (Je veux pouvoir écrire hors ligne, aussi.) L’écriture n’est pas un art de représentation : la phase de correction vient juger et parfaire ce qui doit l’être après coup, après que les erreurs ont été commises. Et tout cela se fait en local, ou chiffré dans le cas d’une synchro via le cloud ; ne pas le faire, comme le montre la mésaventure de K. Renee, pose un risque certes faible, mais toujours présent – et désastreux s’il se déclenche.

Car, comme le dit l’adage : le cloud n’existe pas. C’est juste l’ordinateur de quelqu’un d’autre.

2024-05-28T16:38:23+02:00mardi 28 mai 2024|Best Of, Technique d'écriture|1 Commentaire

La combinatoire des « Intelligences Artificielles » et la création artistique humaine n’ont rien à voir (et il faut arrêter avec ça)

Les grands modèles de langage (LLMs), appelés communément Intelligences Artificielles, véhiculent évidemment un certain nombre de fantasmes (récemment, dans la série de télé-réalité The Circle, l’un des « candidats » était en fait une IA – et je trouve vertigineux d’être seulement en train d’écrire cette phrase tranquillou bilou), mais aussi de notions qu’on va poliment appeler des conneries, véhiculées par des techbros et reprises aveuglément par des nigauds, que désamorcer prendra(it) plusieurs articles, et si j’ai le courage j’irai, mais pour l’instant, aujourd’hui :

Cette idée répandue que, au bout du compte, la création artistique humaine n’aurait rien de spécial, car l’inspiration venue des œuvres rencontrées au cours de la vie et les entrants d’un modèle de langage sont finalement de même nature : la recombinatoire.

Fucking bullshit.

D’abord, un rappel extrêmement rapide de la manière dont fonctionne un LLM : après avoir été nourri d’une colossale quantité de textes, le modèle apprend statistiquement à enchaîner les mots selon des probabilités correspondant à ce qu’il a vu dans son dataset. Par exemple, après un sujet tend à venir un verbe, puis tend à venir un complément (je schématise). La question qu’on pose au modèle, plus le contexte éventuel qu’on lui donne (le prompt) va pondérer le modèle de manière à orienter sa réponse de façon cohérente avec la demande de l’utilisateur·ice. Il ne s’agit pas d’écrire quelque chose de vrai, mais quelque chose qui soit statistiquement vraisemblable dans le contexte donné (d’où les hallucinations et inventions).

De façon fondamentale, il fait de la combinatoire à partir de ce qu’il a reçu, un peu à la manière de « La bibliothèque de Babel » de Borges. Il ne peut rien sortir qu’il ne lui ait été entré.

De ce fonctionnement, les techbros assènent qu’au final, la création artistique est identique : un humain reçoit un certain nombre d’inspirations dans sa vie, il est exposé à des œuvres, et recompose la sienne à partir de ce qui est venu avant lui. C’est la vieille idée (tout aussi fallacieuse, tout cas dans son application étroite, mais un seul combat à la fois) que « tout est remix ». Donc, la création humaine n’a rien d’original, les LLMs feront aussi bien, et l’activité créatrice en soi n’est pas originale non plus. (Venez greffer par-dessus le discours ahurissant que les créateur·ices sont des « privilégiés » et vous avez le tableau complet de la bêtise technique tonneau 2024.)

Again, fucking bullshit, et voici pourquoi.

Les gens ne recrachent pas, ni ne recombinent les entrants, ils les métabolisent. Ils les évaluent en permanence et les digèrent à l’aune de leur propre vie, et c’est ce regard qui préside à la composition d’une création. Et c’est ça qui compte. Même si l’on prend l’approche la plus réductionniste du cerveau et de l’existence (un point de vue bien triste, mais admettons ici), en postulant que nous fonctionnons exactement comme des LLMs (notre vision se construit strictement sur des entrants, sans réflexion intrinsèque, ce qui est sans aucun doute faux), nous avons une vie entière où puiser. Les LLM n’ont rien de cela. Nous vivons constamment des expériences, à chaque instant, qui nous nourrissent consciemment et inconsciemment, qui interagissent avec nos ambitions, rêves, peines et traumas – avec notre chair même –, ce qui alimente notre point de vue et, au final, se retrouve injecté dans notre travail, en partie à notre insu, d’ailleurs – et diffracté, en outre, par le prisme d’un autre personnage dans le cas de la fiction.

Tout ça, ça s’appelle bêtement vivre.

Parce que, ce qui compte dans une œuvre, ce n’est pas l’idée, c’est l’exécution. Prenez l’intrigue la plus vieille du monde – « le garçon rencontre la fille, la fille meurt » – et vous faites Tristan et Yseult jusqu’à West Side Story ainsi que les variations inverses comme Titanic. Personne n’achète une idée. Les idées, tout le monde s’en fout. C’est l’exécution sincère et personnelle d’une idée qui compose une œuvre. Et elle est nécessairement unique car elle s’enracine dans la personnalité du créateur·ice1, et donc elle est nécessairement originale.

Comme on dit dans l’écriture : « peut-être que tout a déjà été écrit, mais pas par toi. » Dans la création, c’est la réelle chose qui compte. C’est cette personnalité du regard qui va toucher le public. Malgré les aspects fondamentaux communs de l’expérience humaine, personne n’a la même vie, personne n’a le même regard. (On en parle tout le temps dans Procrastination.)

Plus un film est japonais, plus il est universel.

Akira Kurosawa

Par contraste, les LLMs ne peuvent recomposer que ce qu’on leur donne, sans recul, sans introspection, sans expérience – sans cœur.

Donc, réveillez-moi quand on leur filera un corps faillible et qu’il traverseront deuils, ruptures, vieillissement, euphories, extases, plaisirs à l’échelle d’une existence entière, et que cela informe leur vision2. Mais dans l’intervalle, ça n’a bon dieu de rien à voir et faut arrêter avec ces conneries.

Bref. Si l’aspect technique vous intéresse, je pose au passage cette vidéo de Bertrand Serlet (ancien VP d’Apple), assez ardue mais qui entre dans le détail technique du fonctionnement des LLMs, et qui montre la fondamentale différence avec l’expérience humaine.

  1. Soit dit en passant, c’est l’un des piliers philosophiques du droit d’auteur à l’Européenne, qui remonte à Kant et sa théorie de la personnalité.
  2. Soit, au rythme où vont les choses, quelque part comme le 25 septembre prochain, j’imagine.
2024-04-26T18:08:28+02:00lundi 6 mai 2024|Best Of, Humeurs aqueuses, Technique d'écriture|Commentaires fermés sur La combinatoire des « Intelligences Artificielles » et la création artistique humaine n’ont rien à voir (et il faut arrêter avec ça)

De l’usage des tirets d’incise comme marque de rythme

Tout récemment reçu ceci, ce qui fait extrêmement plaisir, pas seulement pour les bouquins mais parce que quelqu’un s’en est rendu compte, et aime :

En lisant Port d’âmes (que j’ai adoré!) et Comment écrire de la fiction (un vrai phare dans la purée de pois de l’écriture de mon roman) j’ai remarqué que tu utilises régulièrement des tirets en fin de phrase – un peu comme pour préciser la pensée mais sans faire une autre phrase. C’est la première fois que je remarque cette façon de procéder et elle me plaît beaucoup. Seulement, j’ai quelque difficulté à tirer de mes observations une règle claire d’utilisation (même si j’imagine qu’il n’existe pas de règle précise à ce sujet).

A l’occasion d’un article de blog, pourrais-tu expliquer comment tu procèdes? Comment fais-tu le choix de mettre, ou pas, des tirets en fin de phrase? D’où tires-tu cet usage?

Absolument. (Au cas où, pour voir ce dont il est question, voici un petit bout de Port d’Âmes).

Effectivement, il ne me semble pas que ce soit tellement courant en français. Pour ma part, très clairement : j’ai piqué ça à l’anglais, où c’est très répandu. En anglais, l’usage du point-virgule en narration est un petit peu plus rare qu’en français ; on tend à employer à la place un tiret, ce qui déborde sur un effet plus vaste de coupure. Ce genre de truc est ultra fréquent :

He turned around – and there she was.

Or, en français, on utilise le tiret principalement pour l’incise. Juste au-dessus du passage précédent, on trouve ça :

Qui est là l’usage « strict » du tiret d’incise en français, fonctionnant par paires, un peu comme des parenthèses, et formant une proposition isolée du reste du texte1.

Sauf que ça se complique. En français, le deuxième tiret d’incise est omis s’il se trouve en fin de phrase ou de proposition ; pour être clair, on l’omet s’il est suivi d’un point-virgule, point d’exclamation ou d’interrogation. En toute rigueur (et nonobstant les erreurs typographiques que ça représente), les extraits précédents pourraient s’écrire de la sorte :

On ne venait pas à la Cité franche sans raison – fût-ce seulement le souhait de se perdre –.

Une femme seule – en fuite, peut-être ? –.

C’est absolument faux mais vous voyez l’idée. La phrase se termine-t-elle parce que le second tiret est absorbé par le point ? Ou bien s’agit-il d’une rupture à l’anglaise ?

Aha. Qui sait ? Ce n’est pas à moi de vous le dire. Et c’est une grande partie du truc.

Je joue volontairement sur un mélange entre les conventions des deux langues dans mon propre travail. En français, le tiret marque conventionnellement une rupture forte – presque davantage que le point-virgule. (See ? I did it again.) Mais en l’employant avec la libéralité de l’anglais, je m’arroge un marqueur de rythme supplémentaire et différent ; l’effet d’un changement soudain de direction, et pourtant dans la continuité de ce qui précède (le tiret d’incise marque à la fois une précision et une coupure puisqu’on insère autre chose dans le flux linéaire de la phrase). Je m’offre littéralement un signe typographique supplémentaire aux règles relativement floues (puisque partiellement importées d’ailleurs), m’octroyant donc de la liberté, qui peut tantôt marquer une coupure sémantique plus nette que le point-virgule, une rupture pour un effet de théâtre – et bim ! –, tantôt au contraire une précision finalement douce dans le flux du texte – un peu comme ici en revanche.

Ça a en plus un intérêt fondamental dans ce métier : l’effet repose partiellement sur l’interprétation du lecteur·ice, ce qui le pousse à l’investir et donc à s’approprier / habite le récit. Ce qui est le cœur de toute narration.

Et surtout, et c’est ma raison première d’en faire usage, cela crée une illusion de superposition, de recoupement. Je cause dans Comment écrire de la fiction ? du problème que représente le tesseract de la fiction (en deux mots, la littérature est une forme strictement linéaire – on lit toujours phrase à phrase – alors que le théâtre de la fiction est multidimensionnel – sensorium, action – et une des grandes difficultés de notre art consiste à « compresser » cette multidimensionnalité dans la linéarité du langage). Le tiret me permet une « tricherie » – une illusion, certes, mais on en retire l’impression d’une bousculade, que les parties de la phrase se superposent en partie parce que le tiret induit en principe une retenue pour une respiration.

Reprenez l’exemple anglais :

He turned around – and there she was.

Il se retourne, avec une intention initiale – quand soudain, tiret ! Changement. Préparation subtile d’une microseconde, retenue du souffle, on sait qu’autre chose se prépare mais pas encore quoi ; le personnage le sent peut-être déjà intuitivement, du coin du regard, mais pas encore, et d’un coup – il la voit. (Remarquez comme je l’ai refait ici, en plus étalé.) Surprise, glissement, mais le souffle peut reprendre ; cet espace génère (à ma sensibilité en tout cas) une superposition mentale des deux parties de la phrase et contribue énormément à déployer la multidimensionnalité du théâtre mental de la littérature.

Un peu cet effet-là si on essayait de se la jouer Maison des feuilles.

En tout cas, c’est mon ressenti, alors c’est ce que je fais.

Y a-t-il des règles ? Pas vraiment que je sache. À partir du moment où l’on fait bien la part des choses entre le véritable tiret d’incise français et cette espèce de tiret de rythme, auquel cas pour ma part j’importe les règles de l’anglais, où cela se comporte plus ou moins comme un gros point-virgule2. Je plaisante souvent en disant que les auteur·ices ne font pas de faute de français, ils font progresser la langue ; le premier qui refuse qu’on s’octroie d’être un peu créatif avec la typo d’une manière non-intrusive pour se donner un outil supplémentaire puissant et évocateur, je l’assomme avec l’intégrale de Danielewski.

Et il est donc très important de préciser qu’on est d’accord que je ne prétends pas avoir inventé ça, ni avoir été le premier à l’importer ainsi. On trouve des citations qui en font usage partout dans la littérature française. Mais je trouve intéressant qu’une brève recherche ne fasse pas du tout apparaître cet usage dans les sites grand public du français en France, alors qu’il est cité systématiquement dans tous les sites québécois (lequel est au contact quotidien de l’anglais), y compris les moins techniques. (Voici par exemple ici, et .) (Faudrait que je fouille dans mon Grévisse, mais il est actuellement dans un carton à 17000 km.)

Il faudrait enfin parler du tiret de fin de phrase ou de paragraphe, qui représente clairement un emprunt visuel à une typographie très moderne, dans le but de marquer une rupture immédiate, une destruction de phrase pour marquer la surprise, l’ébahissement ou l’horreur – quand le point d’exclamation ne suffit pas, parce qu’il permet de terminer la pensée ! Alors que là… ça monte… que va-t-il se passer ? Et, d’un coup – 

Je repose mon cas.

  1. Et d’ailleurs, dans le premier extrait, a-t-on affaire à deux phrases interrompues ou à une seule grosse incise ? À vous de voir.
  2. Sachant que la typographie anglaise n’impose pas d’espace avant les signes doubles au contraire du français – words flow like this; as, they do, here –, je me demande si cet usage du tiret n’a pas émergé d’un besoin de marquer une coupure visuelle plus nette par rapport à la virgule, alors qu’en français, l’espace insécable marque plus clairement la différence ; on le constate juste ici.
2024-04-20T10:08:12+02:00mercredi 24 avril 2024|Best Of, Technique d'écriture|2 Commentaires

Comment relayer automatiquement vos articles sur Bluesky

J’adore Bluesky. Vraiment. C’est tout ce qu’un réseau « social » aurait dû offrir depuis le jour maudit où ils sont apparus sur Terre. Dégager les fâcheux est merveilleusement simple et radical, la vue chronologique empêche toute course à l’engagement, au like, au post viral, et s’il ne se passe rien, il ne se passe rien. C’est Twitter quand c’était rigolo, avec l’esprit des débuts du Net, et une modération efficace entre les mains de l’utilisateur·ice. Pour mémoire, c’est ouvert à tout le monde depuis quelque temps.

Un seul défaut : la jeunesse du réseau implique qu’il est difficile d’y automatiser en particulier le relais de ses articles ou des nouvelles de son site. Le protocole le permet en théorie, mais pour l’instant, je n’ai trouvé aucun plugin WordPress qui fonctionne. J’ai un temps fonctionné avec un service docker tournant sur mon Synology, mais la fiabilité était trop aléatoire à mon goût.

Mais j’ai enfin une solution qui marche : le service DLVR.it. C’est un genre d’IFTTT ou de Zapier limité aux réseaux. Dans les faits :

  • Vous récupérez l’adresse du flux RSS de votre site ;
  • Vous générez un mot de passe spécifique pour application dans l’interface de Bluesky ;
  • Vous dites à DLVR.it de relayer l’un à l’autre.

C’est tout simple, ça fonctionne, c’est gratuit, et on peut même raisonnablement personnaliser l’aperçu des liens. Je n’ai pas d’affiliation sur ce coup-là, je suis juste heureux de partager, parce que, encore une fois, Bluesky, c’est vachement bien.

➡️ DLVR.it

2024-02-26T07:23:59+01:00mercredi 28 février 2024|Best Of, Lifehacking|Commentaires fermés sur Comment relayer automatiquement vos articles sur Bluesky

L’Alphasmart, ancienne alternative low-tech aux Freewrite

J’attends toujours une réponse satisfaisante du support technique d’Astrohaus concernant leur changement de disposition clavier non documenté sur les Freewrite, et ça s’annonce mal (le premier retour prétend que c’est dans les notes de version – non – et évacue totalement la question. Avant de les incendier ici en cas de fin de non-recevoir, je vais insister).

Dans l’intervalle, auguste lectorat, si tu es intéressé par le concept d’une machine à écrire sans distraction, je porte à ta connaissance l’existence des Alphasmart (à ne pas confondre avec l’Alpha, de la même compagnie qui fabrique les Freewrite, et a racheté la marque déposée). La compagnie a coulé dans les années 2000, mais on trouve encore quantité de leurs machines sur eBay entre 60 et 150€ selon le modèle et l’état. (Soit, bien sûr, une fraction du prix d’une Freewrite.)

Plus basique que cette machine, tu meurs : c’est un clavier relié à un écran LCD de quelques lignes. Aucune connexion au nuage, aucune manière d’expédier les documents de façon moderne : on transfère les textes en la branchant en USB sur un ordinateur, en ouvrant un traitement de texte, et en pressant le bouton Send. La machine retape alors l’intégralité du travail tel un clavier automatique. C’est littéralement l’orgue de barbarie du traitement de texte, mais ça assure leur compatibilité avec les machines d’aujourd’hui (et du futur). Enfin, les piles qui l’alimentent fonctionnent apparemment pendant des mois et elles sont bâties comme des tanks.

Le problème, pour un utilisateur francophone, c’est que les Alphasmart ne peuvent pas se passer en clavier AZERTY (il semble exister des manipulations ésotériques en ligne, mais ça me semble très peu documenté). Néanmoins, quantité d’anglophones ne jurent que par l’Alphasmart, qui forme une alternative excellent marché aux Freewrite. Il faut juste accepter d’apprendre le QWERTY (ou le DVORAK). Je sais, c’est pas idéal.

Mais bon, contrairement aux Freewrite, on ne risque pas de changer la disposition du clavier ni ajouter un service d’abonnement d’un seul coup, hein ?

2024-01-29T01:22:41+01:00lundi 29 janvier 2024|Best Of, Technique d'écriture|Commentaires fermés sur L’Alphasmart, ancienne alternative low-tech aux Freewrite

Building a Second Brain / The PARA Method : j’ai une tour Eiffel à vous vendre, et ça transformera votre vie

Parlons de Tiago Forte.

Tiago Forte écrit des livres, donne des conférences, et possède depuis des années un cabinet de consulting florissant sur la productivité et le knowledge management, cette discipline en pleine explosion avec laquelle je vous ai forcément bassiné de loin en loin (et même ailleurs) où il s’agit, non plus d’organiser ses tâches et ses actions (la révolution GTD a bientôt 25 ans) mais de gérer l’autre versant, la connaissance. Si vous vous intéressez un peu au domaine, c’est impossible de ne pas avoir entendu parler de Tiago Forte, conférencier, YouTuber, vendu comme expert mondial et très suivi par (en général) des cadres moyens à supérieurs désespérés de donner un peu d’ordre à leur vie dingue.

Hélas, pour ma part, j’ai des choses méchantes à dire sur Tiago Forte, et notamment ses deux livres, Building a Second Brain et The PARA Method. D’habitude, j’évite de dire des choses méchantes. Mais Forte est tellement connu et, surtout, je vois tellement de gens essayer de suivre ses principes pour ordonnancer leur vie qu’il faut donc parler de lui, et autrement que dans la chambre d’écho considérable qui s’est construite autour de ses enseignements.

Parce que, si votre travail est un tant soit peu créatif (et c’est de ça dont on parle ici), vous ne devez pas lire ni écouter Tiago Forte.

Building a Second Brain

Building a Second Brain se propose d’être le GTD de la connaissance, un livre avec autant d’écho que cet auguste précurseur (d’après son interview avec Nick Milo dans How I Think) ; il promet une méthode « prouvée » pour parvenir à organiser ses notes et débloquer sa créativité.

Sur ce point, le livre remplit sa promesse : il y a bien une méthode. Sauf que c’est, à mon humble avis, la pire des choses à faire pour stimuler sa créativité, laquelle passe avant tout, attention roulement de tambour, par la pensée.

Forte organise principalement sa méthode autour de deux axes :

  1. Surlignez tout ce qui vous intéresse, puis passez vos notes en revue si elles sont pertinentes, jusqu’à les distiller en vos propres mots. Sinon, ça n’est pas grave, les outils numériques vous permettront de retrouver l’info, même si elle a été oubliée / perdue.
  2. Pensez en termes de livrables (c’est-à-dire, en termes de produits à fournir).

Le premier axe part d’une bonne intention (on pourrait croire, superficiellement, à une application du Zettelkasten), mais prône en réalité des habitudes qui sont mortelles pour l’intelligence et la compréhension. Forte ne met pas l’emphase sur la distillation active de ses propres notes, mais sur la capture et la récupération du contenu. J’explique : tout processus d’idéation s’enracine dans une réflexion active potentiellement appuyée par du matériel extérieur. Mettons qu’on souhaite écrire une histoire : que le processus soit conscientisé (architectes) ou non (jardiniers), l’on va prendre une succession de décisions narratives personnelles formant autant de reflets du monde, mêlant le vécu personnel à une possible recherche documentaire.

Forte semble prêcher la même chose avec son acronyme « CODE » (Capture, Organize, Distill, Express) mais place une emphase absolue sur la capture de matériel extérieur à l’exclusion de l’esprit critique. Pour le dire plus clairement, la méthode Forte est la suivante : capturez toutes les infos qui vous intéressent ou peuvent se relier à vos projets, une fois dans vos notes, vous les aurez sous la main pour les ressortir au moment opportun. Forte ne le dit pas en ces termes, mais cela à revient à, en gros : vous aurez du matos, lequel, on s’en fout. Garbage in, garbage out.

Cette approche favorise tout ce qui va mal avec l’inconscient collectif de nos jours tel qu’incarné par les réseaux. Elle met l’emphase :

  • Sur l’anecdotique, le « factoïde » marquant, la citation qui rend bien ;
  • La capture sans évaluation et l’absence de recul.

Ça donne des démos très impressionnantes sur YouTube où quelqu’un peut produire un rapport qui semble en surface extrêmement documenté en s’appuyant sur ses « notes », mais pioche des informations sans discrimination un peu partout pour donner une apparence d’argumentaire. En gros, Building a Second Brain vous apprend à faire un travail de super-perroquet pour un public ignare.

Il est cependant capital de noter une chose : dans une atmosphère de grande entreprise saturée de rapports à rendre, d’indices à suivre, de paperasse et de réunions à la con, il est effectivement souvent demandé par des ignares un travail de perroquet. Si vous êtes un super-perroquet, vous vous facilitez grandement la vie, plus encore si tout ce que vous demande est « un rapport », pas « un bon rapport » pour cocher quelque case mystérieuse dans quelque logiciel lovecraftien de gestion de projet. Automatiser dans ce cas les tâches idiotes n’est pas une mauvaise idée pour se libérer du temps pour des vraies tâches intelligentes. Mais on est d’accord que ça n’est pas une fin en soi.

Et surtout, on est d’accord que tout véritable travail artistique insuffle l’unicité du regard individuel au monde, comme proposé plus haut, et que cela passe par la case méditation / rumination / distillation sur laquelle Forte passe un temps criminellement bref (alors que ce devrait être l’essence du travail – le reste, franchement, représente une structure secondaire). Un temps, pour tout dire, qui semble ajouté à la hâte dans l’ouvrage pour répondre précisément aux critiques telles que celle-ci, et pour coller un vague vernis de Zettelkasten en mode « vous avez vu, j’en ai parlé », mais clairement, ça ne l’intéresse pas.

Le second axe, penser en termes de livrables, trouve davantage de bien-fondé (en particulier dans le domaine de l’entreprise), mais représente une pente glissante dans le domaine artistique. Même si je suis fan du « Real artists ship » de Steve Jobs, il existe une différence fondamentale (et vitale) entre intention et finalité dans un projet artistique. L’artisan·e se soucie de processus et de cheminement avant de résultat. Je le rabâche dans Procrastination, comme le dit la Bhagavad-Gita en substance, « on peut prétendre au labeur, pas aux fruits du labeur ». Bien sûr que l’on crée en vue d’obtenir quelque chose, mais la finalité est le produit du cheminement, lequel émerge au cours de sa propre découverte et dicte ses propre règles. Dans le domaine artistique, le cheminement est la fin, et par cette approche, on engendre un livrable – mais pas l’inverse.

Penser en termes de finalité est un sûr moyen de penser en termes de réception, de succès, de renommée, des concepts sur lesquels 1) Aucun de nous n’a de prise et 2) Ne devraient en aucun cas influencer le processus créatif. Par essence, un·e créatif·ve se nourrit de l’inattendu, de la promenade dans des espaces imprévus, qui font naître l’envie ; fondamentalement, donc, en-dehors du livrable. Forte en parle, mais ça n’est clairement pas son focus. Sauf que pour quelqu’un qui crée, c’est une part cruciale de la respiration.

En définitive, Building a Second Brain ne devrait intéresser que les personnes dont les entreprises n’ont pas encore découvert ChatGPT et qui n’ont pas découvert ChatGPT elles-mêmes non plus. Ce livre n’est ni GTD, ni Deep Work, n’en déplaise aux grandes aspirations de son auteur. C’est un ensemble de principes déjà daté qui pouvait faire sensation en 2010 et qui peuvent seulement encore fonctionner des rouages corporate encrassés de longue date.

Ça ne vous apprendra pas à organiser vos notes pour écrire. Ça vous donnera au contraire de mauvais réflexes.

The PARA Method

Building a Second Brain peut avoir ses usages, et si j’en dis beaucoup de mal, le livre est honnête : il promet une méthode spécifique, certes à mon avis délétère, mais l’ouvrage couvre son sujet généreusement et avec exhaustivité.

Par comparaison, The PARA Method est une putain de honte. Voici tout le contenu du livre : faites quatre dossiers (Projects, Areas of Responsibility, Resources, Archives) pour vos données numériques et placez les contenus dans ces sous-dossiers en fonction ; conservez la même organisation partout.

Voilàààààà.

C’est un post de blog (en libre accès) étiré jusqu’à la déraison, bourré d’autopersuasion (imaginez que vous être sur un nuage de sucre candi où la méthode elle est trop bien. Alors, vous avez vu comme la méthode elle est trop bien ?) et qui se débine en une absurdité qui vous donne envie de bouffer votre liseuse (alors en fait, P.A.R.A. c’est bien, mais vous pouvez prendre n’importe quelle autre organisation au final avec les lettres que vous voulez, c’est à vous de voir et c’est ça qui est fantastique. OK, mais est-ce que tu te foutrais pas un peu de ma gueule ?)

Et bien sûr, par son orientation systémique vers le livrable, The PARA Method pose le même problème que présenté plus haut pour une vie créative.

Que lire à la place ?

Forte est un exemple emblématique de son propre travail : à coups de citations bien calibrées, de références prestigieuses, de marketing auto-entretenu et sur la base d’une bonne observation du problème auquel il s’efforce de répondre, il a élaboré un produit dont un examen superficiel conclut à la pertinence, mais qui n’a strictement rien de l’universalité prétendue et nuit à l’esprit critique comme à la créativité. Je suis très virulent envers lui parce que je vois constamment, sur les forums en lien avec le PKM, ceux d’Obsidian, etc. de pauvres hères qui appellent à l’aide pour implémenter les « outils » de Forte genre PARA comme si passer du temps à implémenter ces couillonnades allait magiquement se traduire en clarté.

Non. Tu vas juste bouger des trucs dans des dossiers, et ça ne marchera éventuellement que si tu es toi-même consultant, comme Forte.

Ma voix dissidente ne fera guère de mal à son business model, mais si vous, ici, vous pouvez éviter d’en passer par là, vous gagnerez du temps si vous cherchez un cadre pour écrire. Hélas, seul un travail diligent, un effort appliqué, vous permettra d’acquérir la clarté dont vous avez besoin. Il n’y a pas de raccourci pour ça, et de toute façon, si vous en voulez un et que vous imaginez que ChatGPT pourra écrire vos romans à votre place, vous manquez tout l’intérêt et, justement, la vraie finalité de l’écriture. Je répète : c’est le processus qui est engendre la finalité.

Du coup, que lire et que suivre ? Déjà, j’insiste, se rappeler qu’il n’y a pas de raccourci pour la pensée et que même, c’est tout le but du truc. La compréhension et l’originalité se construisent sur la durée et par la diligence ; surligner trois phrases vous donnera peut-être l’illusion d’être intelligent et si vous le faites plus vite que le voisin, il vous croira plus intelligent que lui, mais un super-perroquet reste un perroquet (voir à ce sujet The Collector’s Fallacy).

Si l’on veut construire et étayer sa compréhension sur la durée, et générer par l’absorption et la rumination du monde une pensée réellement personnelle et créative, on aura tout intérêt à plutôt lire / suivre / regarder :

  • Nick Milo, dont la formation Linking your Thinking (payante) et les vidéos (gratuites) sont excellentes et grand public. Point de départ recommandé.
  • How to Take Smart Notes, de Sönke Ahrens. Le bouquin est un peu fouillis, un peu délayé, et les conseils techniques sont maigres, mais l’état d’esprit qu’il prône est cent fois meilleur que celui de Forte.
  • Le fantastique site Zettelkasten.de, qui représente probablement la vision la plus « orthodoxe » (et universitaire) de l’approche par notes reliées.
  • Curtis McHale, notamment ses vidéos et sa newsletter (dont un numéro récent a d’ailleurs inspiré cet article, en voyant que je n’étais finalement pas le seul à ne pas adhérer au travail de Forte. McHale est en revanche beaucoup plus diplomate que moi, mais il a des enfants, lui, donc il ne peut pas dire putain dans un article).
  • Les vidéos et articles de Bryan Jenks, qui sont toutefois très techniques.
  • Et mon humble série Geekriture sur ActuSF, si je puis.
2023-12-11T05:18:13+01:00lundi 11 décembre 2023|Best Of, Lifehacking|Commentaires fermés sur Building a Second Brain / The PARA Method : j’ai une tour Eiffel à vous vendre, et ça transformera votre vie

Le conflit narratif n’est finalement pas un triste commentaire sur notre espèce (peut-être)

Et ces traces, un jour, un autre être affligé,
Voguant sur l’Océan solennel de la vie,
Pauvre frère en misère, et seul et naufragé,
En les voyant, Peut-être aura plus d’énergie.

« Le Psaume de la Vie », Henri Wadsworth Longfellow, trad. Sir Tollemache Sinclair

Je crois fondamentalement que toute histoire est conflit narratif, et que tout conflit narratif est histoire ; je donne des ribambelles d’ateliers sur le sujet et appréhender cette notion m’a ouvert des horizons de subtilité comme d’efficacité narrative. En résumant très vite, un récit narratif dramatise le traitement d’une volonté se frottant à des résistances ; ce qui est le conflit. Il n’est pas nécessairement frontal (Iron Man contre Thanos), au contraire, c’est quand il est ambigu qu’il ouvre toute la richesse de la psychologie humaine (Emma Bovary frottant son idéalisme aux basses réalités du monde matériel). Le conflit alimente la tension et les enjeux ; il nourrit l’intérêt ; il donne aux personnages l’occasion d’exprimer leur vérité ; il accroît la longévité, amplifie le champ de conscience, est vital au voyage spatial.

Un aspect m’a longtemps gêné cependant, et ce fut l’occasion d’en discuter sur le forum Elbakin.net : le conflit m’a paru comme une triste observation sur l’espèce humaine – on aspire plutôt à une existence sans conflit, quand on en est plutôt friand dans nos histoires. Serait-ce à dire que notre espèce reste fondamentalement animée par un goût voyeuriste de l’adversité, sorte de Schadenfreude jouissif tandis qu’on voit Frodon saigner des oreilles sur la route du Mordor, puisque, comme le dit l’adage, « les gens heureux n’ont pas d’histoire » (sous-entendu : qui vaille la peine d’être racontée) ? Sommes-nous fondamentalement vilains, des animaux excités par la vue du sang et réjouis que ça ne soit pas le nôtre ?

Je l’ai un peu cru, jusqu’à recoller cette observation sur la narration avec cette vérité fondamentale de l’existence : « La vie n’est que peine, ceux qui vous disent le contraire essaient de vous vendre quelque chose. » Ou, de façon un brin plus élégante dans les mots de G. K. Chesterton : le rôle des contes de fées consiste à expliquer aux enfants que les monstres peuvent être vaincus.

La soif pour le conflit en narration ne relève pas du Schadenfreude, du voyeurisme, mais au contraire de l’humanité. La deuxième loi de Sanderson formule que les limitations sont plus intéressantes que les pouvoirs car ce sont les limitations qui fournissent les occasions narratives par le conflit ; elles les fournissent, dans un contexte magique, supernaturel, car elles nous ramènent à la réalité fondamentale de notre humanité, soit que la vie peut être difficile le lundi. Et, ce faisant, la narration nous offre un accompagnement, un soutien, une grille de lecture, une réassurance quant à ces difficultés de la vie. On s’intéresse à Superman parce que la kryptonite le rend vulnérable, soit : humain ; non pas parce qu’il en bave et que c’est bien fait pour sa tronche de Kryptonien surpuissant, mais parce que cette fragilité le rapproche de nous, et que sa manière d’affronter cette adversité peut, par voie de conséquence, nous inspirer à notre tour. C’est là que les histoires sont formidables.

En d’autres termes extrêmement simples, le conflit narratif se situe à l’opposé diamétral du Schadenfreude : c’est au contraire un vecteur fondamental de compréhension, d’éveil de fraternité entre les événements fictifs dépeints et ceux nécessairement contrastés de notre vie. Le traitement du conflit – quelle qu’en soit la résolution, heureuse ou non – est un appel à l’empathie et à la réflexion, puisque l’on recompose nécessairement les événements d’un récit à travers le prisme de notre propre sensibilité, de notre propre théâtre mental et donc, à terme : des résistances inévitables de notre propre vie esseulées.

C’est tellement simple, j’ai tellement l’impression d’enfoncer des portes ouvertes que j’ai presque honte d’écrire ça à 45 ans, mais hé, comme c’est une conversation que l’on a de loin en loin, je me dis, je pose ça là, et de toute façon, tout le monde aura oublié quand Elon Musk aura défoncé le siège de Disney avec un Cybertruck pour montrer qu’il est indestructible. Lui-même, pas le Cybertruck.

2023-12-04T07:22:55+01:00jeudi 7 décembre 2023|Best Of, Technique d'écriture|3 Commentaires

Ça sent la fin pour World of Warcraft (du syndrome Dragon Ball Z)

Je ne joue plus à WoW depuis environ 2009 (j’ai publié mon premier roman en 2010, coïncidence ? je ne crois pas) mais je garde une tendresse spéciale qui ne peut être due qu’à un syndrome de Stockholm avancé en repensant au farm des feux élémentaires pour les potions de résistance nécessaires pour Molten Core, surtout quand je constate que mon cerveau a totalement effacé la géographie d’Azeroth que je connaissais pourtant autrefois mieux que le topologie de ma propre rue, de la même façon que j’ai oublié comment diagonaliser une matrice au lendemain des concours d’école d’ingénieur. Tendresse, donc, et (merci Topa pour l’info), Blizzard prépare la dixième extension de WoW, intitulée The War Within, première d’une trilogie formant une seule et même saga.

Si vous ne suivez pas le lore de WoW, c’est un joyeux foutoir à base de voyages interplanétaires et interplanaires où, dans les dernières additions, on combat même la mort (car même la mort peut mourir, disait l’autre), et d’ailleurs, les orcs ne sont pas des méchants, mais en réalité des extraterrestres (je suis sérieux). Dernièrement, il semble qu’on apprenne que les planètes sont en réalité des titans (ouais, bon, des dieux) en devenir et le dieu méchant (Sargeras) veut tuer la planète, une idée qui me rappelle un peu perso les réacteurs Mako de FF7 mais bon, c’est compliqué d’inventer un grand concept qui puisse se prêter à du loot épique. J’ai l’air chafouin comme ça mais pas du tout : j’ai une sincère affection pour le lore de WoW justement parce qu’il part dans tous les sens et il est réellement difficile de menacer la planète tous les ans pour intéresser les joueurs à la prochaine chasse à l’arme violette. Et puis, allez résumer trente ans de background en un seul paragraphe. Donnez-moi une cassure.

Bref. Sargeras, c’est le grand méchant de l’univers depuis littéralement le début, et on entre comme qui dirait dans l’échelle épique, à ce stade : quand on commence à péter des planètes entières, on s’approche dangereusement d’une inflation des enjeux que j’appelle personnellement le syndrome Dragon Ball Z. Lequel est caractérisé par une démesure tellement exponentielle de la puissance des personnages et/ou des enjeux qu’ils en deviennent paradoxalement abstraits, risquant un dangereux désengagement du lecteur ou spectateur. Pour le dire autrement : quand on commence à dézinguer des planètes, on n’a plus beaucoup de marge de progression à part dézinguer des systèmes solaires, puis des galaxies, puis on entre dans les délires des multivers et là, l’exemple des super-héros nous montre bien qu’on commence à coincer et que, pour le dire poliment, ça devient du gros nawak dont on se bat les gonades.

Pourquoi les films et comics de super-héros reviennent-ils toujours à l’origin story et nous la remixent-ils cent douze fois plutôt que de remixer l’arc où la version Vega-9000 d’Iron Man en ascension céleste a sauvé trois univers parallèles ? Parce qu’en imaginaire, nous avons besoin de deux dimensions potentiellement opposées : les enjeux, que nous tendons à vouloir cosmiques (on écrit de l’univers aussi pour pouvoir péter des planètes, hein) et l’attachement aux personnages, qui s’appuie à l’inverse sur l’intime. Et l’on n’est jamais aussi bon que quand on arrive à relier l’un à l’autre, ce qui passe souvent par l’implication de l’intime dans la destruction desdites planètes, mais ça n’est pas toujours facile à naviguer.

Les développeurs de WoW ont déclaré en toutes lettres que non, ça n’était pas la fin du jeu, qu’ils avaient encore dix extensions en stock, et je veux bien les croire en termes de gameplay, tout comme il leur est bien évidemment impossible de déclarer quoi que ce soit d’autre, que ce soit pour l’implication des joueurs dans le jeu que pour la valeur des actions d’Activision-Blizzard. Mais quand même, je suis forcé de m’interroger : après avoir vaincu littéralement la mort et peut-être flingué Sargeras, la cause première de Tout Ce Qui Déconne™ dans cet univers, où la narration pourra-t-elle bien aller ? Qu’est-ce qu’on peut bien faire après ? Personnellement, je trouverais intéressant de varier les plaisirs et de revenir à quelque chose de plus intime, mais je ne crois pas un seul instant que la fanbase s’intéresse à WoW : Mon Petit Commerce De Proximité™ après avoir probablement tué Sargeras à coup de tétralaser multimagique dans un Goldorak spatial alimenté par trois Naaru, le sacrifice de Sylvanas Coursevent et l’esprit d’Arthas Menethil revenu une énième fois pour un cameo.

Qu’est-ce qu’on retire de ça ? Un bouquin n’est pas un jeu vidéo et dans un jeu, le lore est secondaire au gameplay ; les délires multiplanaires n’ont pas dérangé D&D et Magic: the Gathering supporte visiblement les hybridations les plus invraisemblables.

Je n’ai pas joué à Magic depuis le lycée, mais j’ai un énorme man crush sur David Tennant, et je suis faible

Un roman ou un série, en revanche, n’ont que leur histoire, duh. Et du coup, on en retient une leçon pour nous : l’importance des enjeux n’est pas directement corrélée à leur envergure. Ce qui compte, c’est leur importance pour les personnages. Et c’est avant tout là que l’on peut mettre à profit narrativement l’une des plus vieilles stratégies de survie du monde animal : l’empathie pour nos semblables, qui véhicule alors le sentiment, laquelle entraîne l’implication.

2023-11-13T07:17:43+01:00lundi 13 novembre 2023|Best Of, Technique d'écriture|9 Commentaires

Entrez dans ma cave

Approchez, approchez ! Petits et grands, venez, approchez et contemplez le cirque tragicomique d’une vie d’accumulation en partie due à un trouble obsessionnel compulsif ! Cela, et aussi le fait que, toute ma vie, j’ai eu la possibilité de déménager soit dans un logement plus grand, soit avec une plus grande cave, me permettant de conserver perpétuellement des cartons dont le contenu m’était devenu aussi mystérieux que l’inconscient d’un des premiers patients de Sigmund Freud.

Bref : j’ai déménagé au bout du monde. Et chaque mètre cube coûtant là en revanche une tranche de rein, il m’a fallu opérer un tri drastique, l’occasion également de retrouver quelques merveilles crues oubliées, de la documentation et du matériel accumulés en des époques aux mœurs différentes, et même, quelques fragments de passé étrangement prescients.

Approchez, approchez, et entrez dans un voyage dans le temps personnel et vain ! Mais précieux, car c’est le mien !

La technologie, c’est plus ce que c’était (ou bien si ?)

Regardez ! Regardez comme on se guidait et s’orientait en cet âge de pierre où l’on utilisait encore du papier pour, par exemple, rédiger sa liste de courses – comme des animaux ! Et regardez, y a des prix en francs !

Le plus étrange est que Momox m’a proposé de les racheter 1€ pièce. Il doit exister une secte collectionneuse de vieilles cartes, à la recherche du DaVinci code dans les souterrains du port des Minimes.

Mais, fantastique, ces plans recèlent également d’absolues splendeurs promouvant la technologie du futur : le téléphone en mobilité, grâce à ce fleuron qu’est… la cabine ! Avec des télécartes !

Internet étant d’ailleurs la technologie en plein essor du moment, à laquelle on peut accéder à la vitesse étourdissante de sa ligne téléphonique grâce à un modem qui, comble du raffinement, fait aussi Minitel ! Le meilleur des mondes ! Extraordinaire : ordinateur éteint, recevez et stockez vos fax ! Inclut la version complète de Netscape Navigator 3 ! Je suis étourdi.

Mais qu’allait-on bien pouvoir faire avec tout ça ? Il fallait bien de l’espace pour stocker les données récupérées à très haute vitesse sur les autoroutes de l’information. Heureusement, tout pouvait être réglé avec l’essor des disques durs externes. 20 gigaoctets ! Oh là là, avec tout ça, je pouvais bien stocker l’intégralité de ma musique la graver en mp3 à destination de mon baladeur CD.

(J’ai la tête qui tourne en considérant que ma GoPro stocke aujourd’hui cinquante fois d’espace sur une carte SD plus petite que l’ongle de mon petit doigt.)

C’est marrant (ou pas) de voir qu’en 2004, au-delà de cette nouveauté brûlante qu’est Windows XP, on testait déjà des systèmes de visioconférence. En grand écran s’il vous plaît.

Bon, on arrête les conneries.

Parce que j’ai quand même du vrai joli vintage d’origine. Non mais.

Heureusement, à l’époque, je savais tout de l’avenir. Ou pas. Le bouquin a accumulé les années tandis que je remettais perpétuellement sa lecture.

Oups.

Bizarrement, celui-là, Momox n’en a pas voulu.

Le grand carousel de mon passé chevelu

Ah, mais, auguste lectorat ! Chers grands et petits visiteurs ! Le cirque n’est pas complet tant que je ne vous ouvre pas, dans toute sa touchante vulnérabilité, l’amusement de mon propre vintage, que nous ne soufflons pas ensemble la poussière d’une vie stockée à la cave dans les diverses ramifications qu’elle a pu prendre pour terminer en méandres tantôt vivaces, tantôt asséchés.

Amusons-nous déjà que quarante ans plus tard, on puisse retrouver ceci :

QUARANTE ANS BORDEL

Alors hein, avec vos carnets de correspondance digitaux, là, je me MARRE, vous ne pourrez jamais retrouver vos PDF à la cave AHAHAH

Bon heu, bref

Je sais évidemment que j’avais toujours voulu être biologiste marin, je blague régulièrement que je voulais être commandant Cousteau mais que la place était déjà prise, en revanche, visiblement, j’avais vraiment écrit à la fondation dans un probable moment de désenchantement quant à une future orientation professionnelle, et figurez-vous que ces gens répondaient vraiment, avec de la vraie doc attachée, et que là quand même, c’est limite une mission de salut public.

Je vous dirais que retrouver ça m’a ému un brin. Y figurait le centre de recherches de La Rochelle où, sept ans plus tard (en 2000), je me retrouvais en stage de fin d’études.

Reprenons. Plus tard, j’étais donc en prépa maths sup bio, et comme un livre c’est sacré et que ça ne se jette pas, ça se vend ou se donne, on se trouve bien emmerdé quant on est écrivain professionnel et qu’on retrouve à sa cave ce genre de chose :

Nan parce que j’ai bien regardé, ça n’a rien d’un traité sur la typographie, hein, c’est plein de symboles cabalistiques que j’ai compris jadis mais qui aujourd’hui ne m’évoquent que le Necronomicon, donc dans le doute, j’ai préféré remiser ça avec mes ouvrages sur les espaces non-euclidiens (vous l’avez ? Subtil. Je suis fier.)

Il y a aussi des trucs qui énervent et consternent. Dans ma documentation papier de l’époque (assez conséquente – bon dieu, que l’invention du PDF a été une bénédiction pour les forêts), j’ai retrouvé des machins du genre :

Il en faut encore, vingt ans plus tard, pour contester et chouiner, alors que CNN, donc un média fort obscur, disait déjà que le changement climatique était « évident ». Qui aurait pu croire le débat scellé à l’époque, hein ?

Dans les mêmes eaux, visiblement, mes copies de français de prépa avaient déjà tracé ma future carrière d’écrivain. Si La Succession des Âges est à la bourre, ne cherchez plus, ma prof de français m’avait déjà cerné en 1998 :

Vous remarquerez l’exercice de haut vol qui consiste à pouvoir diluer un résumé. Et ça, c’est la marque des plus grands, parfaitement.

Mais heureusement, j’allais devenir étudiant ensuite, et WAOUH J’AI CARRÉMENT VINGT ANS, roulement de tambour chers petits et grands, préparez-vous à la tronche correspondante, on ne rigole pas, ou du moins pas assez fort pour que je vous entende depuis l’Australie :

Le joyau de l’exposition

Chers amis ! Petits et grands ! Il est temps pour moi à présent de vous révéler le joyau de cette exposition, la splendeur suprême qui, lors de ma redécouverte, m’a plongé dans un ahurissement si abyssal qu’il m’a fallu l’évacuer d’un rire si vaste que ma voisine a tapé sur son plafond avec un manche à balai.

Mes amis ! Replacez-vous il y a trente ans, dans un contexte innocent, bien avant la démocratisation d’Internet et l’inévitable explosion de mauvais esprit, de débauche (et carrément de criminalité) qu’il a charrié dans son sillage. Fut un temps, mes amis, où pour le grand public, les mots s’employaient juste à leur premier degré, sans sous-entendu gras ni arrière-pensée choquée !

C’est de ce temps-là que je vous parle ; un temps où, lors de mon adolescence, je fus très engagé pour la cause animale et notamment contre l’expérimentation en laboratoire et la vivisection ; j’ai redécouvert que j’étais membre d’une association militante à ce sujet pendant deux-trois ans. Association qui, donc défendait et aimait les animaux, c’était la plus stricte vérité d’un point de vue, disons… étymologique.

Association qui publiait régulièrement son journal, dont le titre… 

euh… 

eh bien… 

… disons qu’on ne choisirait plus le même aujourd’hui, hein ?

Je vous le donne en mille.

Je ne m’en remettrai jamais.

(Ah mais c’est l’ex-« jeunesse zoophile » ! Donc tout va bien !)

Au secours.

(Pour la petite histoire, une recherche rapide montre que ladite association a cessé ses activités en 1998 après vingt ans d’exercice !)

2023-07-24T09:10:53+02:00lundi 24 juillet 2023|Best Of, Expériences en temps réel|14 Commentaires
Aller en haut